Kaddish pour une strophe perdue dans le texte

Dans la joie de rester là,
à lire Ginsberg dans le texte,
devant le bureau de papiers amoncelés & de passer le regard par la fenêtre triste,
à songer à son Kaddish,
il est certain qu’il vaut mieux lire que sortir,
déchirement pourtant,
marcher enclenche le mouvement même par lequel la lecture trouve son chemin,
rester là à gamberger,
à Ginsberg et au reste,
c’est-à-dire à rien ou à si peu aux yeux de ce monde,
à ne pas savoir comment le dire ou le faire.

Capitale essentielle mais détrônée,
Paris est la face désolée de nos solitudes mortifiées,
somnolant tout l’après-midi dans l’humidité de l’appartement,
lisant Ginsberg au demeurant,
tout contre la fenêtre ruisselante de pluie,
en prononçant les phrases dans un éclat de voix,
d’y puiser l’essence des mots,
je crus que je n’avais plus le choix & que ma vie s’arrêterait là,
dans une sorte de peine que personne,
mais que d’aucuns,
ressentent cette confusion en écho.

Soupirant par deux fois,
un spasme me serra le cœur,
j’avais oublié quelle était l’heure,
je ne voulais même plus penser à l’heure,
qu’elle puisse encore vouloir signifier quelque chose,
au moment où j’émergeais ainsi des mots,
j’en vis pourtant les chiffres qui clignotaient,
sur le poste-radio.

Je pensais à toi tout le temps,
puis je réussis à t’oublier un peu,
au fil des ans,
tu ne comptais pas tant,
bien que tu m’obsédais étrangement,
tu me recouvrais comme une ombre,
avant de comprendre que tu faisais partie de moi,
sous cette forme étrange qu’est le langage,
j’ai compris que tu étais ma voix qui sortait par mes mains,
une voix qui me revenait de loin.

Les gens courraient en criant quelque chose,
mais rien qui ne se saisit depuis ici,
dans le vacarme du monde enseveli,
je souhaitais en finir,
il y avait un trou noir comme un point d’origine béant,
tout y disparaissait,
après avoir pris la forme définitive d’une destruction,
complète & inévitable.

Le ciel était rouge et le sol bleu,
mon corps traversait les âges d’une vie antérieure,
près d’un bateau-ivre sur le rivage,
nous partions pour Mars dans le coeur,
la tête éteinte sur Terre,
je n’avais aucun regret d’être,
aucun regret,
de partir ailleurs.

J’émettais de petits bruits comme ceux d’un rongeur,
peut-être la ville nous fait-elle devenir rat,
je dessinais des carrés d’une main & des cercles de l’autre,
sans parvenir à m’arrêter,
de ces « AhOuais » et autres « FuckYou » variés,
soupirs de rat jusqu’à émirat,
peut-être n’y a-t-il qu’un pas,
même si l’Orient n’existe plus,
de n’avoir déjà jamais existé là-bas.

Comme un appel dans le blanc,
espoir d’un oubli total,
personne ne pourra jamais savoir qui l’on est,
même si l’on a été,
seuls les livres le savent,
car même Homère Dante Shakespeare & Cervantès,
en tant qu’ils ont été & ne sont plus,
ne reste que leurs œuvres,
plus grandes que n’importe quoi,
que l’on ait à vivre ou pas.

Crucifier de mots affûtés,
les croyants de la fausse croyance,
des leurres mensongers,
aux mensonges éhontés,
pour ce qu’ils commettent au nom de,
en détruisant autrui plutôt qu’eux,
le long d’une route qui mènerait directement-là,
au bord d’un immense nulle part,
qui indiquerait où est l’enfer,
et qu’ils représentent si bien sur Terre,
ayant omis que seule compte la foi dans la liberté d’être,
de la pensée absolue.

En descendant vers le sud,
l’air était plus chaud,
senteurs douceur équilibre & consistance,
d’un temps suspendu dans les pensées,
il y a soixante dix ans,
tu avais dû ressentir la même chose,
tu te tenais sans doute sur un quai lointain,
en attendant d’embarquer,
vers ces Indes ancestrales qui n’existaient pas encore,
d’exister depuis toujours ailleurs.

Quelle est cette vie qu’on dit humaine & qui s’écoule,
dans l’encre et le sang de nos suppliques orgueilleuses,
de ce gâchis de nos vies réduites aux acquêts,
de ce quotidien hacké,
la radio émet un son toujours fade,
on finit par ne plus rien entendre,
sinon ces horreurs banales qui donnent une tonalité feinte,
et qui sont de plus en plus insoutenables,
à devenir à ce point invariables,
on pense ainsi à tout laisser sur place,
pour juste s’en aller comme on est venu.

Ne l’ai-je pas connu jadis en le rencontrant dans la rue,
je me pose encore la question des décennies après,
parfois j’oublie ou renie,
qu’il s’agit de quelqu’un qui avait quelque chose à voir avec moi,
comme un étranger, un passant, un inconnu,
qui seulement en tant qu’autre,
n’était personne d’autre,
que mon père,
& je ne le savais toujours pas.

La magie de l’instant,
c’est d’être là perdu au milieu de tous,
à la recherche de soi au fond de nous,
comme un mot au milieu d’une longue phrase très longue,
comme cette strophe perdue dans le texte,
comme un livre parmi les livres,
& finir par remarquer,
celui qui compte un jour,
sinon pour toujours.

Que faire quand on naît ici plutôt que là-bas,
apprendre à parler au moins la langue,
au cas où l’on pourrait partir & y vivre,
pourquoi pas,
pourquoi ne le fais-je donc pas,
l’impossibilité inexplicable est pour moi immense,
parler cette langue comme cette impossibilité,
ce qu’il faut donc avant toute chose,
c’est sans doute apprendre à vivre,
dans cette langue impossible comme une possibilité,
encore accessible malgré tout.

Nous sommes plutôt fichus,
mais pas encore assez pour avoir la clairvoyance,
de n’écouter plus que tout,
rien que tout ce que sont les mots,
il faudrait ainsi reprendre tout à zéro,
& je recommencerais dans le plaisir,
de ne jamais en finir.

Cendrars Pasolini & Hemingway pour la prospective,
Bataille Jabès & Chardonne pour les limites,
Goethe, Emerson & Woolf pour l’illumination,
Blanchot Sebald & Ponge pour la conscience,
Guyotat Soseki & Pynchon pour l’hébétude,
Ellis, Bolaño & Kerouac, pour une certaine aptitude à atteindre la « vraie » vie,
sans omettre Ducasse,
dans ce terrible défi de synesthésie,
qui se décarcasse à lier nos deux vies,
à travers ce secret que je cherche,
tout contenu dans ses Poésies.

Un matin, j’ai pris la tangente,
comme une surprise,
le soleil se levait,
les rues reluisaient d’éclats,
il suffit d’avoir chaud d’avoir faim d’être enfin prêt,
& l’écriture se déroule simultanément,
d’avoir tout fait valdinguer ici,
pour partir là-bas,
sur le continent de tous les possibles,
entre les vagues, la sueur et les parfums enfouis,
l’écriture arraisonne la vie.

J’ai happé de l’air frais,
en fermant les yeux,
pleins de stries & des points de couleurs,
j’ai griffonné un mot,
cela me parut vraiment étrange,
sur le tarmac d’un avion en partance,
d’être déjà là-bas alors que je n’avais vécu qu’ici.

Acquiesçant à celui qui se tait,
mais ne refusant pas de le lui dire,
qu’il pouvait me le répéter,
je ne le dirai moi-même jamais assez,
que je ne parlais pas cette langue,
que cette langue m’était étrangère,
comme cet autre qui ne peut jamais l’exprimer,
en ne cessant de le répéter.

De la grande fenêtre,
en haut du gratte-ciel dans les cieux,
il y avait l’espace entier et l’horizon qui s’offraient,
comme une image de la vie qui m’attendait,
pourtant, en passant, les années refusent ce que l’on aimerait,
d’une frontière entre l’espace imaginé et la réalité,
il n’y avait qu’une illusion,
& quelques vers d’Alphonse Allais dans un cahier,
sans doute une de ces divagations conformes,
de ceux qui nous font croire en leur hypocrisie,
que tout continuera comme par le passé,
comme ils le pensent satisfaits,
dans l’orgueil forgé de leur préjugés,
mais toujours rangée disent-ils,
cette vie qu’ils prétendent savoir,
comment manoeuvrer.

Envie de dévisser la Terre de son socle,
pour la balancer par terre,
où elle devrait reconnaître son sol,
plus bas que terre,
j’ai marché longuement et même plus,
pour oublier que je ne traversais pas qu’un désert,
mais ces affres de l’enfer,
familiales sociales & terriennes,
qui hélas ne s’effacent,
qu’en finissant par les briser par terre aussi,
et leur préférer un autre paradis,
dans les mots,
un autre purgatoire,
que ces limites de nos vies.

Sans dormir,
on attend le soir,
& bientôt les autres jours du matin au soir,
impatients d’en finir,
avec l’obscénité de cette vie qu’on nous refourgue,
j’ai ainsi pensé à la mort après la vie,
dans un autre monde,
sur un autre continent,
qui m’attend dorénavant avec l’âge avançant.

Je me souviens des inepties qu’on nous enseignait,
sachant déjà qu’il ne s’agissait que d’une parole autorisée,
au nom d’une société dite civilisée,
elle n’en était que plus néantisée,
à l’ère des vantardises en réseaux,
qui ne sont rien d’autre que honte glorifiée,
prête à tout emporter à la ligne,
qu’on estime par absence de soi,
justification autorisée,
dans cet état larmoyant,
revers de nos amertumes concupiscentes.

D’autres temps sont passés,
on parlait ainsi de révolution,
on parlait pour ne rien dire,
de ce rien qui est devenu planétaire,
sans que rien ne change vraiment,
on s’emmerde pareil sinon que ce ne sera jamais pire,
cependant qu’on me dit qu’il en a toujours été ainsi,
tu es donc encore parti,
je me le répète toujours en m’endormant,
quand le matin je me réveille ici,
plutôt que là-bas où nous étions.

Tout est ensoleillé et gris,
tu es mort dans la nuit,
une nuit d’été qui ne faisait que démarrer,
il suffit de se dire,
d’un passage à l’autre,
qu’il eût fallu n’être que soi,
naître ailleurs,
et que la vie eût été autre,
le monde différent,
mais quoi ?
qui aurait été toi,
sans être pour autant ce père-là,
ce matin tu n’es donc plus,
cependant ne l’as-tu jamais été,
sinon plus encore que jamais.

Je t’avais écrit jadis un long poème,
mais je ne m’en souviens pas,
de toi mon père je n’avais rien à dire,
et du poème aucun souvenir,
encore que d’un mot que tu avais toi-même prononcé,
en le lisant tout en riant,
et de nous en ce temps-là,
bien que d’un air sérieux,
tu avais libéré cette peur à tout jamais,
en moi.

Texte © Caroline Hoctan – Illustrations © DR
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