Césium-137 | Américium-241 | Europium-152 | Baryum-133 | Cuivre | Plutonium-239 | Tchernobyl – Zaporijia
Les Sarcophages ont ouvert leurs portes ! Porté par le Co PrO MU l’A, le Comité de Préfiguration et d’Organisation du Musée de l’Avenir, ce projet de musée du 21e siècle a dû affronter bien des vents contraires. Parce qu’ils veulent renouveler la vieille idée encyclopédiste de musée en réintroduisant « corps réel » et « temps réel » dans un espace jusque-là réservé à leur simple représentation, les Conservateurs de la Préfiguration ont longtemps fait l’unanimité contre eux. Leur appel (2000) dit :
Situé en un lieu emblématique, […] placé sous le signe de l’émotion, de TOUTES les émotions, il tiendra aussi de l’usine robotisée, de la centrale d’énergie, du plateau de tournage, du parc de loisirs et de l’espace virtuel, c’est-à-dire de tous ces lieux ou non-lieux ayant servi de creusets flamboyants à la modernité.
Dans ce « musée ultime », ajoutent-ils, « loin de considérer la découverte comme un parcours obligé, l’observation comme un acte passif et la mémorisation comme une attitude scolaire, il entraînera les visiteurs dans un labyrinthe où c’est l’émotion – passion, enthousiasme, mais aussi crainte voire horreur – qui sera à l’œuvre ».
Trente-trois ans plus tard, le projet offre bel et bien un « changement de volume radical » (Préfiguration Guggenheim, 2000). Le Musée de l’Avenir se déploie dans le sarcophage de la centrale de Tchernobyl, s’étend à la zone des trente kilomètres autour du réacteur, parcourt les quelque cinq cents kilomètres jusqu’à zone interdite d’Enerhodar, et propose, sous le réacteur 1 de la centrale de Zaporijia qui a subi une fusion de son cœur en 2023, de nouvelles expériences au visiteur. J’ai pris la navette ferroviaire qui relie Tchernobyl à Zaporijia.
« La Salle des hyperobjets, L’Herbier nucléaire et la Salle des extrémophiles sont les nouvelles réalisations portées par le CoProMU », informe la voix qui m’accueille à l’entrée du Sarcophage :
Nourri de la pensée de Timothy Morton, le commissaire de la Salle des hyperobjets vous propose de saisir le nucléaire, en découvrant dans votre chair des artéfacts créés par ce médium atomique. Les hyperobjets, rappelle Morton, se définissent « comme des choses massivement réparties dans le temps et l’espace par rapport aux humains ».
Des particules – lumineuses, je pense – commencent à danser devant mes yeux. La voix continue :
L’hyperobjet peut être la somme totale de tous les matériaux nucléaires présents sur la terre, ou simplement le plutonium, l’uranium ; il peut être le produit extrêmement durable de la fabrication humaine directe… ou bien la totalité de la machine vrombissante du capitalisme…
Je découvre que le verre d’Alamogordo est né de la soudaine fusion du quartz présent dans le sable, élevé à une température supérieure à 1470° C, avec le verre siliceux, quand a explosé le 16 juillet 1945 Gadget, la première bombe atomique au plutonium. Le tir appelé Trinity accouche d’un hyperobjet : la trinitite.
Un hologramme (c’est là l’explication des particules dansantes) montre le minerai enfoui dans le cratère d’Alamogordo, un minerai impossible à créer par les chimistes de l’époque. Le physicien Paul Steinhardt, en 1984, le baptise « quasi-cristal », pour son hérétique géométrie intérieure. « Le rouge », explique l’hologramme, « provient des fils électriques de cuivre fondu ». Autour de moi dansent les projections des photomicrographies de l’époque.
La voix de Günther Anders lisant son Journal de 1958 m’accueille un peu plus loin et présente un autre hyperobjet, dont l’un des attributs, ai-je lu chez Morton, est la viscosité, qui s’applique ici littéralement :
… Voici par exemple un – mais comment le nommer ? – objet qui, au premier regard, non prévenu, demeure non identifiable : mais qui, une fois la légende explicative lue, se transforme lentement jusqu’à ce que, soudain, on l’identifie…et que s’ensuive la réaction : passe ton chemin ! Mais non, même si ce n’est pas un « objet » mais une monstruosité, ne passe pas ton chemin, il faut que tu la voies et il faut que tu l’appelles par son nom. Car ce que tu as là sous les yeux, à dix centimètres de toi, dont tu n’es séparé que par une vitre, aussi près de toi que ton propre corps, c’est une main qui, en fondant sous l’effet de la chaleur, s’est amalgamée avec le verre d’une bouteille de bière…
Non loin, un sas surmonté du panneau Zone contrôlée me donne accès à une expérience plus incarnée encore : l’irradiation, brève et volontaire, par la tchernobylite et la zaporijite, ces minéraux technogènes découverts dans le cœur des réacteurs fondus, qui restent extrêmement radioactifs. « Vous vivez ainsi l’émotion et, peut-être, les maladies de toutes les victimes irradiées », affirme la voix de l’hologramme, « dont celles d’Artur Korneyev, qui se photographie en 1996 en train de photographier le magma plissé du corium sous le réacteur 4 de Tchernobyl ».
Un appareil photographique permet de garder le selfie de l’irradiation. Un dosimètre intégré a incrusté sur l’image la dose que j’ai reçue. Je fixe ce chiffre, la nausée me prend. Je quitte cette salle avec la certitude d’emporter dans ma chair humaine l’hyperobjet nucléaire. Je sors de mon obsolescence, je suis un corps « muséal-actif-ionisé ».
Texte © Bruno Lecat – Illustrations © DR
De la littérature comme un art nucléaire est un workshop d’écriture psychogéographique in progress de Bruno Lecat.
Si vous avez apprécié cette publication, merci de nous soutenir.