Combinaisons poïétiques : D’après Christophe Manon

Ruminations (Atelier de l’agneau, 2002) où tout commence, en appelant à une relecture d’un lointain de deux décennies et qui devait resurgir donc, non qu’il n’en restât pas jusqu’alors de mémoire, précisément d’une écriture percussive, d’une presque primitivité (rude affectant le souffle, le battement cardiaque) en l’introduction du volume, primitivité ainsi qu’il se peut vouloir ; ainsi qu’il y a lieu, qu’il y aura toujours sens de vouloir, s’agissant de la chose littéraire (F. Kafka, la citation qui vient circule sur les réseaux à l’occasion, mais jamais assez intériorisée, comme s’il en allait d’un impossible — irréalisable, son programme : « Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de point sur le crâne, à quoi bon le lire ? », Lettre à Oskar Pollak) ; ainsi qu’il peut arriver à la langue, doublement langue et langue l’organique circulant en « la boue la bouche », afin qu’il y ait phrases, fussent-elles méconnaissables sous l’action de cette boue terrible gêne parlant si parler se peut : « ainsi ça commence. oui là début. pas debout. pas marcher non plus. couché plutôt. étendu. immobile. ainsi bûche. ou presque ».

Deux livres, de Christophe Manon, Ruminations et La Mamort — co-écrit avec Michel Valprémy (Atelier de l’agneau, 2004). Deux pour l’heure, et deux sans doute suffiraient déjà à rendre compte d’une écriture, s’il faut le deux seul, il dépendra de cela qui a initiales de SP*, s’il fonctionne s’entend, lui et ses voies de transit jusqu’à la chambre de lecture — ici-même. À rendre compte, à donner idée d’une écriture, de l’écriture ici déployée ; encore que cette dernière ait pu se faire autre les années passant. L’idée en question n’en serait dès lors que fragmentaire — d’époque « ancienne » —, au risque de manquer des pièces décisives de l’œuvre, sans plus de rapport ou éloignées et à un point tel, des écrits initiaux. Ce qui ne se sait pas ici. La lecture n’en est encore qu’aux Ruminations, et Nietzsche ici éclaire, sa parole rapportée* : « Si nous ne retournons en arrière et ne devenons comme les vaches, nous ne pouvons pas entrer dans le royaume des cieux. Car il y a une chose que nous devrions apprendre d’elles : c’est de ruminer ». La matière de la pensée, de la pensée qu’il y a à son corps défendant ne se tient donc pas nuée dans les nuées, mais là, en dessous de soi, herbes, et pour la bouche une fois encore, données à paître, pâturages pour vision : « penser peu. pas idée dans crâne. spéculer = abîme sans fond. neurones pas vifs. rumination plutôt que méditation. caboche en bouillie dedans ».

Passent les neuf carrés de l’introduction (et rien n’a été précisé assez du traitement réservé à l’écrit, langue accidentée de part en part — résultante de la primitivité évoquée introduisant — et qui est un possible du poème dans la lignée de ses défigurations sinon toujours à mener, à ne pas oublier — memento qu’il n’est pas pensable de compter sans elles : « bouffer sac qu’enfin remplir la boue. les mots. parler. sortir la bouche. bribes d’abord. blabla. quoiquoi. la langue. les lèvres. les dents. la glotte. torsion cordes vocales. grgrgrgrgrgr. p p p p p. tt tt tt tt tt tt tt tt. »), et ce sont les « hologrammes » ou colonnes aux extrémités de la page, l’écriture en est moins heurtée phrase sans ponctuation, le registre de langue change — donnant idée de l’étendue du spectre scriptural en vigueur — et son lexique, ici floral sous un ciel spécial* « séquoias au lait mystique de géraniums de sang caillé et ses lèvres  planent par-delà les nuages et baisent au front les oiseaux morts mais sans peur et scintillent au creux de la terre et brûlent », il adviendra : une colonne s’interpose centrale en la double page de deux colonnes qu’il y avait, en voici trois (comme mobiles,

Et suivent les « tombeaux biologiques », de forme distincte, plus d’une forme en ces Ruminations, chacune mettant à l’épreuve la langue ; à rude épreuve les clichés de la beauté, guillemets, d’un style, a fortiori celle attendue du poème, qu’on ne l’attende pas, surtout (non qu’elle ne puisse en sourdre, mais en l’occurrence de la boue même, voire : s’il n’y a pas beauté précisément de cette boue — bouetée s’entend), ce nom de poème pas à congédier, impossible, il s’agit de tenir à ce nom, de l’élargir s’il s’était étréci d’une inadvertance, de le réarmer au titre de l’invention constituant son attente de toujours, chercheuse de possibles (s’il y a épuisement c’est afin de se faire pour rire des sueurs froides, nul ne s’effrayant plus de cet épouvantail de la fin des possibles,

10/11/22. [De côté]. Retrouvé dans la bibliothèque : Villon, Œuvres poétiques, dont se profile une relecture sans méthode, allant directement au Testament, où se voit préservé l’ancien français, telles aspérités qu’il en résulte n’empêchant rien toutefois d’un parcours,

13/11/22. Noté ce matin relisant La Mamort : « [Sur l’envers de ta peau, Mamort, des fièvres tatouées d’orages rassis pressées d’en finir avec l’êtronc (le petit tronc de l’être, » est-ce phrase de M. Valprémy ou de C. Manon ? Il y a proximité de circonstance donnant parfois sur l’indiscernable,

Le SP fonctionne plus qu’il n’était espéré, parviennent ce jour Testament (Léo Scheer, 2011, rééd. Dernier télégramme, 2020) dont il y aurait déjà tant et de tels mots à dire, lisant-écoutant puisqu’il y a CD ; Testament donc, Au nord du futur ensuite et Provisoires enfin (Nous). La tâche d’écrire sur ces trois volumes peut sembler considérable, et intimider d’avance à ce titre (telle voix intimant de renoncer, ce serait détruire le clause du SP, qu’il y ait écriture précisément, sur les livres adressés), impossible en tout cas de suivre pas à pas l’ensemble des vers se succédant. Le CD tourne telle voix déployée de l’auteur, et mieux valait ne pas s’en remettre à un comédien intéresse ici que l’auteur y aille de sa voix même, décidant de tout effet, surgissement musical (par Thierry Müller) à l’occasion d’une ballade illustre réécrite, Villon donc aura hanté de son Testament au point qu’en fût réalisée une réplique (ou le d’après du sous-titre*), référence déclarée que ce soit sous la forme déjà — claire — de détournements, incitant à revenir à Villon, les deux livres ouverts à même la console, et se chevauchent les langues,

* Entre parenthèses : d’après François Villon.

Cesser de lire Testament pour seulement l’écoute, manquant parfois d’une rêverie tant de vers ; est à réitérer, le replay sera règle jusqu’à accoucher de telle phrase, de telle autre si ce n’est de tout un fragment (de la recension en gestation — son réglage — si elle n’a pas lieu encore), rendant compte de Testament et de ce qui y jaillit dénué d’affectation ou d’emphase, la voix posée seule faisant tout advenir et cela sans discontinuer sur trois vingtaines de minutes (découpage en trois,

16/11/2022. Au nord du futur où se réitèrent de l’ouverture les lectures, Provisoires (Nous, 2022) également ouvert, chevauchements encore, lectures irrégulières, est-ce à dire que le linéaire constitue l’obligation, il n’est dit nulle part — en l’absence de notice — comment lire, et pourtant la question se pose, non pas à l’auteur (s’il se tient en retrait depuis l’acte d’avoir fait paraître — les deux volumes cités), alors lire et lire en vue de l’écriture future, à rapporter ce qui se sera crayonné dans les marges. L’espace versifié d’Au nord prend fin avec l’apparition d’au milieu de la nuit, le jour (deuxième chapitre), rien qui n’annule le poème, la forme seule change pas à dire donc de prose pure et dure, les premiers passages à la ligne introduisant le choc « clignant des yeux et cherchant à voir ce que chacun voit et cependant ne dit / pas, la langue a l’aura lapidaire de qui sait son / destin. » puis s’y familiarisant, la reconnaissance d’un trait d’écriture là,

Brouillon n° 5. Au milieu de la nuit toujours, conversation une voix seule audible, d’une distinction claire, s’y entendant à parler, d’une phrase adressée, précise — confer le tu de l’adresse, épars s’y tenant sur la longueur — et traversant la partition (enjambements d’envergure) plus d’une partie neuf,

19/11/2022. Au nord et sa section — chapitre — Cela. Crayonné encore : le jeu typographique avec comme effets d’échos via les zones graphiquement estompées, s’y répètent le mot ou de seules syllabes, non qu’illisibles, sont-elles toutefois à dire en voie d’effacement ? Rien, non, de l’effacement graduel, mais le presque effacé là épars, cernant toute phrase et où se disloque le mot, mettant à l’épreuve soit dit en passant ce qui a nom de citation et l’impression régulière qu’elle implique, car citer se peut-il ici sans recourir à ce même effet (restitution), l’obligation même il semble,

20/11/2022. Provisoires où précisément tout est encore provisoire en ce moment de la recension, déjà cette note, une citation, les trois vers qui viennent « c’était il y a longtemps c’est toujours / c’est oublié que je suis-je un autre que je suis / pour toujours à jamais c’est fini » un silence où passent quatre jours et l’effet en est d’un temps d’une ampleur telle, à n’avoir pas ouvert Provisoires y retournant voici ce qui s’enfonce dans, doublement, le trou rétinien vers les profondeurs de la mémoire, parois où se graver « j’entends tout est vert et rouge / au cœur des gouttes dont je perçois / sous la tonnelle depuis longtemps les nuages / c’est la tenue idéale pour aller respirer / sur tes lèvres comme un discret soupir » autre silence à ne rien commenter saisissant parfois de tout poème de seuls fragments, navigation particulière dictée par l’humeur et ce qui se modifie d’elle navigant,

12/12/2022. Passage des jours il y a ce poème appelé dernier dans Provisoires, sur quoi se refermera la recension si ne parvient pas in extremis ici Porte du soleil* ; dernier et s’achève le volume sur une lumière évoquée, réitérée lumière ce qu’elle est ou le mot la faisant advenir en l’esprit et préalablement à même la page et la lumière d’une lampe qu’il y faut. Pour lire, et il y a vouloir citer ici, le geste est retenu, vouloir commenter, le geste est retenu, donnant lieu, mais ailleurs et s’il y a lieu, à telle suite de conjectures, deux fois en tout cas ce geste même, comme s’il s’agissait de ne rien altérer des vers précisément — précieusement — lumineux et leur monde,

23/12/2022. Réception il n’y a qu’instants, et en avant-première, de Porte du Soleil (Verdier, 2023) petit événement dans le jour, volume qui accompagnera dans ceux à venir, il n’était pas fondé, ainsi qu’il apparaît, de s’attendre à un récit, la forme versifiée venant contrecarrer : « roman en vers » dit la quatrième de couverture, ce qui est façon de parler (à moins que) appartenant en propre à l’auteur ou à l’éditeur, ou alors à l’un et l’autre de concert, 24/12/2022 et se poursuit dans la soirée la lecture, une voix y est entendue lisant, depuis qu’audible par Testament interposé — son disque compact. 27/12/2022. Telle note nocturne portée au crayon à papier dans les hauteurs, en place du titre courant qu’il n’y a pas* : Le monde chrétien du volume — un rien opaque d’ici, l’auteur disséminant dans le vers les références ; n’empêche pas cependant la lecture, toute vision documentée attenante à l’Histoire de l’art (peinture, sculpture, architecture, etc.) et soutenant les déplacements in situ. Page 43 : « je hantais les innombrables édifices religieux / qui ornent la ville, je visitais les musées. / Mais alors je ne voyais dans les œuvres / dont je tentais de rassasier mes yeux, / illustrant des scènes de la crucifixion de Jésus / ou du martyre des saints et des innombrables / atrocités qu’ils ont endurées pour attester / la vérité de leur religion, que des corps nus / et torturés, des corps suppliciés et tourmentés ». N’empêche pas cependant la lecture : l’écriture empêche que soit empêchée la lecture, un effet d’entraînement a lieu, être tenus en haleine, le roman — versifié donc — entendant en répondre.

L’astérisque, s’agissant du titre courant qu’il n’y a pas, un point seul dans les hauteurs de chaque page plutôt que le titre du volume, comme s’il se voyait réduit à l’état de point,

Vient lisant l’épilogue, épiloguer sur celui-ci serait infini mais cette phrase : « Ce que nous remuons, / ce que nous cherchons obstinément, / ce sur quoi nous enquêtons sans relâche, / ce ne sont que des songes, de frêles apparences / dépourvues de corps et de réalité / qui n’intéressent que les vivants ». Et, semble-t-il tout contre l’Ecclésiaste ou Qohèlèt, à peine plus loin — dans le Paris retrouvé, en manière de réveil et sa rétrospection : « En vérité, tout cela, je vous le dis, n’est que vapeurs, mirages, songes fugitifs ». Restent sept vers qu’il s’agira de lire tout à l’heure — un plaisir ici est différé —, et ainsi de la citation de Virgile, sa traduction du latin à quatre pages de distance (confer les Citations), qui résonnera longtemps dès lors que traversée.

Texte © Denis Ferdinande – Illustrations © DR
Combinaisons poïétiques est un workshop d’analyse poïétique in progress de Denis Ferdinande.
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