Dans la détresse extrême d’être aimé

 

Il y eut une époque où je fus dans la détresse extrême d’être aimé.

Chacun connaît cela, paraît-il, une fois dans sa vie. J’étais féérie, pure joie, tout affolement, tout Amour majuscule. Je me comptais bien sûr pour le plus heureux des hommes, rare gagnant au super loto des coeurs battants, des peaux automatiquement frémissantes, en somme de la vraie vie.

Que de souffrances, que d’humiliations ai-je endurées pour que cette illusion dure, pour cette dure illusion ? Combien de fois ai-je été quitté afin que je cède sur tel ou tel point dérisoire ou nodal d’une vie commune à laquelle je tenais visiblement seul, ce n’est pas la question ici.

Ici, je dois parler de ce que je fis vivre à ma bite durant cet épisode.

Quand toucher l’autre, entendre simplement le son de son rire, admirer la douceur de sa peau ou prononcer muettement son prénom, chaque fois, est un shoot de paillettes mentales, un fantasme en acte, une réconciliation avec l’idée de Bonheur sur Terre, on ne réfléchit plus. On court. On est « le dératé ». Un désespéré coursé par le désespoir, mais qui croit talonner la grande roue, la roue magique. Alors j’ai couru.

Las, je n’ai pas eu une chance complète. Il m’était continûment signifié, par des mots, des actes, ou une certaine qualité froide de silence, que j’étais tout au mieux en sursis. Il fallait que je convainque, en permanence, que je donne tous les gages de mon amabilité supposée. Des actes aux supplications. Et j’ai tout fait. Et j’ai supplié aussi, bien sûr. J’ai été à genoux, j’ai pleuré. Ce n’est pas une image. Je n’en ai plus honte. C’était l’Amour de ma vie, quoi qu’il en soit.

Dans la dernière année, déjà épuisé par des mois de terreur, d’abandons soudains, de mépris affiché et de critiques quotidiennes, de mises en balance avec le moindre inconnu, sommé toujours de tambouriner son cul quasiment chaque soir, des heures durant, je me suis mis à prendre du Viagra en cachette.

Elle m’avait dit : « Si tu ne me sautes pas, il y a des types dehors qui peuvent le faire ». Elle m’avait dit : « Tu ne me plais pas, mais tu m’attires ». Elle m’avait dit : « Tu es gros, tu es inconséquent ». Et tout plein d’autres mots d’amour qui donnaient beaucoup de relief au sacrifice qu’elle faisait en écartant les cuisses.

Pourtant, je l’enviandais en fou d’amour consciencieux, avec application, avec toute mon expérience, pendant des heures, par tous les trous, à fréquence inhumaine, et elle jouissait, toujours. Certes en se détachant au dernier moment, finissant elle-même le travail, comme si jouir par ma queue était absolument inenvisageable tandis que je suis correctement membré. Ce n’était pas assez, jamais. Je n’étais pas assez ceci, trop cela, à la fois ou successivement, je parlais trop, je l’étouffais avec mes deux SMS quotidiens, je n’avais pas dit ce qu’il aurait fallu dire, sans que les bons mots – que je rêvais d’apprendre – ne me soient jamais révélés. Je me taisais enfin aux pires moments d’après elle, incapable même de tirer avantage de ces états de prostration, de confusion extrême, où la souffrance, intraduisible, m’anéantissait. Dès que j’avais deux forces, je courais à nouveau.

Elle avait fini par répondre à ma question mais alors pourquoi, pourquoi, ainsi : « Pourquoi ? Je crois que si je couche avec toi, c’est parce que j’aime être avilie. Cela m’excite. Tu ressembles à un gros sanglier quand tu es sur moi, avec tous tes poils ».

Il fallait a minima que je tienne le rythme, coûte que coûte, que je donne le change, le temps qu’elle se décide à m’aimer. Je suis allé chez mon généraliste. Il me fallait une ordonnance. Le docteur Fischer la fit sans sourciller, comme il m’aurait prescrit du Doliprane. Au pied de la croix verte clignotante, je me souvins que vingt ans auparavant, j’avais tardé à entrer dans une autre pharmacie pour acheter alors, tout bêtement, des préservatifs.

Quand je voyais que j’allais devoir ramoner bientôt, souvent après le repas, j’allais en cachette dans les toilettes prendre la pilule bleue.

Personne n’en parle alors personne ne sait : oui, on bande dur, sans discontinuer, pas de passage en demi-molle, en quart de molle, en trois-quart de molle. Pas besoin d’être totalement à son affaire non plus, mais bon, à ce stade on se compte déjà pour rien depuis longtemps. On veut juste sauver son trésor, sa flamme, le plus beau des spectacles vivants. Les sensations ne sont pas les mêmes. On sent très bien le cylindre de la bite, mais fini les plaisirs de torsion. Fini aussi, mécaniquement, les différences de pression, qui font une grande part des subtilités du plaisir masculin au cours de l’acte. On devient un bonhomme spectateur, un sacré bonhomme c’est sûr, mais un genre tout de même de spectateur.

Paradoxalement, j’avais envie de lui faire l’amour en permanence. J’aurais aimé vivre ma vie entière dans sa culotte, mais pas comme cela.

Je rêvais de soirées à regarder à deux des films dans le lit, en grosses chaussettes, en buvant du chocolat chaud. L’ordinateur refermé, nous aurions ri dans la pénombre de telle au telle scène puis partagé sous le velux quelques souvenirs d’enfance sans véritable intérêt sinon celui d’être racontés à l’autre. Je rêvais de sa tête gratuitement sur mon torse, souvent. Je rêvais de la voir me sourire à l’autre bout d’une fête entre les silhouettes comme si tout ces gens n’existaient pas. Je rêvais d’être, l’expression est parfaite, l’élu de son coeur. Oui, vous pouvez rire, vous moquer. Mais c’est de cela dont je rêvais.

J’ai encore du mal à l’accepter, mais je n’étais rien d’autre qu’une formidable machine à tamponner, avec plusieurs options sociales intéressantes. Et j’eus beau faire, le haut de mon gland violacé poussé le plus loin possible jamais n’effleura la pointe basse de ce coeur bistre.

J’ai finalement été abandonné définitivement, en fin de procès, sur une broutille. J’ai failli en mourir.

Mille hypothèses depuis m’ont traversé. J’ai beaucoup lu. Je n’ai plus bandé pendant des mois. Même la gaule du matin avait totalement disparu. Une nouille froide. L’amour de ceux qui m’aimaient pour de bon, depuis toujours, vint à ma rescousse. Ils étaient encore là, fidèles entre les fidèles, ils surgirent, m’obligèrent à me laver, à prendre des médicaments pour la tête, me recueillirent chez eux pour que je me cache ailleurs qu’au fond de ma chambre, que je me sente moins radicalement seul sans doute. Que Dieu dans son infinie bonté leur rende grâce.

Tout cela a tournoyé un an dans ma tête. J’ai beaucoup maigri. J’ai parfois encore du mal à sortir de chez moi. Mais cela va passer.

J’ai pu progressivement recommencer à me masturber. Plus tard, j’ai couché avec des escortes de luxe sublimes. J’ai fait un peu n’importe quoi sans payer, je me suis pris quelques taules avec des filles sympas que j’espérais seulement serrer dans mes bras, puis par chance, j’ai rencontré quelqu’un de bien. Ça n’a pas marché. Je l’ai quittée. Je ne pouvais pas. Maintenant je suis seul.

Le langage est impuissant à décrire ce que j’ai vécu. J’ai failli en mourir, mais je n’en suis pas mort.

J’ai aimé à la folie quelqu’un qui ne m’aimait pas, c’est tout bête.

Au fond, il n’y a rien d’autre à dire.

Texte & Illustration © Marc Molk
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