De la photo documentaire considérée comme une image palimpseste

FRANCESCA DAL CHELE s’entretient avec ISABELLE ROZENBAUM à propos de son livre photographique, D’OÙ VIENT CE BRUIT À L’HORIZON ? (2025) :

1 – Francesca, tu es née aux États-Unis. Après tes études en langue et littérature françaises, tu es venue t’installer à Paris en 1978. Ta pratique photographique a débuté en 1986. Depuis, ton travail révèle une photographie documentaire engagée qui a donné lieu à de nombreuses expositions en France et à l’étranger, ainsi qu’à plusieurs publications, notamment Surfaces sensibles (2006), Du loukoum au béton (2012) et D’où vient ce bruit à l’horizon ? (2025) dont nous parlons aujourd’hui. Pourrais-tu revenir sur ton parcours et nous expliquer plus particulièrement ce qui a déclenché ton désir de devenir photographe, ainsi que le rapport singulier que tu entretiens avec la photographie ? Y a-t-il eu une image fondatrice, inscrite en toi, qui aurait secrètement nourri ce désir ?

Mon parcours est un peu atypique, je crois. J’ai commencé tard la photographie. Je n’ai jamais été uniquement photographe, et même si j’ai suivi des cours et des stages, je suis plutôt autodidacte. En fait, à 20 ans, mon rêve était d’être traductrice-interprète. Être un lien entre langues et cultures, une passeuse d’idées et d’émotions. Aujourd’hui, je me rends compte que j’ai concrétisé mon rêve de traductrice-interprète en devenant photographe. Il n’y a pas d’image fondatrice chez moi, si ce n’est l’image du photographe qui dénonce – où qu’elles soient – les inégalités, les injustices. Découvrir les images de Lewis Hine sur le travail des enfants au début du 20e siècle, de Dorothea Lange sur les victimes de la Grande Dépression aux USA, de Sebastião Salgado de la mine d’or à ciel ouvert, la Serra Pelada au Brésil. Voilà ce qui a allumé mon envie de devenir photographe : être présente au monde, être « en-vie » en rencontrant des personnes dont je n’aurais pas normalement croisé le chemin. Et aussi, en donnant corps à un désir, toujours présent chez moi, d’être utile. Mon rapport singulier à la photographie est façonné par le fait d’avoir mené mon travail de photographe simultanément à un travail salarié en dehors de la photographie, et d’avoir eu à me battre pour être prise au sérieux en tant que photographe, puisque je n’étais pas « que » photographe. Et peut-être aussi que moi-même ne me sentais pas entièrement légitime. Quand j’ai eu mon premier Leica en 1989, je me suis dit : « Maintenant, on va me prendre au sérieux ! ». Et quand je l’ai perdu dix ans plus tard – par ma faute – cela a provoqué une crise existentielle. Une voix me disait : « Tu n’es pas une vraie photographe. Une vraie photographe n’oublie pas son Leica dans les toilettes d’une gare ». La construction de ma série Lâcher Prise m’a permis de me réparer. De me prouver que j’étais légitime, non pas parce que j’avais un Leica, mais parce que j’avais un langage et des choses à exprimer. Ce langage a d’ailleurs évolué avec les années et les sujets : le N&B et les flous de mes premiers travaux ont cédé la place à la couleur, lorsque j’ai entrepris mon travail en Turquie.

2 – La Turquie semble être ton terrain d’étude et de réflexion privilégié : tu as même appris la langue pour pouvoir échanger, et tu y voyages régulièrement. Peux-tu nous expliquer ce qui te pousse à poursuivre un travail de terrain de longue haleine sur les mutations des sociétés à travers les tissus urbains et humains ? Est-ce un engagement que tu portes depuis 1986 ?

Un sujet documentaire exige de s’engager sur le long terme pour réfléchir à ce que tu vois, ce que tu vis, ce que tu découvres : c’est une photographie patiente. Il s’agit d’un travail de terrain et ce travail commence, en réalité, bien avant la première photographie prise. Je m’informe, je lis, j’écoute des conférences afin de ne pas « me parachuter » sans rien comprendre au sujet que j’ai choisi et à son contexte. Entre 1991 et 1997, j’ai réalisé ma première enquête de longue haleine, Vies silencieuses, après avoir entr’aperçu que la modernité n’avait pas seulement laissé aucune place au mode de vie traditionnel des Touaregs, mais l’avait même largement détruit. Pour être honnête, c’était une bonne raison pour séjourner longtemps dans le Sahara algérien, découvert en 1989. Cependant, les mutations dues à la modernité m’interpellaient déjà comme thématique, je m’en rends compte rétrospectivement. Après des séries entre 1996 et 2001 moins documentaires, quoique toujours en rapport avec l’identité prise au sens large (Archaeus, Lâcher Prise, Surfaces sensibles), je suis revenue à la thématique des mutations sociétales suscitées par l’idéologie néo-libérale et ses dégâts. La Turquie est alors devenue, en effet, mon terrain de prédilection. Et je me suis mise au turc, parce qu’il a toujours été essentiel pour moi de pouvoir échanger avec des personnes de toutes strates sociales. Mais lorsque j’ai commencé en 2007 la série qui allait devenir du Loukoum au Béton, je ne pensais pas du tout que dix-huit ans après, je serais toujours avec la Turquie ! J’ai découvert un pays qui me ressemblait : entre deux identités, à la recherche d’un équilibre, tout comme moi. La Turquie était alors en pleine mutation, courant après les symboles de modernité importés des États-Unis et de l’Europe. Des villes, pauvres ou riches – peu importait – commençaient à se ressembler toutes à cause de la globalisation. Du Loukoum au Béton (2007-2010), travail réalisé sur l’urbain et les espoirs des jeunes dans quatre villes anatoliennes, m’a révélé que la Turquie est un laboratoire à ciel ouvert des ravages du néo-libéralisme sur les villes. Ce sont des phénomènes à l’œuvre, hélas, partout sur la planète, mais la Turquie, à laquelle je m’étais attachée, a l’avantage d’être voisine. Bien sûr, la même problématique est aussi présente en France. Seulement, je suis une photographe qui a besoin de voyager, de découvrir et d’explorer une altérité pour photographier. J’aime me sentir étrangère quelque part. Ce sentiment me stimule, fait s’épanouir mon regard et mon esprit. Après Loukoum et pour le deuxième volet, Le Passé de l’Avenir, (2011-2014), mon terrain a évolué vers les secteurs périphériques d’Istanbul. Des méga-(lomaniaques) projets immobiliers qui aspiraient à attirer la finance internationale champignonnaient dans les secteurs comme Maslak, Kartal ou Ataşehir. Observer les mutations des villes permet de constater l’impact du capitalisme globalisé. Par une forme que j’appelle « image-palimpseste », j’ai voulu porter un regard critique sur son impact : la rapidité de ses dégâts sur l’environnement, le creusement des inégalités sociales et le délitement de la qualité de vie. Ensuite, le troisième volet, D’où vient ce bruit à l’horizon ? s’est imposé à moi, comme une évidence, vu mes deux précédentes séries et la thématique que je poursuivais.

3 Qu’est-ce qui, pour toi, a rendu nécessaire le fait de t’emparer de la problématique politique et sociale soulevée par le programme Tarlabaşı 360 au cœur d’Istanbul, un projet de restructuration urbaine controversé qui va à terme entraîner la destruction de tout ce quartier populaire ? Comment as-tu vécu ce projet de longue haleine, mené de 2014 à 2023, et de quelle manière es-tu parvenue à tisser des liens d’amitié avec certains habitants – marginaux, prostituées, jeunes délinquants, familles kurdes précarisées – tout au long de cette période ? Tu t’interroges d’ailleurs dans ton carnet de bord : « Pourquoi se prend-on d’affection pour certaines ruines comme pour certaines personnes ? ». Selon toi, que révèle cette question de ton implication dans ce quartier ?

Le projet Tarlabaşı 360 est un programme d’une gentrification menée par l’État avec la volonté très nette de remplacer la population déshéritée. Le foncier de Tarlabaşı, quartier à deux pas de la place Taksim a tellement augmenté en valeur que l’État et la municipalité de Beyoğlu (secteur d’Istanbul où est situé Tarlabaşı) se sont alliés à une grande société de promotion-construction proche de la famille du Président Erdoğan pour concevoir un projet grandiose : résidences haut de gamme, hôtels 5-étoiles, bureaux de standing, boutiques de qualité. Tarlabaşı 360 est conçu pour attirer la finance internationale. Il n’inclut pas de logements dits « sociaux » parce que ceux-ci ne sont pas source de profit. C’était une évidence pour moi que cette gentrification menée par l’État était un sujet dans la droite ligne de ma thématique sur les effets dévastateurs du néolibéralisme. Lorsque j’ai commencé D’où vient ce bruit à l’horizon ? en 2014, une aire de 20.000m² au cœur de Tarlabaşı avait été saisie par la municipalité, vidée des habitants et une large majorité des petits immeubles démolie. Ce chantier était entouré de palissades en tôle. À l’intérieur, c’était une vision de zone de guerre. Ce chantier et ses ruines m’intéressait, mais plus encore les personnes habitant à proximité de ce chantier. Elles seraient les prochaines à devoir partir si la phase 2 de Tarlabaşı 360 était entreprise. Qui étaient ces personnes ? Comment vivaient-elles ? Que pensaient-elles du projet ? De leur éviction possible ? Des liens de sympathie se créent assez facilement une fois que la méfiance initiale est plus ou moins dépassée. Mais pour en arriver là, il m’a fallu être patiente et persévérante. Pour gagner la confiance, il fallait parfois que je renonce à prendre des photos de la personne lorsque je sentais qu’il était plus important, à ce moment-là, de simplement passer du temps avec elle, parler et rire ensemble, prendre un thé. Aussi, rapporter leurs photos au voyage suivant contribuait réellement à la confiance et à la sympathie. Cela dit, je suis passée par des moments de découragement et de doutes. À Tarlabaşı, il y avait certaines personnes, comme Gül, Özge ou Şeref, à qui je tenais beaucoup autant qu’une poignée d’immeubles – autrefois très beaux mais en ruine dans le chantier – pour lesquels j’ai eu des coups de foudre. Il y a des personnes qui ont une telle densité à cause de ce que la vie leur a réservé qu’on a irrésistiblement envie de les fréquenter pour connaître leur histoire et apprendre d’eux. De la même manière, il émane de certains immeubles, imprégnés de toutes les vies dont ils ont été les témoins, quelque chose de puissant, et j’aurais aimé qu’ils puissent se raconter à moi. Tarlabaşı 360 devait être totalement achevé avant fin 2016. Je croyais donc me lancer sur un sujet qui me prendrait deux ans, mon idée étant de suivre sur le temps du chantier les bouleversements au tissu urbain et aux vies. Mais très vite, il est devenu clair – vu la méfiance généralisée – que si je voulais ne pas rester à la surface des choses, il me faudrait plus que deux ans. Et à cause des nombreux litiges qui retardent souvent le chantier, la première phase n’était toujours pas terminée en octobre 2023 ! Voilà comment je me suis trouvée sur le plus long projet de ma carrière ! Je pourrais être toujours avec ce sujet, mais j’ai décidé de mettre un point final à D’où vient ce bruit à l’horizon ? après mon séjour de 2023. Déjà, quelque chose s’était brisé en moi lorsqu’en juin 2022, j’ai découvert que l’immeuble de deux étages où vivaient Gül et Hidir s’était effondré. C’était comme un signe que je devais aussi dire : « C’est fini ».

4 – Avais-tu, dès ton premier voyage en 2014 à Istanbul, l’idée – déterminée ou non – de réaliser un tel ouvrage ? Ce projet a-t-il évolué au fil du temps, au gré des rencontres, des découvertes et des occasions de photographier le quartier de Tarlabaşı et ses habitants, pour la plupart marginalisés ? As-tu perçu, à ton égard, de la méfiance, de l’animosité ou de la suspicion, lorsque tu expliquais que tu étais photographe et que tu souhaitais documenter certains lieux et photographier des habitants du quartier ? T’a-t-on plutôt accueillie avec empathie, curiosité, et confiance ?

Tarlabaşı est rongé par la pauvreté et tous les problèmes induits par celle-ci. C’est aussi un quartier d’une grande diversité de population. Notamment, c’est l’un des quartiers d’Istanbul où les personnes transgenres peuvent trouver à se loger. Même si la plupart des habitants sont des familles kurdes déplacées et appauvries essayant de rester du bon côté de la loi, vivre au-dessous du seuil de pauvreté fait que vous êtes tout de même souvent en délicatesse avec celle-ci. Et bien sûr, il y a la drogue, la prostitution et la délinquance. Tarlabaşı est attachant, mais peut être dangereux aussi. Pourtant, je ne me suis jamais sentie en danger. En avril 2014, j’ai fait l’expérience, inédite pour moi, d’une grande difficulté à mener mon projet. Du fait des vies précaires et parfois interlopes, il y a une grande méfiance de la part des habitants vis-à-vis de quelqu’un qui n’est pas connu du quartier, qui en plus prend des photos ! Pour la première fois, j’ai dû faire appel à un facilitateur. Şeref, délinquant de 29 ans d’une candeur étonnante, qui m’a permis de le photographier en août 2014, et m’a présentée à ses copains « mauvais garçons »comme lui, dont Ali, comme à Şilan, une prostituée qui lui achetait de la drogue, et à Gül, une villageoise kurde des environs de Gaziantep qui vivait à Tarlabaşı depuis les années 1970, et avec qui je suis devenue proche par la suite. Leurs vies faites de précarité, voire de dangers, ont fait que je ne retrouvais pas toujours d’un voyage à l’autre les personnes que j’avais rencontrées. Je savais avant de commencer comment je voulais organiser mon sujet, et ce schéma initial n’a pas tellement varié. En revanche, je n’avais vraiment pas du tout l’idée en 2014 de faire un livre, encore moins un « livre-objet ». J’ai toujours pensé mes travaux d’abord en termes de portfolios dans la presse, et d’expositions, accompagnées ou non d’un livre. Avec le temps, plus je m’attachais aux personnes rencontrées, plus je me disais qu’il fallait un livre pour s’opposer à leur invisibilisation systématique, les installer dans une mémoire du quartier, leur donner une place et une voix. Comme l’écrit Serge Tisseron, la reconnaissance est le premier des hommages. Ou comme le demande Georges Didi-Huberman : comment faire pour que les peuples apparaissent et prennent figure ? D’où vient ce bruit à l’horizon ? tente d’apporter une petite pierre modeste à la réponse à cette interrogation.

5 –De quoi D’où vient ce bruit à l’horizon ? est-il le titre ? : quelle résonance porte-t-il pour toi ? Pourrais-tu revenir pour nous sur ce qui t’a amenée à élaborer visuellement et matériellement le concept de ton ouvrage car il ne se présente pas sous une forme classique, mais plutôt singulière : celle d’un coffret rassemblant sept leporellos (composés chacun de 10 ou 12 photographies), un feuillet regroupant les légendes de chaque photographie, ainsi qu’un livret réunissant deux introductions de Jean-François Pérouse et de Sophie Bernard, suivies de ton carnet de bord. Peux-tu décrire plus précisément les différents éléments – leur format, leur agencement – ainsi que le nombre d’exemplaires imprimés ? L’autoédition a-t-elle été un choix pleinement assumé, ou plutôt une réponse aux refus d’éditeurs, dans un contexte éditorial saturé, fragile et peu rentable ? Enfin, comment ce livre s’inscrit-il, selon toi, dans ton parcours de photographe ? Marque-t-il une continuité ou une inflexion dans ta manière d’envisager la photographie documentaire aujourd’hui ?

Ce livre est le titre de l’inquiétude, de la menace. L’horizon est cette ligne qui sépare ce que l’on voit de ce que l’on ne voit pas. De plus, en milieu urbain, l’horizon lui-même est invisible. Le bruit qui en vient devient donc encore plus inquiétant. C’est le bruit de la gentrification, qui va continuer à bouleverser un quartier et des centaines de vies. Un grondement encore distant, à l’horizon, mais un bruit sombre et agressif. Pourquoi rajouter un livre de plus à un secteur saturé, comme tu le soulignes ? Je souhaitais une forme singulière, mais que cette singularité ait un sens par rapport à mon sujet. En 2022, l’idée d’une suite de courts leporellos s’est imposée à moi. Cette présentation des 81 images en tranches, chacune avec un fil conducteur, reflète la réalisation par tranches de la première phase de Tarlabaşı 360. Les leporellos provoquent une rupture dans la lecture des regardeurs, faisant écho à celle dans la cohérence du tissu bâti traditionnel de Tarlabaşı et dans les vies. Ce livre-objet est édité en 300 exemplaires. Son format est 20x20cm, un format que je considère encore intime. Je savais intuitivement dès le départ que j’allais devoir le réaliser en autoédition, vu sa forme et, il faut bien le dire, une certaine frilosité chez les éditeurs de livres photographiques. Alors qu’en 2006 ou 2012, je n’aurais jamais voulu ni osé m’autoéditer, j’ai été pleinement à l’aise, cette fois, avec cette idée. Depuis quelques années, le regard sur l’autoédition s’est modifié. Celle-ci a perdu la connotation péjorative qui lui était fatalement associée, notamment grâce au fait que les photographes sont de plus en plus nombreux à réaliser des livres bien conçus et esthétiques en autoédition. Les textes sont regroupés dans un livret séparé, parce que je souhaitais que rien ne vienne perturber la lecture des images. Je voulais que l’on reste enveloppé par l’enfermement que mon traitement des images suggère. Les textes donnent du contexte : Jean-François Pérouse sur Tarlabaşı, Sophie Bernard sur ma démarche. Les extraits de mes carnets de bord ont été sélectionnés pour apporter une dimension supplémentaire aux personnes photographiées et pour éclairer mon rapport à mon sujet et au quartier. Une image aussi éloquente soit elle ne peut tout dire. Les légendes factuelles, essentielles dans un travail documentaire, sont présentées dans un document à part : une affiche qui fait 15x20cm pliée et 68x31cm ouverte. Je pense que ce livre-objet est une continuité dans ma manière de considérer la photographie documentaire. J’ai toujours pratiqué pour mes travaux documentaires une photographie documentaire subjective. Cela passe par laisser une place au pouvoir évocateur et enveloppant du flou, et depuis que mes séries en Turquie m’ont fait passer à la couleur, par ma manière différente pour chaque série d’utiliser la couleur comme matière. La photographie documentaire selon Bernd et Hilla Becher – une attitude documentaire neutre – ne m’a jamais attirée. Je ne suis pas neutre : je photographie pour informer, alerter, toucher, transmettre. Je m’implique dans mes sujets émotionnellement, physiquement, psychiquement. Je veux que mes travaux servent à combattre un monde où le profit est érigé en valeur suprême et relègue, en conséquence, les plus vulnérables à l’exclusion, l’invisibilisation. Comme l’écrit Philippe Bazin, la photographie documentaire critique est politique et idéologique (idéologique dans le sens qu’elle est critique des idéologies, non qu’elle promeuve une quelconque idéologie).

6 – Comment arriver à ce que le monde soit habitable grâce à la photographie ? C’est une question que j’ai déjà posée au photographe Didier Ben Loulou dans un précédent entretien. Elle semble également te préoccuper lorsque tu écris : « Je n’ai pas vraiment d’illusions quant au pouvoir des images de modifier le processus de destruction en cours. Par contre, j’ai l’intime conviction que la photographie est une actrice majeure dans le partage d’idées et la critique des idéologies. Que le véritable pouvoir des images est celui de nous rendre plus conscients des enjeux du monde qui nous entoure, d’en changer notre perception. Et que ce pouvoir peut amener l’espoir de réduire injustices et inégalités à l’avenir ». Toutefois, que penses-tu de la prolifération d’images créées à partir de prompts et de paramètres artificiels, et donc générées par l’Intelligence dite « artificielle » ? Ces images, capables de nous faire croire à une réalité fabriquée ou non vécue, s’opposent-elles radicalement, selon toi, à la démarche documentaire que tu as menée des années durant en Turquie ? Ce glissement vers une fiction algorithmique te semble-t-il constituer un danger potentiel ? Ou bien est-ce l’occasion d’interroger différemment cette nouvelle forme de langage visuel ?

La photographie est un médium potentiellement très puissant, mais je suis une optimiste assez pessimiste quant au pouvoir des images de changer l’état du monde. La prolifération exponentielle des images a réduit leur impact sur nous. Je reviens à Lewis Hine. Ses images ont révélé l’étendue de l’emploi des enfants dans les manufactures et leurs conditions pénibles. Elles ont été diffusées dans les journaux, et elles ont contribué à ce que les lois sur le travail d’enfants soient changées. Aujourd’hui, il y a d’innombrables images de photographes et vidéastes, professionnels comme amateurs qui dénoncent les guerres en Ukraine, à Gaza ou le calvaire des migrants. Elles sont diffusées partout : dans les journaux, comme avant, mais aussi et surtout sur Internet, à la télévision, sur les réseaux sociaux, elles nous suivent sur nos téléphones portables… On aurait pu penser que cette large diffusion provoquerait une indignation généralisée et forte qui pèserait pour que ça change. Or c’est, au contraire, une forme de fatigue de l’image, d’insensibilisation qui s’installe – sans doute une sorte d’autoprotection – et notre capacité de nous indigner s’effrite. Il me semble que les images ne changent plus rien, ou si peu. Si comme moi – et malgré tout -, on veut croire encore au pouvoir des images, tout ce que l’on peut espérer, c’est qu’elles soient l’occasion d’une prise de conscience qui déclenchera un travail souterrain, forcément de longue haleine, qui, à terme, changera la situation. Si je suis peu convaincue que la photographie puisse changer le monde, je suis persuadée qu’elle transforme le photographe. Ce que l’on voit et apprend en préparant et en accomplissant nos sujets, les moments vécus et les échanges avec les personnes rencontrées dans le souci de poser un regard que l’on espère juste, les difficultés affrontées pour mener à bien nos projets, tout cela fait bouger nos limites intimes. « Si le geste du photographe disparaît, que reste-il de la photographie ? », demande Serge Tisseron. Oui, fabriquer une image avec des paroles est en totale contradiction avec la démarche documentaire qui est la mienne. Je ne fabrique pas des images : je les compose à partir du réel devant moi. Un réel personnellement vécu. La question de l’intelligence artificielle générative : c’est LA question, aussi bien à présent que pour l’avenir de notre rapport à l’image et de nos sociétés « libres » et (imparfaitement) « démocratiques ». Pour ce qui concerne son utilisation iconographique, c’est une catastrophe. Il y a un vrai risque que les IA détruisent toute confiance dans les images (déjà entamée par les possibilités de manipulations facilitées par les logiciels d’images), menant in fine à une ère de suspicion généralisée vis-à-vis de toute image. Dans notre monde où les images prolifèrent, sont instantanément accessibles à des millions de personnes, ces images fabriquées à partir de paroles interprétées par des algorithmes culturellement biaisés représentent un danger de par leur pouvoir de manipulation de nos idées et de nos sentiments dont il importe d’être pleinement conscient. Je crains fort qu’aucun contrôle ne soit vraiment efficace contre des usages malintentionnés et de plus en plus sophistiqués. Les images mensongères, fabriquées pour manipuler, se propagent déjà de façon virale. Leurs fabricants auront toujours une longueur d’avance sur les tentatives de démasquer un deepfake. En même temps, l’intelligence artificielle générative ouvre un large et nouvel espace pour la créativité. Aussi dans le domaine de la photographie documentaire, car le nouveau langage de celle-ci intègre des approches plasticiennes, des mises-en-scène, etc. L’essentiel, c’est que photographes et autres artistes indiquent clairement lorsqu’une IA a été utilisée pour créer une œuvre, pour fabriquer une image. Il peut y avoir un usage « vertueux ».

7 – Quels seraient, à tes yeux, les trois livres essentiels que tout lecteur se devrait de lire pour saisir l’importance de la photographie afin d’en comprendre la dimension, le sens, sinon l’impact pour l’Humanité, tant du point de vue artistique et politique, qu’historique?

Je n’ai pas envie de juger quel que livre que ce soit, essentiel pour tout le monde. Cela dit, j’ai lu cet été Le Jour où j’ai tué mon frère : Quand l’IA fabrique la photographie de nos souvenirs de Serge Tisseron sur la photo de famille, et au-delà, sur les enjeux de l’IA. C’est un livre que je trouve important, tout en restant beaucoup moins optimiste que son auteur. Cela m’a amenée à relire dernièrement Le Bonheur dans l’image du même auteur. Avec le recul, c’est un livre très intéressant sur toutes les images – peinture, photographie, télévision, jeux vidéo – qui est vraiment à même de nourrir une réflexion chez les lecteurs sur l’image et ses pouvoirs. Je crois aussi que regarder attentivement des livres photographiques contribue à ce qu’on saisisse l’importance et l’impact des images qui s’ancrent dans le réel, sans refuser éventuellement une part de mise en scène pour renforcer le propos, et non dénaturer ou contrefaire le réel. Je pense à des livres de photographes engagés qui travaillent au long cours comme Voyage vers le centre du monde de Cristina de Middel, Ukraine : Terre désirée de Guillaume Herbaut, Kingsley : Carnet de route d’un immigrant clandestin d’Olivier Jobard, et bien d’autres encore.

Entretien © Francesca Dal Chele & Isabelle Rozenbaum – Photographies © Francesca Dal Chele – Illustration © DR
(Paris, août-octobre 2025)
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