Il, et sa nuit et Elle suivait le vent (La tête à l’envers, 2019 & 2022), forment un ensemble indissociable, même s’ils ont été écrits à plusieurs années d’intervalle. Le poème gite parfois longtemps dans le corps du poète et surprend soudain sans qu’on s’y attende. C’est l’histoire de ces deux livres que j’entreprends de raconter ici, deux livres adaptés à la scène par le compositeur Pierre-Adrien Charpy. Voilà un prolongement heureux pour cette aventure poétique qui n’a cessé de me surprendre. Je n’avais alors écrit que onze poèmes en prose d’Il, et sa nuit. Je n’avais pas l’intention de les publier puisqu’ils formaient dans tout ce que j’avais écrit un ensemble onirique inclassable. Le hasard, aussi objectif qu’il soit, en a décidé autrement et m’a mené de surprise en surprise, me pensant finalement plutôt le traducteur d’un événement passé par moi, c’est-à-dire pas seulement par l’esprit, mais par le corps tout entier. Mon écriture est corporelle. Je n’écris pas, je danse.
J’ai rencontré Pierre-Adrien Charpy en 2018, grâce à un ami commun. À cette époque, il préparait un spectacle musical qui était l’adaptation à la scène de L’Enfant bleu de Henry Bauchau, auteur dont j’avais choisi d’étudier l’œuvre pour ma première thèse. J’ai rejoint le projet en donnant une conférence dans une librairie marseillaise. Pierre-Adrien m’a demandé si j’écrivais et si j’avais déjà publié quelques livres. Je lui ai donc fait lire ce qui avait été publié (trois recueils de poèmes). Lui m’a offert Sillages, un double album de musique contemporaine de sa composition. Mais il voulait lire des poèmes inédits. Je lui ai donc envoyé par mail les onze poèmes qui forment aujourd’hui la première partie d’Il, et sa nuit. À peine lus, il m’appelle, me dit qu’il les veut, car il a l’intention de les mettre en musique – premier hasard objectif – première immense surprise.
La dimension onirique de ces poèmes fait que je me demande comment Pierre-Adrien va bien pouvoir les transposer à la scène. Le temps passe et – second hasard objectif – un matin, assez tôt, je me mets à écouter Sillages. Mon esprit s’évade alors dans des contrées insoupçonnées et je me retrouve à écrire trois poèmes de même facture que les onze premiers d’Il, et sa nuit. Je ne m’en rends compte qu’une fois écrits, le lendemain, lors de la relecture et de la correction. Heureux qu’une suite naisse enfin, je me mets à l’ouvrage et j’écris finalement onze autres poèmes de même forme – de fait, douze, mais l’un d’entre eux finira à la corbeille.
À la même époque, je rencontre Dominique Sierra, éditrice des éditions de La tête à l’envers – troisième hasard objectif. Je lui parle de ces poèmes désormais au nombre de vingt-deux. Elle me demande de les lui faire lire. Elle les adopte immédiatement et me propose dès lors de les publier. Interdit, j’accepte, bien évidemment. De toute évidence, quelque chose m’échappe dans ces poèmes qui trouvent, malgré moi, des lecteurs.
Forme de rêve éveillé, Il, et sa nuit commence par un paradoxe sur lequel tout se bâtira par la suite selon une errance, fidèle en cela à l’adage suivi par Henry Bauchau et venant de sa lecture des écrits du mystique Saint Jean de la Croix : « Pour aller où tu ne sais pas va par où tu ne sais pas ». Ce paradoxe a laissé le champ libre à toute éventualité. Il, et sa nuit est devenu un livre de visions comme le rêve propose des visions. Suivant ce que j’appelle à défaut d’un autre qualificatif, l’intuition, le poème s’est dirigé vers un estuaire en traçant son sillage. « Sillage » est un mot utilisé à plusieurs reprises dans la seconde partie du livre. Je n’en ai pris conscience, là aussi, que le jour où Pierre-Adrien Charpy me l’a fait remarquer. J’en ai conclu qu’il se passait dans l’écriture un phénomène assimilable à ce qui se passe dans le rêve, une sorte de condensation de données antérieures qui correspondent à des événements vécus au préalable et qui se combinent avec le pouvoir de l’imagination. Peut-être l’imagination n’est-elle qu’une déformation de la réalité vécue qui nous envahit et nous échappe en même temps. Écrire reviendrait à lui laisser la possibilité de s’exprimer. Écrire demanderait donc un lâcher-prise nécessaire.
Comment vient donc le poème, ce « lieu de haute énergie où s’ordonnent les mots », comme l’écrit le poète Lorand Gaspar ? Lorsqu’elle est à l’œuvre, cette énergie dépasse ma pensée. Je ne pense pas l’écriture, elle me pense. Peut-être devrais-je dire qu’elle m’écrit mieux qu’elle me pense car il n’y a, au moment de sa naissance, aucun phénomène conscient de pensée. Tout revient à un surgissement de l’inconscient, auquel s’amalgame peut-être la puissance déformante de l’imagination. Rien d’autre alors ne préoccupe qu’écrire-vivre. La seule chose dont je suis conscient lors de l’écriture, c’est que l’errance de ce « Il » a un but, retrouver « Elle », transposition littéraire d’un être cher disparu. « Il » est poreux de toutes parts et son corps absorbe tout ce qui entre en contact, en vibration avec lui. Il devient sa seule possibilité de s’orienter sans le désir de le faire puisqu’il ne sait pas où il va, d’avancer on ne sait dans quelle direction mais certain de cette direction.
Je suis avec ce « Il » dont j’espère qu’il me révélera les arcanes du « Je ». Je suis ce « Il », mais je ne l’apprends que plus tard, hors temps de création, lorsque s’exerce la conscience. Lors de la phase de création, « Je » croit maîtriser ce que déjà « Je » ne maîtrise plus. Au moment où j’écris, je cherche un équilibre, une harmonie, où le sens, la musicalité, la forme du mot, le rythme, la cadence sont à égalité d’importance. À la relecture, plus tard, il faudra lors de la lecture à voix haute, retrouver l’émotion, la fluidité, l’équilibre. Tout part du corps, de son émotion, et doit y retourner dans l’écriture. En ce sens, j’aime beaucoup l’expression de Philippe Lacoue-Labarthe dans La Poésie comme expérience : « Un poème n’a rien à raconter ni rien à dire, ce qu’il raconte et dit est ce à quoi il s’arrache comme poème ». Et cet arrachement vient d’une impérieuse nécessité.
Elle suivait le vent a connu un autre parcours pour finalement s’inscrire comme le pendant féminin de « Il ». J’avais en tête d’écrire ce livre dès la fin de la rédaction d’Il, et sa nuit. Mais la volonté et le désir ne suffisent pas. Il y faut une alchimie plus complexe, plus mystérieuse, plus livrée tout entière au corps en fusion, tant il est vrai que le poème est ce qui reste quand tout s’est consumé. On n’écrit que sur ses cendres.
Elle suivait le vent a été écrit en trois semaines, mais à raison de trois semaines d’une rare intensité. Je n’ai eu de cesse de retourner au poème jusqu’à ce que celui-ci épouse une sorte d’équilibre, expression que je préfère à forme définitive, car le poème est toujours en mouvement. Ce qui informe de son équilibre, c’est le sentiment qu’en allant plus avant en essayant de le corriger davantage, en le reprenant encore une fois, ce sera la fois de trop et tout se détruira.
J’ai envoyé le manuscrit à Pierre-Adrien Charpy et à Dominique Sierra. Ce second livre a connu une adhésion identique au premier. Puis l’adaptation à la scène a pris du temps. Ce n’est qu’en 2021 que le spectacle a vu le jour. Réunissant les deux ouvrages, Il, et sa nuit a été joué deux fois, d’abord à Marseille, puis à côté de Nevers, au Théâtre des Forges Royales de Guérigny. Pour cette adaptation, j’ai réécrit l’ensemble que j’ai enregistré pour une présence en voix off. Sur la scène, la soprano Raphaële Kennedy et la violoncelliste Valérie Dulac.
Texte © Régis Lefort – Illustrations © DR
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