En 2017, la disparition de mon roman Opera Palas (Alexipharmaque, 2017) me fit prendre conscience de ma propre finitude d’homme. Je vécus alors un retournement de la conscience, une révolution intérieure qui m’ouvrit à une voie apophatique de la perception du monde et de sa transmutation épochale en cours. J’ai depuis compris que ce renversement de perspective avait été déclenché par l’écriture romanesque elle-même : la disparition du roman étant en quelque sorte une métaphore de cette voie apophatique qui s’était ouverte en moi.
Apophatique vient du grec apophasis qui signifie « négation ». L’apophase théologique ne conçoit Dieu qu’en niant tout prédicat qui lui serait attribué. Appliquée au domaine politique, cette voie apophatique de la théologie, m’a dévoilé une autre vision de l’anarchie. Dans son étymologie même, le mot « anarchie » provient d’une modalité apophatique du langage : anarkhia – composé du préfixe privatif an, « sans », et archè. L’anarchie, c’est l’absence d’archè. Archè signifie non seulement le principe originel du commencement des choses, mais aussi le chef, celui qui possède l’autorité, le principe de commandement. L’archè est à la fois le principe qui commence, et celui qui commande. Mais le principe de commandement, n’ayant aucun précédent, puisqu’il se trouve au commencement, son pouvoir est de fait transcendant, souverain et absolu. Par le non-acte apophatique anarchiste, l’espèce humaine, rendue à son étant donné, se soustrait à toute transcendance de l’être, s’émancipant de tout logos totalitaire.
Dans le mythe de Prométhée, paradigmatique de la civilisation technologique occidentale, Bernard Stiegler n’a pas perçu que la faute d’Épiméthée résidait dans l’impossibilité de prédiquer l’humain (le prédicat est la propriété qui est conférée au sujet par la copule). N’attribuer aucune qualité à l’homme est un acte apophatique qui s’interdit tout jugement sur le sujet, un acte de réduction phénoménologique de type husserlien. L’humain sans prédicat n’est pas un homme sans qualité, il jouit d’une présence a-subjective au monde, qui est le fondement de l’être-là anarchiste. Parce que les dieux ont toujours occulté l’homme, nous n’avons jamais su qui nous étions, notre nature nous est demeurée cachée. Aussi, à la question « Qu’est-ce que l’homme? », nous ne pouvons répondre qu’en disant ce qu’il n’est pas. En quoi l’espèce humaine se différencierait-elle des autres espèces ? La réponse s’impose aujourd’hui à nous a posteriori : l’humanité seule, parmi toutes les espèces vivantes, s’est appropriée la nature.
Le grec épochê, signifie parenthèse, et ce livre – En quête d’une gnose anarchiste (Contrelittérature, 2023) – est une parenthèse entre l’œuvre romanesque disparue, qui devrait bientôt réapparaître dans une version nouvelle, et l’ouvrage qui, après cette quête, devra advenir. Ce livre est une mise entre parenthèses de toutes les croyances idéologiques, politiques, religieuses ou artistiques, auxquelles nous ont assignés les archès de la domination. La tentative romanesque d’Opera Palas consistait à se défaire du moi social représenté par l’auteur. Mais ce moi mondain, extérieur, faisceau des rôles tenus dans la vie factice, n’a rien à voir avec le moi authentique qui est l’objet véritable de la quête : un moi, en provenance de la conscience du retournement, qui s’entend comme le seul mot qui ne puisse résonner en dehors de moi, un mot dont je suis l’unique propriétaire et qui me confronte au plus intime de moi-même, puisqu’il ne se prononce qu’en dedans de moi. Nier cet espace intérieur où le moi se prononce, c’est faire le jeu de l’ennemi, des expropriateurs de l’âme, de l’extime transhumaniste de l’apocalypse de notre temps. Michel Maffesoli, dans sa préface, ne s’y est pas trompé quand il dit que ma quête est une apocalypse :
Il s’agit d’une apocalypse, sans prendre ce terme en un sens péjoratif, comme le rappelle l’auteur, citant un penseur des plus judicieux : Jacob Taubes. Étymologiquement, elle désigne la « révélation » de ce qui est en train de naître !
En effet, l’apocalypse est essentiellement révolutionnaire, puisqu’elle contient et unit en soi une puissance destructrice des figures de l’autorité et une puissance créatrice des figures de la liberté. Dans ce livre, j’utilise « gnose » au sens étymologique du grec gnosis, connaissance, pour désigner un état d’être dans le monde propre à la pensée anarchiste. J’ai sciemment choisi ce mot, discrédité par toutes les religions institutionnalisées, pour marquer l’aspect hérésiarque de mon propre travail, dans un moment historique où le mot connaissance est insidieusement confondu avec celui de science. La quête est questionnement ; d’où la recherche d’une anthropologie fondamentale qui, par-delà l’anthropologie anarchiste de David Graeber, questionne la nature de « l’homme total » ; questionnement aussi de la question posée par Étienne de La Boétie : « Pourquoi choisir la servitude volontaire plutôt que la dignité de la liberté? », à laquelle Pierre Kropotkine me semble avoir répondu plus justement que ne l’a fait Pierre Clastres ; questionnement encore au sujet de la substitution de la religion capitaliste à la religion chrétienne et du rôle joué, dans ce dispositif, par le dogme de la transsubstantiation, sacrement à partir duquel a été mise au point la subjectivation du réel et la légitimité du pouvoir politique ; et toujours, questionnement sur la possibilité d’une autogestion sociale généralisée : pourquoi tous les mouvements des opprimés en révolte ne parviennent-ils presque jamais à fonder une société solidaire et non oppressive ? et, enfin, ce questionnement, justificatif de la quête : comment s’extraire du mode de vie capitaliste, alors que le devenir-marchandise du monde semble déjà acté ? Quel présupposé anthropologique, quelle écosophie libertaire pour une révolution sociale radicale ?
Cette quête est une méthode au sens étymologique du terme (du grec méthodos : poursuite ou recherche d’une voie). Elle est un « retournement natal » hölderlinien, une invitation à renouer avec l’esprit des pères de l’anarchisme historique. Elle se place dans le sillage d’un romantisme révolutionnaire qui, traversant les deux derniers siècles, a produit une critique radicale du matérialisme bourgeois. La clef de ce romantisme révolutionnaire se trouve dans ces mots de Novalis : « Moi, Non-Moi : formule suprême de toute connaissance et de tout art ». C’est l’événement d’une autre logique. Une logique du tiers inclus et de la réciprocité duelle, une logique de la rencontre où les contraires se rattachent à une conscience anomique. Dans cette logique contradictorielle, ce qui nous est le plus intime est aussi ce qui nous est le plus commun. Quand des femmes et des hommes sont unis par des liens mutuels et qu’ils disposent d’un centre vivant à la fois collectif et intime, c’est alors que la gnose anarchiste advient en leur esprit :
Nous qui avons refusé de vivre
selon ce qu’on nous a dit
les hommes sans prédicat
les rebelles asociaux
les non-assujettis aux doxas
nous qui n’avons aucun maître
les anarchistes sans dogmes
nous partageons ce message
avec nos sœurs et frères humains
le moi n’explose que dans le centre
si nous voulons nous libérer
nous ne pourrons sortir du cercle
qu’en allant vers notre centre
qui est notre commun.
Texte © Alain Santacreu – Illustrations © DR
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