Jean-Claude Moineau : BiblioFiction

JEAN-CLAUDE MOINEAU s’entretient avec nous à l’occasion de la publication de son essai, QUEERISER L’ART (Presses du Réel, 2016) ainsi que de NOUVELLES FRONTIÈRES: DÉTERRITORIALISATION & RETERRITORIALISATION DE L’ART GLOBAL et de L’ART LÀ OÙ VOUS NE L’ATTENDEZ PAS (D-Fiction, 2017) :

1- Jean-Claude, vous êtes un théoricien de l’art. Vous avez enseigné la théorie de l’art à l’Université de Paris VIII et avez été conseiller de la XVe Biennale de Paris (2006-2008). Vos écrits portent sur l’art et sur la musique actuelle, vos domaines de prédilection. Pouvez-vous revenir sur votre parcours et nous en expliquer les motivations : qu’est-ce qui vous a porté vers ces domaines, et plus particulièrement à devenir cet analyste et ce critique que vous êtes aujourd’hui alors même qu’à vos débuts, vous étiez plutôt engagé comme « créateur » au sens plein du terme (performeur, auteur de livres d’artiste, producteur de sons) avant de décider d’interrompre définitivement toute activité artistique…

Tout jeune, je m’étais pris d’une véritable passion pour l’art et surtout pour l’art contemporain, sans distinction alors entre moderne et contemporain. Alors que j’avais huit ans, l’un de mes instituteurs envers lequel j’ai conservé une énorme dette… avait emmené ma classe au musée de Reims, ville dont je suis originaire,
musée où j’étais déjà entré une fois, en compagnie de mes parents et de mes sœurs mes cadettes, mais n’avais alors guère porté d’intérêt à ce qui était exposé, me contentant d’organiser avec mes sœurs de longues glissades dans l’enfilade des salles quasi-désertes se succédant, comme il se doit, dans l’ordre chronologique
… et, de ce jour, je n’avais eu cesse de retourner au musée de Reims (une fois par semaine, j’avais mon « jour-musée ») alors pourtant que je connaissais tout de tout ce qui y était exposé et que, m’étant lié d’amitié avec les gardiens et avec la conservatrice, il m’arrivait même à l’occasion de le faire visiter moi-même, à l’amusement des visiteurs.

Quelques années plus tard, alors que j’étais au lycée et que mon goût pour l’art moderne s’était affirmé, je réunissais de temps à autre dans ma chambre quelques camarades de classe de bonne volonté pour leur asséner des exposés sur ce que j’avais appris sur l’art du vingtième siècle dans les articles de Michel Ragon qui paraissaient dans la revue Jardin des arts, la seule source que j’avais à ma disposition dans la bibliothèque de ma mère
… bibliothèque où, en règle générale ou, plutôt, en l’absence de toute règle, je lisais tout et n’importe quoi de ce que je pouvais trouver, dans le plus grand désordre, le pire mélangé au meilleur, Rainer Maria Rilke amalgamé à Henri Troyat et à… Guy des Cars, sans même la caution sartrienne, dans La Nausée, de l’ordre alphabétique,
quand bien même j’avais cessé de confectionner comme je l’avais entrepris sitôt que, sous la coupe de ma mère, bien antérieurement à mon entrée à l’école, j’eusse fait mon apprentissage de la lecture et de l’écriture
… de confectionner matériellement – et pas seulement de rédiger – sur des feuilles de papier écolier pliées en deux et assemblées en cahiers sous une couverture où j’allais jusqu’à faire figurer, outre le nom de l’auteur (mon propre nom), un nom fictif d’éditeur… d’authentiques petits livres illustrés, pas seulement de simples « textes » dématérialisés
… tandis que, pendant les vacances scolaires, « condamné » que j’étais, en raison de la maladie de ma plus jeune sœur, à passer celles-ci dans une station balnéaire (la même tous les ans) alors que j’ai toujours haï le sport, la plage et les bains de mer, et que je ne me « désapais » même pas de toutes les vacances… j’allais à pied le long du rivage à plusieurs stations de là, là où je savais pouvoir trouver une bibliothèque où emprunter des livres
… tandis que, quelques autres années plus tard, j’ai pu passer des vacances entières en bibliothèque, passant souvent à la suite d’une bibliothèque à une autre en fonction de leurs horaires d’ouverture et de fermeture,
musées et bibliothèques constituant mes deux univers de prédilection quelle que soit la critique que, par la suite, j’ai moi-même pu développer de l’institution muséale,
tandis que, désormais, pour des raisons de santé, je ne puis plus fréquenter musées, galeries et bibliothèques, pas plus que les librairies où j’aimais tant flâner, et ai dû me « replier » sur ma seule bibliothèque personnelle (catalogues d’expositions compris),
laquelle tend à m’isoler du monde tout en constituant (avec le Net, bien sûr) ma principale ouverture sur le monde
… tandis que, bien que les ayant elles-mêmes à une époque assidûment fréquentées, je n’ai jamais développé un grand goût pour les salles de concert auxquelles j’ai vite préféré les disquaires et discothèques, à commencer par ma propre discothèque, ou, plus exactement, les rayons son de ma bibliothèque
où prend place (beaucoup de place) une musique non tant dématérialisée que se trouvant une nouvelle matérialité dans le disque, y compris les anti-records
… pas plus que pour les salles de cinéma qui, immobilisant complètement les spectateurs, les réduisent à une totale inactivité, et auxquelles, au grand dam des « cinéphiles », engeance qu’au demeurant je n’aime elle-même guère, pas plus que les bibliophiles, mélomanes et autres collectionneurs… j’ai rapidement préféré, dans une logique là encore toute benjaminienne, ma propre vidéothèque (les rayons vidéo de ma bibliothèque),
ce à l’encontre de Guillaume Basquin (Fondu au noir, Le Film à l’heure de sa reproduction numérisée), lequel se réclame pourtant, lui aussi paradoxalement, de Benjamin, alors que, comme le formulait celui-ci, la moindre qualité sensible n’en ouvre pas moins à quantité de nouveaux usages
… ou alors, au pôle opposé, le cinéma d’exposition,
quelque critique que je puisse faire des expositions elles-mêmes
… ainsi que le cinéma élargi, tant expanded qu’extended,
voire le cinéma, ou, comme préfère dire Philippe-Alain Michaud, le « film » réalisé sans appareillage technique d’aucune sorte (ni caméra, ni pellicule, ni projecteur, voire ni spectateur) comme dans le cas de Long Film for Ambient Light d’Anthony McCall
quand bien même, précisément, Michaud reste lui-même trop attaché à l’objet film ainsi qu’à la séance de cinéma,
quand bien même Maurice Lemaître avait eu parfaitement raison, avec sa notion de « syncinéma », d’attirer l’attention sur ladite séance de cinéma.

Quand j’ai eu 16 ans, une fois le bac passé, je suis « monté » à Paris faire une math. sup. et une math. spé. mon père (lui-même ingénieur) ayant « décidé », très « performativement », avant même que je naisse, que « ce » serait un garçon (à une époque où les filles n’étaient pas encore admises à Polytechnique)… et que je ferais donc « Polytechnique ». Étant à la fois bon en maths et intéressé par les maths, j’ai obtempéré afin, surtout, de pouvoir quitter Reims (où il n’y avait alors pas de math. sup. et de math. spé.) pour Paris… ville qui m’attirait surtout pour ses musées, galeries, librairies, voire même salles de cinéma et de concert. Ce qui fait que, effectivement, d’autant que les programmes d’alors de math. sup. et math. spé. se sont révélés particulièrement sclérosés, ayant à peine été retouchés depuis l’époque de mes parents
(alors que ce qui excitait ma curiosité en maths, c’était plutôt ce que l’on appelait alors les maths modernes)
… je me suis montré davantage accro aux expos et concerts qu’aux cours. Si bien que, en fin de compte, au vif mécontentement de mon père, je suis allé jusqu’à refuser de passer les concours et, faute de pouvoir changer complètement d’orientation, ai, tout en persévérant dans mon attirance pour l’art, poursuivi mes études de maths en fac, à l’Institut Henri Poincaré, en m’orientant vers les branches des mathématiques que je pensais le plus en rapport avec mes intérêts extra-mathématiques et mon goût pour l’abstraction (comme dans l’art de l’époque), la logique mathématique, la linguistique mathématique chomskysante alors en vogue et la théorie des catégories et des « structures »… où j’ai eu pour condisciple un certain Jacques Roubaud, qui voulait absolument m’apprendre à jouer au Go, ce à quoi je me suis toujours refusé, n’ayant jamais, dès ma « tendre enfance », été très joueur… et qui, un jour, me dit qu’il allait publier un recueil de poèmes (il s’agissait de ) qui, vraisemblablement, ne me plairait guère, que je jugerais par trop « classicisant ».

Cependant que, donc, j’assistais assidûment aux concerts du Domaine musical pour, bientôt, prendre conscience de l’impasse de la musique sérielle généralisée, celle-ci fût-elle plus ou moins ouverte à la Umberto Eco… et découvrir d’autres horizons,
la musique aléatoire, l’indétermination et le concert cagiens, Fluxus, la musique minimaliste…
… à l’American Center (à l’emplacement de l’actuelle Fondation Cartier) qui, derrière son architecture des plus désuètes, était alors le lieu de beaucoup le plus « vivant », le plus « inventif » de Paris
(en même temps que j’ai même commencé à m’intéresser à la musique improvisée, si détestée qu’elle fût par les sérialistes, et au jazz… en commençant par… le free)
… et que, explorant les galeries parisiennes, je dénichai la petite galerie de Denise Riquelme où, régulièrement, Henri Chopin venait présenter sa revue Cinquième saison qui allait bientôt devenir Ou. Là encore, quand bien même il aurait voulu me faire partager une conception par trop linéaire de l’art et de la poésie, j’ai « contracté » une énorme dette à l’égard de Chopin lui-même qui, avec beaucoup de générosité, m’a fait découvrir énormément de choses.

En même temps que, autour ou non de Chopin (car je ne voulais surtout pas me limiter à une seule direction), je fis la connaissance de nombreuses personnalités remarquables : l’ « excentrique » Raoul Hausmann. Pierre Albert-Birot qui souhaitait que je fasse jouer une de ses anciennes pièces à mes étudiants. Brion Gysin qui me disait que je le faisais penser à Ian Sommerville. Bernard Heidsieck, le premier autour de moi à remettre en question une poésie par trop exclusivement centrée sur elle-même, sans ouverture sur l’extérieur. François Dufrêne, le seul individu que j’ai connu capable de transformer l’annuaire téléphonique en poème. Paul-Armand Gette, venant lui-même des sciences naturelles. Julien Blaine et Jean-François Bory dont je partageais l’insatisfaction à l’égard tant du lettrisme que de la poésie concrète et du spatialisme. Robert Filliou, George Brecht et Benjamin Vautier qui m’introduisirent auprès de George Maciunas, lequel me donna lui-même à New York l’adresse de La Monte Young en me disant que celui qu’il appelait la prima donna vivait très reclus dans un logement dépourvu de tout moyen de communication avec l’extérieur
… quand bien même mes rapports avec Fluxus se sont trouvés compliqués par le conflit qui était intervenu dès 1964, à l’occasion de la création à New York d’Originale de Stockhausen, avant même que je connaisse l’existence de Fluxus, entre Maciunas et Henry Flynt (des positions duquel je me suis rapproché peu à peu malgré des rapports qui sont toujours restés très difficiles entre nous, la country vers laquelle il s’était redirigé par amour pour la musique populaire que rejetait pour sa part Stockhausen n’étant vraiment pas mon truc)
… mais aussi Christian Boltanski et Jean Le Gac, alors inséparables. Denis Roche, avec qui nous discutions de l’usage des différentes polices typographiques. Harry Mathews, qui me parlait tout le temps de Raymond Roussel. Olivier Mosset, qui peignait alors des A, vivant dans un appartement peint entièrement en blanc, presque entièrement vide
(fascination du vide que je ne suis pas sans moi-même toujours éprouver, pris en tenailles entre le trop-plein de mon appartement et l’aspiration au vide qui a été celle de nombreux artistes occidentaux de la fin du vingtième siècle eux-mêmes qui ont développé ce qui est devenu le « genre » à part entière de l’exposition vide)
… disant qu’il ne conservait rien, qu’il « balançait » même les livres une fois qu’il les avait lus… et qui me fit connaître Daniel Buren, qui m’introduisit lui-même à l’art américain de l’époque.

Tandis que Jacques Polieri qui me pressait pour que nous organisions de concert une nouvelle session du Festival d’Avant-Garde ouverte —en tout « modernisme » !— à tout ce qu’il pouvait y avoir alors de tant soit peu « innovant ». Etc. etc. Sans cependant que je me laisse jamais enfermer exclusivement dans un groupe quelconque, en dépit des sollicitations réitérées, entre autres, d’un Lemaître
… même si je finis par répondre à l’appel de ceux qui me pressaient de publier à mon tour
et participai bientôt à un grand nombre de revues tant en France qu’un peu partout dans le monde, relevant de ce que l’on a pu appeler l’ « Internationale des revues »… de revues, de festivals, de concerts et d’expositions,
cherchant non tant à faire moi-même œuvre qu’à fournir aux autres, sous forme de partitions d’actions, des indications plus ou moins détaillées (en fait de moins en moins détaillées, de façon à leur laisser le plus d’initiative possible) afin de les inciter à faire eux-mêmes œuvre,
mais toujours à l’encontre de toute improvisation
… en quoi j’étais, à certains égards, tout en étant, comme Emmett Williams, proche à la fois de Fluxus et de la poésie visuelle, relativement proche également de l’art conceptuel, quand bien même ce n’était pas tant de Joseph Kosuth que de Lawrence Weiner, et ai pu parfois y être rattaché, quand bien même là encore, à cette époque, je connaissais encore fort mal celui-ci,
prenant moi-même en compte, tout comme Weiner, que mes « méta-propositions » devaient être elles-mêmes formulées dans le langage lui-même (puisque, selon Wittgenstein que j’avais lu sous l’influence de mes amis anglo-saxons, il ne pouvait être de métalangage),
en usant de toutes ses potentialités, y compris sur le plan visuel,
y compris celles de la planche de bande dessinée
(plutôt que du strip, demeurant lui-même trop linéaire),
quand bien même le pop art n’avait et n’a toujours pas réussi à assurer à la bd une pleine légitimité artistique, faisant que la bd, en quête de légitimation, la bd dite indépendante en tête, ne tend que trop à se mettre à la remorque des genres les plus rebattus, les plus contestables : reportage, vulgarisation historique, biographie et autobiographie
… en même temps que j’inondais mes connaissances proches ou lointaines d’envois postaux dans le but de procurer à ceux-ci une diffusion échappant à la tutelle de l’institution artistique officielle, en quoi j’ai pu passer également pour l’un des pionniers du mail art,
faisant, tel un Monsieur Jourdain, du mail art sans le savoir (du « mail art sans mail art ») avant que celui-ci se trouve lui-même nommé, officialisé, légitimé, mué lui-même en genre à part entière par le livre de Jean-Marc Poinsot,
quand bien même, précisément, je n’excédais pas ainsi le cercle nécessairement relativement étroit de mes connaissances et ne sortais pas comme je l’aurais aimé du monde de l’art en place
… et que je fondais avec différents amis dont le plasticien Yves Charnay, l’écrivaine Claude Portail, le compositeur Georges Aperghis, le pianiste Gérard Frémy, le mime Luc Boyer… le groupe interdisciplinaire (ou aurait-il fallu dire « méta-disciplinaire » ?) à géométrie variable Meta-Art,
le méta-art étant, à l’image du positionnement qui était celui de la métaphysique aristotélicienne par rapport à la physique,
quand bien même, a contrario du regain actuel de la métaphysique, nous entendions nous-mêmes chercher à sortir, dans la mesure du possible, de la métaphysique
… à la fois ce qui était supposé venir « après l’art », après la mort de l’art à la fois constatée, annoncée et perpétrée par les avant-gardes,
… et ce qui « traitait » de l’art,
mon propos étant alors de surmonter le constat selon lequel, suite à une interprétation un peu rapide (que devait contester Arthur Danto) de l’apport de Duchamp, tout, désormais, pouvait être appréhendé comme art
(tout comme l’art peut lui-même être appréhendé comme s’il n’avait pas caractère d’art),
ce qui avait pour conséquence de tendre à paralyser toute nouvelle création artistique. Alors que, selon moi, non seulement « tout » pouvait être dit « être » de l’art mais « tout » pouvait servir à faire de l’art, à engendrer de l’art, et, en particulier, l’art existant lui-même. Tout, à commencer par l’art existant, convenablement (dé)codé (conformément à l’engouement de l’époque pour la question du code), pouvait être utilisé comme partition au sens musical (toujours, comme pour Fluxus, le paradigme musical !), comme partition à la façon de George Brecht ou des partitions d’Earle Brown à partir des peintures de Pollock… pour engendrer de l’art ou de la poésie, tout ce qui nous entoure pouvant être utilisé par tout un chacun comme partition pour engendrer de nouveaux artefacts artistiques ou poétiques
(ainsi, à Arras, en 1969, dans le cadre de Noroit 1, avons-nous, « public » compris, pris comme partition un agent de police en train de régler la circulation sur la voie publique, ce qui, comme de juste,
puisque toute pièce doit prévoir comment elle s’arrête
s’est terminé, là encore « public » compris, au poste de police).

Parallèlement à quoi je suivais, en auditeur libre, les séminaires de Greimas et de Barthes aux Hautes Études (Barthes affirmant que Sur Racine signifiait Sur le dos de Racine, qu’il n’avait en fait jamais lu Sade in extenso, le trouvant par trop ennuyeux, et qui, à mon grand étonnement d’alors, s’était mis à s’intéresser à la narration, à ce qu’il appelait le message narratif) et m’étais mis à la lecture de Lyotard et de Derrida. Et, en mathématiques mêmes, me proposais en toute ingénuité de mettre en rapport art et mathématique(s), cherchant à élaborer des langages formels à même d’engendrer de nouveaux artefacts artistiques… quand bien même cela s’avéra vite une impasse, les grammaires génératives ne rendant nullement compte de la façon dont les énoncés sont effectivement engendrés.

Cependant que, alors que je ne daignai pas répondre à l’invitation de Nicolas Schoeffer (dont j’ai été récemment étonné qu’il puisse, comme tant d’autres, être tiré de l’oubli relatif dans lequel il était tombé et faire retour sur la scène artistique)
… qui, de concert avec Michel Ragon lui-même ainsi que Yona Fredman, Water Jonas, Kenzo Tange… avait monté le Groupe international d’architecture prospective
… j’acceptai toutefois d’entrer précisément à la fois dans les deux groupes pluridisciplinaires rivaux qu’étaient le GMAP (Groupe de Musique Algorithmique de Paris) de Pierre Barbaud et l’EMAMu (Équipe de Mathématique et Automatique Musicales) de Iannis Xenakis dont j’ai été le seul membre commun, mais ne pus qu’y constater l’incompréhension (qui renforçait le pouvoir discrétionnaire du « leader plus ou moins charismatique ») entre mathématiciens et musiciens.

Ce qui fat que, pour ce qui est du rapport musique-mathématiques, je préfère désormais de beaucoup tant, si différentes puissent-elles être, la musique spectrale procédant de l’analyse informatique du spectre sonore que les compositions basées sur des procédés mathématiques élémentaires, « minimaux », tout en n’en étant pas moins débordantes d’humour, d’un Tom Johnson.

Sur quoi les « événements » de 68 sont venus me « surprendre »,
(« surprise de l’événement », comme dit Jean-Luc Nancy,
surgissement de l’événement à une époque où, pourtant, l’événement se trouvait dévalorisé au profit de la structure,
je n’étais pas particulièrement « politisé » mais me joignis sans hésiter, comme si cela allait de soi, au mouvement. J’enseignais alors les mathématiques —quand bien même ce n’étaient pas les mathématiques qui m’intéressaient au premier chef— à la Faculté des sciences d’Orléans et organisai, avec un étudiant, l’occupation de la bibliothèque universitaire d’Orléans, la seule à avoir été occupée en 68, y exposant les documents sur l’art de l’époque dont je pouvais disposer sur place et y créant à la fois un groupe de réflexion critique, le GRRRR (Groupe de Recherche et de Réalisation d’une Réflexion Révolutionnaire) (réflexion également sur la pédagogie, sur « l’utopie pédagogique » et le réformisme pédagogique, critique que je suis toujours resté à l’égard d’Ivan Illich), et une revue, Ne coupez pas, ouverte, en dépit de moyens extrêmement limités, tant à la réflexion politique à court comme à long terme qu’à la poésie visuelle et aux expériences de typo et de maquette, y compris la perforation et le pliage des pages,
avec toujours le souci de « combiner » mes différents pôles d’intérêt, si éloignés puissent-ils sembler.

Expérience que je poursuivis au lendemain des « événements » avec la création du Festival Permanent d’Orléans pour lequel je fis venir des artistes de mes amis.

En effet, je n’ai pas alors instantanément interrompu toute pratique artistique mais, dans un premier temps, ai plutôt cherché à infléchir ma pratique artistique en la conformant autant que possible à mes nouvelles préoccupations d’ordre davantage politique, si « ingénues » étaient-elles elles mêmes
comme dans le cas de l’action dont je viens de parler à Arras ou, également en 1969, en ouvrant avec d’autres intervenants au Musée Galliéra, dans le cadre de la VIe Biennale de Paris, un atelier collectif surtout destiné à semer la pagaille dans toute la Biennale en y introduisant, à la disposition du public, des matériaux salissants et en s’arrangeant pour que le public lui-même les répande et les dissémine en toutes directions,
intervention cependant aussitôt déjouée par l’Institution qui fit fermer l’atelier avant même l’ouverture de la Biennale
… d’autant que, alors que j’étais plutôt jusqu’alors « catalogué » (malgré mon souci de ne pas l’être) « art participatif », la reprise en mains de la « situation » par De Gaulle « agitant » le mot d’ordre de participation m’avait fait me poser des questions sur le bien-fondé cette notion
sur laquelle m’avaient déjà fait m’interroger les entretiens que j’avais eu avec Cage en 1966 à l’occasion de sa venue à Saint-Paul-de-Vence, où, à mon étonnement d’alors, Cage, entre deux de ses « hénaurmes » éclats de rire, m’avait part de son opposition à toute forme de participation en art,
le « participant » demeurant en fait toujours « inféodé » à celui qui le fait « participer » mais qui demeure, lui, maître du « jeu »,
le participant participant par là à son assujettissement même, « collaborant » (avec l’ambiguité qui est celle du terme de collaboration) à son propre assujettissement
(tout comme il en est toujours aujourd’hui tant de l’art dit interactif que du web participatif et de la démocratie dite participative elle-même).

Cependant que je réussissais à transformer une partie de mon enseignement à la Faculté des sciences d’Orléans en enseignement de l’épistémologie des mathématiques.

Mais l’opportunité se présenta bientôt à moi d’assumer, à côté de mon poste en mathématiques à Orléans, une charge de cours de pratique artistique au département d’Arts Plastiques de la toute nouvelle fac de Vincennes où je fus recruté non, bien sûr, pour mes diplômes en mathématiques mais pour les activités artistiques que j’avais exercées en parallèle
(alors que, les années précédentes, j’avais tendu à considérer les math. comme le gagne-pain me permettant d’avoir à côté l’activité artistique de mon choix, conformément à la double condition de l’écrivain ou de l’artiste dont a parlé Bernard Lahire)
(ce qui fait, en tout cas, que j’ai eu une « carrière » dans l’enseignement complètement « atypique », même si j’ai toujours énormément aimé l’enseignement).

Cependant bien vite se fit sentir l’obligation de théoriser davantage ma pratique, tant sur le plan artistique que sur le plan politique (et sur celui de leur rapport).

Les années précédentes déjà, parallèlement à mon activité artistique proprement dite, j’avais écrit nombre de textes d’ « inspiration » davantage théorique, notamment, dans la tradition avant-gardiste, des « manifestes »
(ce que me reprochaient du reste vertement certains de mes amis artistes, m’enjoignant de choisir une bonne fois pour toutes entre l’art et la théorie)
(en même temps que, afin de mieux faire la jonction, j’intitulais certaines de mes actions artistiques elles-mêmes, tant individuelles que collectives, « manifestes », tel le « manifeste-action » pour Sigma 3 à Bordeaux en 1967)
mais tout au plus y avait-il là, en calquant l’expression quelque peu méprisante qui était alors celle d’Althusser (que je n’avais pas encore lu) pour ce qui est des scientifiques, « philosophie spontanée d’artiste »,
d’où, donc, la nécessité pour moi de creuser davantage la théorie,
où l’on notera, au demeurant, l’ambiguïté du terme « théorie » qui ne précise pas à quelle discipline appartient ladite théorie,
ce dont, pour ma part, je me félicitais et me félicite toujours,
ce qui m’a fait m’intéresser de plus près au discours moderniste tant sur l’art qu’en général, dédoublé en fait entre discours moderniste et discours avant-gardiste,
voire détriplé entre discours moderne, discours moderniste proprement dit, et discours avant-gardiste,
et, alors que, pour ce qui est de l’art, je me sentais jusqu’alors plus proche des avant-gardes historiques et néo-avant-gardes, je me suis astreint à mieux cerner également ce qu’il en était du modernisme alors identifié aux écrits de Greenberg.

Ce à une époque où, cependant, la modernité, tant artistique qu’extra-artistique, se trouvait remise en question par ce que l’on commençait, après la vogue en art des néo-avant-gardismes au sens de Peter Bürger, à appeler la post-modernité, où étaient eux-mêmes soumis à la critique tant le modernisme greenbergien
(avec, là encore, l’incitation à rompre avec tout formalisme),
voire l’avant-gardisme lui-même
… que, dans le contexte post-68, la philosophie d’Althusser
(à laquelle, jusqu’alors, je ne m’étais guère intéressé, pas plus au demeurant qu’au marxisme historique, souscrivant sans réserve à la thèse qui était celle de Barthes dans « L’Activité structuraliste » selon laquelle, à la prédominance de l’histoire et du marxisme, avait succédé celle de « l’homme structural »).

Ce qui fait que j’ai lu simultanément Marx, Althusser et Rancière, Greenberg, Lyotard et Krauss,
elle-même en train de rompre avec Greenberg pour finir, quelques années plus tard, par se rapprocher de la critique formulée par Jameson à l’égard de la post-modernité elle-même
… et que,
« aidé » en cela par mes étudiants vincennois, souvent beaucoup plus politisés que moi,
j’ai de plus en plus tendu à remettre en question ma propre pratique artistique.

Au point, donc, de finir par interrompre celle-ci,
à l’encontre des nombreux artistes qui avaient eux-mêmes interrompu, pour des raisons d’ordre politique, leur activité artistique dès 68 mais qui, peu à peu, s’y remettaient,
et, alors même, pourtant, qu’il m’était enfin donné de surmonter la scission entre ma pratique d’enseignement et ma pratique artistique, je n’en entendais pas moins opérer la « coupure » la plus tranchée possible avec ma pratique artistique antérieure,
allant jusqu’à me séparer également d’une grande partie de ma bibliothèque,
quand bien même j’ai eu beau m’y attacher,
à la différence de la bouffée d’allégresse que j’avais pu ressentir en 68,
je n’ai jamais éprouvé de grand épanouissement dans le militantisme, étant toujours archi minoritaire où que j’aille,
devenir minoritaire célébré par Deleuze lui-même
… et quand bien même l’histoire (globale, et pas seulement locale) reste à faire (si tant est qu’elle ne le restera pas toujours) du contexte géo-historico-politique troublé de ces années-là,
ce qui ne m’empêcha pas de continuer à écrire
(de façon donc « méta-artistique »)
sur l’art qui continuait à se faire
dans une optique critique,
critique de l’art davantage que critique d’art
même si, pour ma part, je n’ai rien contre la critique d’art en tant que telle
… sans jamais réussir cependant, comme je l’aurais voulu, à y être totalement « indifférent »,
peut-être n’en ai-je pas moins en fait toujours continué à faire là art
(de l’art conceptuel bien sûr, voire de l’art critique !)
sous une autre forme, peut-être même pas si autre que cela,
peut-être même l’interruption même de mon activité artistique avait-elle, comme pour ce qui est de Lee Lozano, encore constitué un acte artistique,
un acte relevant de ce que j’ai appelé depuis « art sans art », puisque alors sans volonté d’art, sans intention d’art.

2 – Depuis, vous définissez d’ailleurs volontiers votre posture comme une « attitude » (au sens où vous rappelez que Michel Foucault parle d’ « attitude de modernité ») à la fois prospective et critique sur l’art en train de se faire. Expliquez-nous en quoi consiste précisément cette « attitude », comment elle s’est forgée pour vous, en quoi elle peut être différente d’une posture plus classique de critique, et ce qui, à vos yeux, la rend même plus pertinente et audacieuse dans son approche de l’art et dans la conscientisation qu’elle en aurait.

Dans mes textes le terme d’attitude ne renvoie effectivement pour le principal
ni à la notion d’attitude esthétique en tant qu’attention désintéressée qui a été vigoureusement critiquée par George Dickie
ni à la notion d’art d’attitude qui s’est dégagée (de façon en fait relativement confuse) de la célébrissime exposition Quand les attitudes deviennent forme montée en 1969 à la Kunsthalle de Berne par Harald Szeemann
mais à la notion d’attitude de modernité avancée par Michel Foucault dans sa fameuse conférence de 1984 « Qu’est-ce que les Lumières », où il s’agissait pour lui, après Baudelaire, de distinguer entre moderne et modernité, la modernité ne se définissant pas comme l’essence de ce qui est moderne mais consistant selon lui de façon générale à ne pas se borner à être moderne mais à adopter une attitude (une « attitude de modernité ») par rapport à ce qui, dans l’actualité du « moment » (avec le problème de savoir quelle est l’ « épaisseur » dudit moment, quelle est l’ « épaisseur du présent », instantanée ou épochale ?) est moderne, est tenu pour moderne, fest à la mode. « Un mode de relation à l’égard de l’actualité » qui exclut tout déterminisme : « un choix volontaire qui est fait par certains ; enfin, une manière de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche. Un peu comme ce que les Grecs appelaient un êthos »,
« êthos philosophique qu’on pourrait caractériser comme critique permanente de notre être historique »
(quelle que soit ma propre méfiance à l’égard de l’invasion de l’art par l’éthique, de la substitution de l’éthique, sinon à l’art, du moins à l’esthétique dont pourtant elle-même je me méfie)
… refusant tout ce qui se présenterait sous la forme d’une alternative simpliste et autoritaire », « pour ou contre »,
bien qu’« en lutte avec des attitudes de “contre-modernité“ »,
faisant « l’analyse de nous-mêmes en tant qu’êtres historiquement déterminés, pour un certaine part », mais pour une certaine part seulement.

Attitude (que Foucault, dans une conférence antérieure de 1978 intitulée « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung » malheureusement non reprise dans Dits et écrits, qualifiait d’ « attitude critique ») n’ayant cesse de se renouveler d’une « époque » à une autre si tant est qu’« époques » il y ait… Ou, du moins, d’une « actualité » à une autre,
qui, dans le cas de Kant, consistait à se positionner par rapport à l’Aufklärung elle-même en « tension » (se positionnant) par rapport à l’humanisme…
qui, dans le cas de Baudelaire, opposant pour sa part non plus tant ancien et nouveau, ancien et moderne, passé et présent, qu’actuel et éternel, consistait « à ressaisir quelque chose d’éternel qui n’est pas au-delà de l’instant présent, ni derrière lui, mais en lui »… en quoi la modernité, qui est celle du dandy qui ne se borne pas à s’accepter lui-même tel qu’il est « dans le flux des moments qui passent »… « se distingue de la mode qui ne fait que suivre le cours du temps »,
qui, aujourd’hui, selon Foucault, consisterait au contraire à rechercher, « dans ce qui nous est donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle est la part de ce qui est singulier, contingent et dû à des contraintes arbitraires », ne cherchant plus « à dégager les structures universelles de toute connaissance ou de toute action morale possible ; mais à traiter les discours qui articulent ce que nous pensons, faisons et disons comme autant d’événements historiques », ne déduisant plus « de la forme de ce que nous sommes ce qu’il nous est impossible de faire ou de connaître », mais dégageant « de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons ». Si « la critique, c’est bien l’analyse des limites et la réflexion sur elles » et si « la question kantienne était de savoir quelles limites la connaissance doit renoncer à franchir », « la question critique, aujourd’hui, doit être retournée en question positive […] Il s’agit en somme de transformer la critique exercée dans la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique dans la forme du franchissement possible »
quand bien même Kant lui-même ne se bornait nullement à poser des limites, mais était le premier à prôner leur transgression comme, à tous égards, dans le cas de la catégorie de sublime.

Sur quoi, dans différents textes, je me suis demandé
si l’avant-garde définissait elle-même une attitude de modernité ou s’il convenait de distinguer entre attitude d’avant-garde et attitude de modernité (par rapport au même substrat moderne),
s’il convenait de distinguer entre post-moderne et post-modernité et de définir une attitude de post-modernité,
s’il convenait de distinguer entre contemporain et contemporanéité, le contemporain comportant, selon Ernst Bloch, des éléments de non-contemporanéité… et de définir une attitude de contemporanéité
et si les différentes modernités alternatives qui ont pu être avancées ces dernières années pour chercher à contrer la crise de la modernité (modernité radicale, modernité liquide, modernité gazeuse, altermodernité, surmodernité, hypermodernité…) induiraient elles-mêmes autant d’attitudes de modernité.

Mais je me suis intéressé également à des attitudes non nécessairement critiques, telles la camp attitude et la fan attitude en tant qu’attitudes visant à se réapproprier des éléments prélevés dans la culture dite de masse elle-même dans une stratégie (ou, du moins, une tactique) non tant critique que de surenchère
(comme revendiqué par Baudrillard) :
dans la nécessité de ne pas en rester aux thèses qui étaient celles de la théorie critique et de la sociologie critique
et de surmonter, sinon de résoudre, la séparation entre art prétendument authentique et « culture de masse », si tant est que culture de masse non différenciée (selon quantité d’axes) il y ait encore actuellement
tout en rompant avec la passivité supposée des publics tant « élitiste » que « de masse », si tant est q’une telle distinction là encore soit encore opérante,
sans tomber pour autant dans la nouvelle utopie dite de la « révolution des amateurs ».

3 – La Société du Spectacle de Guy Debord a-t-elle été pour vous une lecture importante ? Quelles sont les personnalités critiques sur l’image et l’art qui vous ont marqué ces dernières décennies? Jean Baudrillard, Jean-Joseph Goux ou encore François Lyotard en font-ils partie ? Parlez-nous de vos lectures et des théoriciens et autres penseurs qui ont façonné votre esprit critique et qui vous semblent actuellement important de lire ou relire.

« Si, dit Anselm Jappe dans « Baudrillard, détournement par excès » (Lignes n°31, Le Gai savoir de Jean Baudrillard, février 2010), l’on voulait établir un classement des concepts utilisés actuellement de la manière la plus superficielle, la “société du spectacle“ se trouverait assurément dans le groupe de tête ».

Mais je n’en dirai pas moins pour ma part que La Société du spectacle est un livre qui m’a effectivement, à une « époque », beaucoup marqué
même si je dois dire que n’ai jamais trop apprécié son style
que tout le monde, pourtant, admire,
le jugeant par trop grandiloquent, visant par trop le « grand style ».

C’est de l’I. S. que, en 68, je me réclamais plus ou moins avant même de lire Marx et autres, d’autant que le situationnisme était lui-même issu de la sphère artistique tout en entendant rompre avec
au risque d’en demeurer lui-même à la « philosophie spontanée d’artistes »
et a pu ce faisant être donné pour la « dernière avant-garde »
(avant-garde, et pas seulement néo-avant-garde dans la mesure où le situationnisme entendait bien rompre avec l’art,
quand bien même ce qui pouvait être tenu pour rupture avec l’art par l’avant-garde n’en pouvait et n’en peut pas moins toujours être également tenu pour art, se faire réapproprier par l’art
tout comme ce qui cherche à rompre avec l’art du mainstream peut toujours se faire réapproprier par celui-ci
tout comme les hackers peuvent toujours se faire eux-mêmes « hacker » par le « pouvoir vectoriel »
quand bien même je ne pense pas que l’on puisse parler de « classe vectorielle » et de « classe hacker », et, a fortiori, que la « contradiction principale » soit désormais celle entre « classe vectorielle » et « classe hacker »)
… selon la thèse discutée par Jappe (L’Avant-garde inacceptable, Paris, Lignes, 2004) qui fait observer avec justesse que « Debord a eu recours (à la différence des théorisations avant-gardistes précédentes) à la critique marxienne du fétichisme de la marchandise […] Debord a appelé “spectacle“ le stade contemporain du fétichisme de la marchandise […] Dans le spectacle, la marchandise se donne à voir et pousse le spectateur à une contemplation passive permanente »,
tout comme, en fait,
à l’encontre de ce que, curieusement, profère Christian Ruby (« L’Art d’être un spectateur actif », Nonfiction, 6 mai 2017),
… dans le cas de l’antithéâtralité théorisée, en toute autonomie moderniste, par Fried pour ce qui est tant de la peinture moderniste que, déjà, de la tradition picturale célébrée, au dix-huitième siècle, par Diderot en ses Salons, dans laquelle les personnages, absorbés qu’ils étaient dans leurs propres actions, paraissaient indifférents à la présence du spectateur, tendant à nier jusqu’à l’existence de celui-ci
… quand bien même, précisément, Debord lui-même a le tort, en dénonçant le spectacle qui transforme le « citoyen » en simple spectateur, de présumer un spectateur par trop passif,
tout comme le défaut du courant de la critique de la valeur dont relève Jappe est de lui-même, quand bien même il s’en défend, tendre à trop s’en remettre à l’écroulement inéluctable du capitalisme sous l’effet de ses seules lois et tomber ce faisant dans une forme d’attentisme minimisant toute possibilité de lutte.

Là où Jean-Charles Masséra (« La Leçon de Stains (Pour une esthétique de la reconstitution) », Pierre Huyghe, The Third Memory, Paris, Centre Pompidou, 2000) a pour sa part cherché à « réactiver » La Société du Spectacle au regard de The Third Memory, le film dans lequel Huyghe s’est réapproprié Un après-midi de chien, le film de Sidney Lumet sur l’affiche duquel il était écrit « Et c’est tout vrai ! », dans lequel Al Pacino jouait le rôle du braqueur John Wojtowicz, lequel avait protesté, de son lieu de détention, par la voie des media, contre la spectacularisation des faits à laquelle s’était livré le film. Huyghe ayant proposé à Wojtowicz de rejouer, 25 ans après les faits, son propre rôle ou, plus exactement, le rôle de Pacino jouant son propre rôle : « en imaginant une reconstitution [non tant des faits que] du film de Sidney Lumet (Un après-midi de chien) dans lequel le personnage principal (Al Pacino) serait remplacé par la personne qu’il jouait (John Wojtowicz), Pierre Huyghe s’est peut-être engagé dans une voie où l’esthétique de l’appropriation d’une forme aliénante de la culture (le cinéma) cède la place à une entreprise (une tentative) de réappropriation des représentations qui parlent en notre nom et place, une tentative où [du moins] le sujet représenté —figuré— est invité à reprendre sa place au cœur même du dispositif spectaculaire qui l’a dépossédé de sa propre identité… Une invitation à commenter ses propres faits et gestes, à se les réapproprier, à reprendre la parole, à reconquérir sa propre image », à retrouver sa propre activité.

« Au lieu de ce qui est énoncé en termes généraux par Guy Debord : “Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation“, Jean-Charles Masséra, écrit Émilie Renard (« Et c’est tout vrai ! », Trouble n°2, 2002) introduit l’histoire d’un homme vivant : “Tout ce qui a été directement vécu par John Wojtowicz le 22 août 1972 dans une banque de Brooklyn s’est éloigné dans une représentation médiatique et fictionnelle. […] Jean-Charles Masséra débloque la situation de constat émise par La Société du spectacle en y introduisant un sujet (John Wojtowicz) replacé devant son image médiatique.

« […] Le rapport que décrit Masséra, de Pierre Huyghe avec le film de Lumet et le cinéma peut être comparé au rapport que Masséra entretient avec le livre de Guy Debord. Car ce livre a aussi une histoire, et peut être envisagé assez simplement comme une forme autoritaire ou qui fait autorité pour tout ce qui concerne la critique de la société su spectacle, société à laquelle l’art d’aujourd’hui appartient bel et bien ».

Baudrillard lui-même ? Surtout les textes les plus anciens, jusqu’à Simulacres et simulation. Les suivants m’ont souvent paru souvent insuffisamment aboutis en dépit de certaines « fulgurances ». Je partage une part de la critique de Jappe à son sujet.

Goux ? Je l’ai beaucoup lu à l’époque de Tel Quel, le tenant pour le plus prometteur, sur le plan théorique, des membres de la rédaction de Tel Quel… Mais je dois dire que, depuis lors, je ne l’ai plus guère lu, le pensant resté trop proche du structuralisme.

Lyotard m’a beaucoup apporté, ainsi que Deleuze, quand bien même je ne me suis jamais reconnu ni comme « lyotardien » ni comme « deleuzien » (ni comme quoi que ce soit d’autre), me contentant moi-même de puiser dans leurs philosophies comme dans d’autres philosophies des « outils ». À l’Université de Paris 8 j’avais de bons rapports avec tous deux (ce qui n’a pas toujours été le cas entre eux deux dont les relations étaient plutôt « compliquées »), alors que, à une certaine époque, j’ai eu maille à partir avec les « lyotardiens » comme avec les « deleuziens » (que l’on appelait alors indistinctement les « désirants ») qui se comportaient les uns et les autres de façon aussi sectaire, allant jusqu’aux menaces, que les membres des groupuscules gauchistes qu’ils abhorraient
(alors que les « badiouistes », organisés eux-mêmes en un authentique groupuscule, me faisaient à l’époque des avances répétées pour que je les rejoigne)
… même si, sur le plan de l’art, j’étais déjà plus proche de Lyotard que de Deleuze qui,
outre son bergsonisme qui, notamment pour ce qui est de la question de l’image, m’est insupportable (quand bien même c’était moi, alors responsable du département cinéma de Paris 8, qui lui avait demandé de faire, pour les étudiants de troisième cycle en cinéma, un cours sur le cinéma qui est à l’origine des deux tomes de Cinéma)
(quand bien même Bergson se montrait lui-même très critique à l’égard du dispositif technique du cinéma en tant que procédant toujours selon lui d’une conception du temps spatialisé, mécanique)
… en demeurait à la notion de composition (quand bien même il s’agissait pour Deleuze de composition du chaos) qui a été rejetée avec force par l’art du vingtième siècle depuis le constructivisme alors que Deleuze ne faisait même pas la distinction entre composition et construction,
quand bien même Lyotard s’est toujours en fait intéressé exclusivement à l’art moderniste, jamais à l’art se réclamant lui-même de la post-modernité
(de façon générale les philosophes me sont toujours apparus très décalés par rapport l’art en train de se faire,
quand bien même ce décalage peut aussi avoir ses côtés productifs).

Mais mon principal auteur de référence est demeuré Walter Benjamin. Auquel j’associerai les noms de Peter Bürger et de Giorgio Agamben.

Michel Foucault bien sûr, ainsi que Jacques Derrida. Et même Jürgen Habermas.

Jacques Rancière, en dépit ou en raison de tous mes différends avec lui.

Pour ce qui est de la philosophie politique : Chantal Mouffe, en dépit de mon hostilité à toute forme de populisme,
alors que je demeure réticent à l’égard du retour en grâce d’Althusser.

Pour ce qui est de la philosophie analytique, Ludwig Wittgenstein, Nelson Goodman et Arthur Danto.

Pour ce qui est de la sociologie, Pierre Bourdieu bien sûr, et, pour ce qui est de la sociologie post-critique, Luc Boltanski et Nathalie Heinich.

Bruno Latour.

Pour ce qui est de l’anthropologie, Philippe Descola et Eduardo Viveiros de Castro.

Pour ce qui est du post-féminisme, Judith Butler bien sûr, Beatriz/Paul B. Preciado.

Pour ce qui est de la théorie artistique, Daniel Charles, Rosalind Krauss, Hal Foster, Benjamin Buchloh, Boris Groys.

Même si je ne lis pas que de la théorie ; je lis simultanément théorie et littérature, des romans, mais aussi beaucoup de poésie,
sans m’en tenir à telle ou telle chapelle littéraire ni à tel ou telle aire géographique.

Et, à l’encontre de toute politique d’auteurs, je ne m’attache pas tant à tel ou tel auteur qu’aux textes, voire même à des fragments de textes (alors que, du même auteur, je peux très bien ne pas apprécier tel autre texte ou fragment de texte, ou à la fois apprécier un texte sous tel ou tel aspect, et ne pas l’apprécier sous tel ou tel autre aspect).

4 – En collaborant et en publiant dans de nombreux périodiques français ou internationaux tout en co-fondant vous-même plusieurs titres, vous avez également été ce qu’on appelle communément un « homme de revues ». Pouvez-vous revenir sur cette période de dynamique « collective » dans les milieux artistiques et intellectuels, que l’on ne nommera pas un « âge d’or », mais qui y ressemble fortement du fait de la ferveur sociétale qu’elle générait. D’après vous, tout cela a-t-il disparu à cause du développement des supports numériques tels les sites, les blogs et les réseaux sociaux, ou plus simplement, à cause d’une certaine lassitude du public pour la « chose » de l’art tout comme on le voit également en littérature ?

Il ne me semble pas que l’on assiste actuellement à un quelconque mouvement de désaffection pour l’art. Bien au contraire, l’art n’a jamais été aussi omniprésent, le marché de l’art a jusqu’ici résisté à la crise économique comme, récemment, le titrait triomphalement le Journal des arts, et le « monde de l’art » s’est élargi de façon considérable, tant géographiquement (ou géopolitiquement) que socialement et, pour ce qui est tant des artistes que des institutions, en se féminisant davantage,
quitte, en réinvestissant l’opposition que faisait Adorno entre art et culture, à ce que souvent l’art se mue en culture,
… au point que l’on a pu dénoncer l’excès d’art, le « trop-plein d’art »,
voire la pollution de tout par l’art,
d’autant que tout, potentiellement, peut donner naissance à art,
excès qui, comme toujours, rejoint le manque.

Certes les revues ont quasiment entièrement disparu
(quand bien même il existe encore des fanzines).

Mais sans doute cela est-il pour le principal effectivement causé par le développement des sites, blogs et revues en ligne, lequel a à la fois grandement contribué à mettre les revues papier en crise et tendu à suppléer à leur disparition
(j’ai moi-même, après avoir participé à des émissions sur des radios libres, pendant des années animé un blog avec Jean-Baptiste Farkas)
… même s’il ne faut pas mythifier pour autant un quelconque « âge d’or » des revues,
quand bien même il y a bien eu une « Internationale » des revues
qui a précédé la mondialisation de l’art elle-même
comme, historiquement, il y avait eu une république des lettres qui, d’emblée, bien avant ce que Pascale Casanova a appelé la république mondiale des lettres, avait eu caractère international, quoique limité à l’Europe
et aux seuls « lettrés ».

Mais l’Internationale des revues, tout comme le mail art,
les poèmes-tracts et poèmes-affiches
ou les émissions sur les radios libres,
toute internationale qu’elle était, ne touchait à vrai dire elle-même qu’un public extrêmement limité.

5 – Vous qui avez été enseignant à l’université et avez connu des années que l’on considère aujourd’hui comme « glorieuses », diriez-vous que cette époque révolue a « démocratisé » l’art ou, au contraire, qu’elle l’a rendu moins accessible, le transformant en une simple marchandise de luxe, qui plus est… plutôt inoffensive ? Autrement dit, pensez-vous que l’art a encore aujourd’hui une fonction de résistance, de catalyseur social ainsi qu’une dimension de radicalité et d’humanisme, ou bien ces fonctions ne sont-elles plus qu’un leurre découlant précisément de ces « trente glorieuses » ayant fait de la « lutte » et de la « rébellion » dont l’art était intrinsèquement porteur, les termes et les notions mêmes du consentement général et de l’entertainment propres au marché qu’il représente aujourd’hui ?

Le mot d’ordre de démocratisation de l’art a déjà fait l’objet de maintes critiques dans la mesure où il revient soit à prôner la démocratisation du seul art tenu pour légitime, soit, au pôle opposé, à se confondre avec sa massification
en même temps que, en le rendant plus accessible, il tend lui-même à transformer l’art en simple marchandise… à, comme disait Lukács, le « réifier »… voire, en l’ « enculturant », à comme disait Adorno, le « désartistiser ».

Contrairement à Deleuze, dans sa conférence de 1987 à la FEMIS intitulée « Qu’est-ce que l’acte de création ? », si je suis d’accord pour distinguer entre art et info-com, je ne pense pas qu’il y ait pour autant « une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance »,
quand bien même il s’agissait avant tout, pour Deleuze, de résistance à l’information et à la communication.

Tout au plus l’art PEUT-il lui-même, en certaines circonstances, constituer un acte de résistance.

L’art comme pouvant servir de catalyseur social comme dans le théâtre-forum d’Augusto Boal qui entendait transformer les spectateurs en acteurs ? Certes. Mais l’art n’a que trop servi de simple « lubrifiant social ».

Contrairement à Marie José Mondzain qui, dans son dernier ouvrage, Confiscation, Des mots, des images et du temps, sous-titré Pour une autre radicalité, entendant réhabiliter la notion de radicalité à l’encontre de l’actuel usage du terme de « radicalisés » pour désigner les partants pour le jihad présumés s’en tenir à l’interprétation littérale, première, de l’Islam,
selon Olivier Roy et Alain Bertho non pas tant radicalisation de l’Islam qu’« islamisation de la radicalité », de la « révolte radicale », de la révolte générationnelle,
selon Gilles Kepel au contraire simple mot-écran, prénotion d’origine américaine au sens de Durkheim empêchant de penser la spécificité du jihadisme salafiste,
selon Frédéric Neyrat dans Le Terrorisme, Un concept piégé, double détermination : fondamentalisme musulman et globalisation
… suggère d’en revenir à la racine du mot « radical », précisément radis, racine,
quelque problématique soit toujours la quête de racines,
ce en quoi, énonce Nicolas Bourriaud dans Radicant, « le modernisme fut de bout en bout un éloge de la racine. Il fut radical. Les manifestes artistiques (ou politiques) appelèrent, au cours du XXe siècle, à un retour à l’origine de l’art ou de la société, à leur épuration afin d’en retrouver l’essence »,
quand bien même il en appelle lui-même pour sa part aux plantes radicantes, tels le lierre et le chiendent, plantes qui, se courbant vers le sol, y font pousser des racines adventives en s’adaptant à la nature du sol, pouvant même aller jusqu’à se couper de leurs racines premières et à se réenraciner ailleurs,
ce qui fait que Bourriaud aurait dû appeler la modernité alternative qu’il appelle lui-même de ses vœux non pas « altermodernité » mais, si le terme n’avait pas été déjà pris par Anthony Giddens, « modernité radicale »
… pour ma part je me borne à employer le terme de « radical » au sens historique de l’architecture radicale des années 60-70 (Archizoom, Superstudio, Walter Pichler, Hans Hollein lui-même…) qui, plutôt que, comme allait s’y employer le postmodernisme, de critiquer l’architecture et l’urbanisme modernistes ou de chercher à aller à leurs sources, au contraire en « rajoutait » elle-même sur eux, les « radicalisait »
(radicalisant aussi le fait qu’il ne s’agissait que d’architecture de papier, non destinée à être effectivement construite,
tout en recourant aussi à la performance),
les tirant à l’absurde, utilisait à leur égard la tactique baudrillardienne de la surenchère, de l’excès, que, contrairement à Jappe, je ne récuse nullement,
ce qui, à la différence d’une littérature et d’un art critiques, peut également être le fait de la littérature et de l’art sur un plan non plus autoréflexif mais, comme dans les dystopies, sur celui de leur rapport même au monde, à la réalité.

Quant à l’humanisme, autant il a constitué historiquement, lors de la renaissance, un important courant de pensée, autant je suis très réservé à l’égard de l’emploi du terme en dehors du contexte historique dans lequel il est apparu, à une époque où, désormais, anthropocène ou pas, le pouvoir discrétionnaire que l’homme s’est accordé sur les autres espèces, tant animales que végétales, ainsi que sur la planète entière, voire le cosmos, commence à être fortement remis en cause,
d’autant que je reste très marqué par l’anti-humanisme tant structuraliste que foucaldien,
quand bien même là encore Neyrat, dans Homo labyrinthus, Humanisme, posthumanisme, fait observer que l’humanisme continue de hanter les antihumanismes et posthumanismes,
comme il y a déjà du posthumanisme dans l’humanisme pour qui, déjà, l’homme, privé en quelque sorte de nature propre, n’est ce qu’il est, qui le différencie des animaux, que grâce à l’apport des techniques.

6 – Comme nous le voyons dans la vidéo réalisée par Isabelle Rozenbaum, votre appartement est conçu et aménagé entièrement en… bibliothèque ! Vous vivez parmi des milliers d’ouvrages, de périodiques, de films et d’archives de toutes sortes. Qu’est-ce qui vous a poussé à édifier cet appartement en bibliothèque que l’on pourrait presque qualifier, à la Rabelais, de « monstrueuse » ou comme Foucault, de « fantastique ». Vous faites en effet orgie de lectures chaque jour de votre vie depuis des décennies et représentez ainsi, à votre manière et à nos yeux, l’un des derniers véritables « fous littéraires » de ce monde. Parlez-nous de cette névrose que vous avez des livres…

Fou littéraire ? Je ne sais pas, je ne pense pas,
non que j’aie quoi que ce soit contre les fous littéraires (ou les fous en général si fous il y a)
mais ce n’est en tout cas pas du tout comme ça que je me vois, et je ne pense pas répondre exactement à la définition (qui porte non tant sur la possession que sur le faire),
quand bien même, sans doute, la définition en reste-t-elle très ouverte,
et même si les fous littéraires ne sont jamais conscients d’en être, on n’est jamais fou littéraire intentionnellement.

C’est peut-être ma bibliothèque qui est un peu « folle », quand bien même elle-même n’a eu au départ aucun caractère intentionnel mais a « vécu » sa propre vie, de façon relativement autonome de moi
(bien sûr, seulement relativement car m’obligeant à modifier en conséquence ma propre vie)
… telle une excroissance corporelle.

À moins, au contraire, qu’elle ne puisse plus être distinguée (ni détachée) de moi. Qu’elle me « colle à la peau »
dans l’incapacité où je suis de m’en défaire.

Même le terme de fou d’art et de livres
(de livres —et autres « supports » – et pas seulement de littérature,
notion qu’au demeurant notamment Todorov a renvoyée à sa propre ambiguité
… quand bien même il est de la littérature hors de la littérature)
… ne me semblerait pas plus adapté car je suis loin de « raffoler » de tous les livres, j’en exècre beaucoup,
quand bien même ma bibliothèque, qui, tout en étant une sorte de Merzbau, est avant tout une bibliothèque non pas de bibliophile mais de travail (quand bien même elle n’est évidemment pas que cela), contient elle-même certains livres dont je ne « raffole » pas du tout,
sans pour autant, comme je je l’ai fait pour certains livres, que j’aie nécessairement l’intention de m’en débarrasser ; il faut bien travailler sur des livres que l’on n’apprécie pas nécessairement,
en quoi elle n’est même pas exactement conforme à mes goûts,
en même temps qu’elle contient des ouvrages que je puis à la fois « aimer » pour certaines raisons (ou sans trop savoir pourquoi) et ne pas « aimer » pour d’autres raisons (ou sans trop savoir pourquoi) (il est toujours un je-ne-sais-quoi), les goûts n’étant eux-mêmes pas dichotomiques
… en même temps qu’elle ne contient bien entendu ni tous les livres que j’ai lus (alors qu’elle en contient beaucoup que je n’ai pas encore lus et que, pour certains d’entre eux, je ne lirai sans doute jamais) ni tous les livres que j’aimerais avoir lus ou « avoir »,
quand bien même le terme « avoir », comme celui de « posséder », m’est déplaisant : « possède »-t-on jamais un livre ?
…(comme, déjà, il est particulièrement désagréable sur le plan du rapport amoureux)
… pour des raisons tant d’ordre économique que de temps
(la finitude de ma bibliothèque me renvoyant à ma propre finitude)
… et de place (il m’aurait fallu une bibliothèque à croissance illimitée du type du projet de musée à croissance illimitée de Le Corbusier).

7 – Dans L’Art dans l’indifférence de l’art (PPT éditions, 2001), vous écrivez : « Le pire ennemi de l’art, ce n’est, contrairement à ce qu’a pu donner à croire, la modernité, ni la vie, ni le monde moderne, ni la culture mass-médiatique moderne, autrement dit un hypothétique ennemi extérieur, c’est l’art lui-même, et ce pas seulement au sens où l’art aspirerait à sa propre fin ». Pouvez-vous développer ce point de vue et nous expliquer pourquoi l’art se conduirait-il ainsi ? Ce constat relève-t-il d’une situation plus ou moins actuelle ou s’applique-t-il à toutes les époques, notamment liées aux périodes d’événements historiques cruciaux sinon majeurs (1789, 1848, 1870, 1914, 1939, 1954, etc.) comme marqueurs de goûts et de pratiques ? Pouvez-vous nous indiquer la finalité d’un tel process si ce n’est donc cette annihilation même de l’art par ses propres moyens ? Mais, ne diriez-vous pas aussi, finalement, que ce process est une évolution naturelle de l’art vers ce qu’il deviendra – à savoir « autre chose » ? D’après-vous, peut-on opérer un constat identique concernant d’autres domaines ou cette situation est-elle seulement propre à l’art ?

Peut-être, à la réflexion, « rétroactivement », aurais-je mieux fait d’écrire que le pire ennemi de l’art, c’était non pas tant l’art, ni même, comme le présume la critique institutionnelle, « l’institution artistique », voire la critique elle-même,
que le « monde de l’art »
(si j’ai moi-même voulu arrêter ma pratique artistique, c’était sans doute, outre les raisons d’ordre politique que j’ai précédemment évoquées, pour parodier le titre d’un livre de Bourdieu soi-même, par désamour non tant de l’art que du monde de l’art au sens de Howard Becker auquel je me trouvais incorporé, bourré qu’il était de rituels obsolètes, débordant de petitesses que persiflait Ben Vautier dans son bulletin Tout),
tout au plus puis-je encore hésiter entre tenir pour « pire » ledit « monde de l’art » ou le « champ de l’art » au sens de Bourdieu,
la notion de « monde de l’art » s’avérant, tout comme la notion générale de « monde social » en quelque domaine que ce soit, par trop consensuelle
là où l’art, comme la politique, voire comme la science, est plutôt,
à l’encontre tant de la conception kantienne du beau
que de l’éthique de la discussion habermassienne,
affaire de dissensus,
quelque distinction que, pour ce qui est de la science, il convienne, avec Thomas Kuhn, d’opérer entre science « normale », « paradigmatique », relativement consensuelle, et « révolutions scientifiques »
… centrée qu’est la notion de monde sur les relations de coordination et de coopération, là où la notion bourdieusienne de champ artistique, comme sa notion générale de « champ », en quelque domaine que ce soit, met davantage l’accent sur les frictions, sur les luttes, tant les luttes internes au champ que les luttes pour l’accès même au champ, mais la notion de monde de l’art présentant l’avantage de ne pas inclure que les seuls artistes mais également tous ceux qui « collaborent », à des titres divers, avec eux, tous ceux qui « interagissent » avec eux,
la sociologie interactionniste se focalisant sur les relations interindividuelles tenues à la limite pour premières par rapport aux individus eux-mêmes
… là où la notion de champ est liée à celle d’autonomie (ou, du moins, d’autonomie relative), là où la constitution historique d’un champ, en quelque domaine que ce soit, coïncide avec l’autonomisation supposée de celui-ci,
quand bien même, selon Bourdieu, les différents champs sociaux ne se sont pas historiquement autonomisés simultanément mais de façon autonome les uns des autres, en l’absence de tout déterminisme, le champ artistique s’étant, selon lui, constitué à l’époque de Manet après une première étape ayant consisté en la création en France, quelques années après celle de l’académie française,
elle-même précédée, comme l’a souligné Alain Viala dans Naissance de l’écrivain, par l’essor de tout un « réseau » académique,
… de l’académie royale de peinture et de sculpture,
quand bien même, pour ma part, je partage la méfiance qui était celle de Lyotard envers toute périodisation qu’il tenait elle-même pour moderniste,
cependant que, si, pour moi, il n’est plus question de rejeter la notion d’événement au profit de la structure, je n’en demeure toujours pas moins réticent à l’égard des prétendus grands événements et continue à les tenir pour moins décisifs que les micro-événements de la micro-histoire, celle-ci fût-elle « globale ».

Ce qui fait que j’ai été très déçu par la récente Histoire globale de la France publiée sous la direction de Patrick Boucheron, habituellement mieux « inspiré », qui fait la part trop belle aux dates, fussent-elles très légèrement décalées par rapport aux dates habituellement retenues par l’histoire officielle,
quand bien même je ne partage nullement la critique qu’en a faite Pierre Nora dans l’Obs du 29.03.17 là où Boucheron et des collaborateurs avaient au moins eu le mérite de chercher à désenclaver l’histoire de France, à la « désidentitariser »
alors que je partage l’idée émise par Boucheron et ses collaborateurs dans leur réponse à Nora (l’Obs du 06.04.17) selon laquelle, là où, selon Nora à la suite d’Halbwachs, l’on était passé, au cours du vingtième siècle, d’une « histoire-mémoire », sans distinction entre mémoire et histoire, ayant pour fonction de légitimer la République naissante et de contribuer à forger le sentiment national ou, comme dit Benedict Anderson, l’ « imaginaire national »… à la séparation entre histoire et mémoire et « l’avènement de la société en lieu et place de la nation », la légitimation, étant désormais assurée non plus par le passé mais par le futur selon ce que François Hartog a appelé le régime d’historicité moderne ou futuriste
… serait à présent (à présent que le futur serait perçu davantage comme menaçant que comme prometteur) à déconstruire leur opposition
(tout comme serait à déconstruire l’opposition positiviste entre histoire au sens de narration et science historique, entre discipline littéraire et discipline scientifique, entre « petite histoire » et « grande histoire »)
… l’autonomisation (relative) de l’art (ou, du moins, de la peinture et de la sculpture) au sein de l’académie royale de peinture et de sculpture étant elle-même supposée signifier son entrée dans le modernisme,
modernisme qui, précisément, a peut-être lui-même été la pire chose qui pouvait arriver à l’art
… tandis que, pour Becker, les mondes de l’art « connaissent des transformations incessantes, graduelles ou brutales. De nouveaux mondes de l’art voient le jour, d’autres vieillissent et disparaissent. Aucun monde de l’art ne peut se protéger longtemps ou complètement contre les forces de changement, qu’elles proviennent de l’extérieur ou de tensions internes » (où Becker n’en fait pas moins lui-même état des « tensions » qui couvent au sein même des mondes de l’art).

À moins que le « pire ennemi de l’art » ne soit justement le « réseau de l’art »,
le « réseau », là encore en quelque domaine que ce soit, allant bien au-delà des seules « interactions » face à face entre personnes et intégrant personnes, objets, agencements d’objets, institutions, discours… tenus les uns comme les autres pour des « actants »,
quand bien même la sociologie des réseaux sociaux met habituellement par trop en avant les réseaux de communication au détriment des réseaux d’activité,
mais réseau que, précisément, il conviendrait de déconfiner, de ne pas limiter à l’art mais d’ouvrir à ce qui n’est pas nécessairement art, établissant des connexions tant entre art tenu pour légitime et art non tenu pour légitime comme entre les différentes sphères de légitimation) qu’entre ce qui est tenu pour art et ce qui ne l’est pas.

(Sur quoi sans doute l’art, comme tout en ce « monde », est-il appelé à disparaître. Est-ce à dire que l’art, en perdant sa « belle autonomie », est appelé à se dissoudre dans le « grand tout » de « la vie », catégorie elle-même ô combien mythifiée en tout vitalisme, à commencer par Dewey ? Mais encore, pour l’heure, l’art semble-t-il plutôt se dissoudre, indifféremment,
– comme le redoutait déjà Adorno, dans la culture,
– ou comme le redoutait lui-même Debord, dans le spectacle,
– voire, en se réappropriant l’intitulé de l’exposition de Beaubourg de l’an 2000 dans le sillage de celle qu’avait montée, sous l’intitulé Let’s Entertain, Philippe Vergne au Walker Art Center, au-delà même du spectacle ? dans l’entertainment généralisé, « expanded » (là où, à la génération précédente, Krauss avait elle-même parlé de la sculpture « in the Expanded Field »)
… dans le divertissement, qui nous divertit au sens de « nous détourne » de la, voire de notre réalité en même temps qu’il nous ramènerait à notre réalité qui, comme l’affirmait déjà Pascal, est d’éprouver le besoin d’en être diverti
– ainsi que, comme l’a avancé Hal Foster, dans le design lui-même « expanded », « total », dans le design de la vie si l’on veut, l’utopie avant-gardiste, à contre-courant du modernisme, de l’art et la vie confondus, de l’art se dissipant dans la vie, s’étant muée en design, en bio-design, comme si le design était lui-même le produit de la déconstruction de la contradiction art/vie,
comme cela avait en fait commencé dès l’U.R.S.S. avec la mue du constructivisme en productivisme).

8 – Dans votre essai Contre l’art global : pour un art sans identité (Ère, 2007) vous déclarez ceci : « L’art global n’est pas tant un art intégral qu’un art intégralement intégré, ayant – après l’échec de ce qu’il pouvait encore y avoir de velléité critique dans le postmodernisme et le constat que toute visée critique se trouve inexorablement absorbée par ceci même dont elle entend faire la critique – abandonné toute dimension critique qui supposerait un ailleurs, s’appliquant sans relâche à faire passer dorénavant toute ambition critique pour réactive ». Comment concevez-vous ce dernier terme au regard même de la posture qui est la vôtre par rapport au « système ». La réaction ou la réactivité ne sont-elles pas le nom d’une critique perçue essentiellement comme « réactionnaire » ? Mais, ne peut-on pas justement estimer aussi que pour être crédible, sinon avoir quelque chose à nous dire, la critique de l’art doit préférer la forme du « jugement » plutôt que celle de la « défense » ?

À l’encontre de Heinich, je ne crois absolument pas à la possibilité de s’en tenir à la neutralité axiologique.

À l’encontre de Deleuze dans « Pour en finir avec le jugement », je ne suis nullement hostile à toute forme de jugement,
quand bien même, comme le stipule notamment Antoine Hennion, le goût ne se limite pas au seul jugement,
je puis même, à l’instar de Thierry de Duve, penser que, qu’on le veuille ou non,
à l’encontre de la distinction traditionnelle (si tant est que les deux disciplines doivent être séparées) selon laquelle, là où l’ « esthéticien » juge, l’historien de l’art, lui, ne jugerait pas
(d’où l’ahurissement de mes étudiants quand, une année, en plus de mon enseignement à Paris 8, j’ai assumé une charge de cours en histoire de l’art à Paris X- Nanterre)
… qu’on le veuille ou non, l’on émet toujours un jugement,
un jugement artistique sinon nécessairement un jugement esthétique,
l’on ne peut s’empêcher de juger.

Tout en partageant la critique que font Boltanski et Chiapello,
outre de la sociologie critique
(sociologie critique et théorie critique critiquables tout particulièrement pour les jugements par trop à l’emporte-pièce qu’elles portent sur la culture industrielle,
terme que s’est pour sa part réapproprié à sa façon la musique industrielle)
… de la critique artiste,
sachant que la critique peut toujours elle-même faire l’objet d’une réappropriation par ce dont elle est la critique,
et quoique pouvant préférer à l’occasion la surenchère baudrillardienne, voire l’excès bataillien, à la critique
(comme dans le cas de Luther Blissett —de la « mouvance » Luther Blissett— et des Yes Men qui, plutôt que de chercher à rectifier les faussetés diffusées par les mass media
comme entendait le faire un Masao Adachi, revendiquant pour sa part un cinéma de propagande susceptible de s’opposer à la « désinformation » entretenue par les mass media : « La propagande, c’est l’information immédiate. L’information, c’est la transmission de la vérité » (« Théorie stratégique de l’activisme cinématographique, Manifeste pour le film Armée rouge/FPLP : Déclaration de guerre mondiale »)
… y répondent eux-mêmes en renchérissant dans la fausseté),
je ne pense nullement pour autant que la critique soit nécessairement réactive au sens critiqué par Nietzsche,
ne pensant ni que l’indistinction croissante des rôles entre artiste et critique d’art, indistinction dont l’on ne peut, en soi, que se féliciter… implique que la critique d’art doive être abandonnée au profit de la parole autocomplaisante de l’artiste s’en tenant à ses seules intentions sur sa propre pratique, dans l’impossibilité où il se trouve de toute pensée autocritique,
… telle que, pourtant, elle s’ « étale » de plus en plus dans les publications sur l’art, participant de la crise desdites publications,
… ni que l’art doive abandonner toute critique, tant de l’art que de la société,
ou, plutôt, à la fois de l’art et de la société, l’art ne pouvant critiquer avec quelque efficacité la société que s’il se remet lui-même en question, que s’il commence par se montrer autocritique
… quand bien même le terme d’art critique évoque pour moi par trop le réalisme critique lukacsien
(quand bien même Lukács lui-même observait que l’art critique ne saurait être ramené au seul art consciemment critique)
… et l’art critique relève toujours d’un art représentatif auquel j’entends pour ma part opposer un art susceptible d’agir, un art performatif
là où Masao Adachi n’en appelait pas moins lui-même à une certaine performativité transformant la représentation en action et « propageant » la lutte, appelant les spectateurs d’Armée rouge/FPLP à rejoindre l’armée rouge prolétarienne afin de combattre l’impérialisme partout dans le monde
… et, dans « Que ne pas faire ? Antithèses pour un cinéma militant », opposait au projet de Godard, dans son article au titre léniniste « Que faire ? » paru dans Afterimage, contemporain de Luttes en Italie… non tant de « faire des films politiques » que de « faire politiquent des films »son propre projet non tant de « faire des films activistes » que de « faire des films de manière activiste »
… quand bien même l’art performatif lui-même non seulement demeure d’une capacité d’action des plus limitées,
mais peut tout aussi bien agir dans un sens jugé « négatif »
comme cela peut très bien s’avérer le fait de toute musique,
même la musique la plus anodine ou la plus aimée,
qui, répétée, mise en boucle, ressassée, faisant retour de façon obsédante ou plutôt, comme dit Peter Szendy (La Philosophie dans le juke-box), « revenante […], comme un fantôme qui viendrait nous hanter »,
peut se transformer en arme de guerre ou instrument de torture comme à Guantánamo.

Et, en tout cas, je me montre très critique à l’égard non tant du « système » que du terme même de système employé avec un article défini (« le système ») dans une acception qui n’a rien à voir ni, en logique, avec la notion de système formel, ni avec la théorie générale des systèmes de Ludwig von Bertalanfly, si critiquable déjà s’avère celle-ci avec sa notion d’auto-organisation renvoyant à la cybernétique,
« le système » étant ce contre quoi s’insurge le populisme en bloc au lieu de procéder à l’analyse de ses contradictions internes, classistes et autres.

9 – Il nous semble que votre « attitude » ressort parfaitement dans la formulation de ce « poème-affiche » qui, dans votre essai Contre l’art global, s’achève par ces mots : « L’art de ne pas s’afficher / L’art de s’afficher sans s’afficher / L’art de s’afficher sans s’afficher en tant qu’art ». Comment envisagez-vous cette forme textuelle de critique (proche en ce sens des prospectus surréalistes, lettristes ou situationnistes) dans votre travail ? Est-ce, à vos yeux, la meilleure forme pour produire une critique créative de l’art ou plutôt une création critique de l’art, c’est-à-dire une critique plus ancrée, plus vivante et qui définit le mieux cette démarche « méta-artistique » dans laquelle vous vous inscrivez ?

Ce texte, « L’Art de s’afficher », a effectivement fait l’objet, dans une mise en page davantage élaborée et sur support grand format, d’une campagne d’affichage public par le groupe Tract’eurs, animé par Antonio Gallego et Roberto Martinez, qui m’en avait fait la demande. Mais c’est là l’un des « derniers restes » d’une activité que j’ai arrêtée.

Critique ici non tant de l’art que du monde de l’art, dont vous noterez le caractère ironique,
ironie, comme toujours, tournée d’abord contre soi-même.

Dans le même ouvrage vous trouvez un autre texte, intitulé « Rue de la Gare », écrit à l’occasion de la XVe Biennale de Paris,
XVe Biennale de Paris en fait issue de la réappropriation de la Biennale de Paris entrée en désuétude par une poignée d’artistes qui en avaient, très légalement, racheté le nom tombé dans le domaine public
… présentant ce qui était alors la zone d’aménagement concerté (Z.A.C.) de la rue de la Gare à Aubervilliers,
sorte de paysage post-apocalyptique que, dans l’attente de travaux de réaménagement qui ont eu lieu depuis, s’étaient réapproprié à leur manière tant la végétation, toujours à même de repousser dru là où rien n’est plus supposé pouvoir pousser, que différentes populations, squatters, migrants de diverses origines, dragueurs homos… se « côtoyant », se croisant parfois (non sans frictions et incidents plus ou moins graves) en autant de trajectoires avec chacune ses lois propres et ses repères propres
… comme une occurrence de ce que j’appelle de l’art sans art
en l’intégrant donc à la Biennale de Paris
sans pour autant chercher en quoi que ce soit à inciter les « curieux » à venir la « visiter »
de façon à éviter à tout prix d’en faire un nouveau zoo humain.

Zone sur laquelle, parallèlement, plusieurs années durant, j’ai co-dirigé avec l’architecte et photographe Jean-Pierre Porcher une mission photographique à laquelle ont pris part des étudiants du département Photographie de Paris 8 qui, évitant eux-mêmes de la spectaculariser, ont réussi à nouer des contacts suivis avec différents occupants des lieux.

Tel Manu Sapet qui offrait aux Roumains du site les portraits photographiques qu’il faisait d’eux, lesquels les envoyaient au « pays » pour donner de leurs nouvelles, engageant ainsi une véritable correspondance photographique. Faire et faire faire.

10 – Dans le Retour du Futur : l’art à contre-courant (Ère, 2010) vous déplorez les différents « retours » de l’art au « modernisme », à la « forme documentaire », à « l’auteur », à la « morale », à l’ « éthique », à l’ « esthétique », mais également au « retour » lui-même ! D’après vous, la plupart de ces retours sont motivés contre la globalisation et la réification en cours de l’art bien que, de par leurs velléités – trop exclusivement réactives – ils finissent eux-mêmes par être absorbés par l’art global et rattrapés par la réification. Revenez pour nous sur ces « retours » de l’art. Ne sont-ils pas un symptôme, précisément, d’une transformation de l’art  en « autre chose »? Parmi ces retours, ne vous semble-t-il pas que l’art – comme la littérature au demeurant – en opère un flagrant, depuis une vingtaine d’années environ, sous la forme de cette narration mainstrean qu’est le storytelling, c’est-à-dire cette forme de manipulation propre à « raconter des histoires » ? Voyez-vous, toutefois, un retour à quelque chose qui pourrait sauver l’art ?

J’espère ne pas avoir trop versé moi-même dans le storytelling en répondant à votre première question.

Retour du futur est un ouvrage dans lequel, en cours même d’écriture, j’ai en quelque sorte fait retour sur moi-même,
dans lequel, en cours même d’écriture, mon point de vue s’est modifié sous l’effet notamment de la lecture de Devant le temps, Histoire de l’art et anachronisme des images de Didi-Huberman
en quoi le procès d’écriture a bien eu caractère créatif.

Parti de l’hypothèse selon laquelle l’art était entré dans une période
non plus tant de crise que
de retour à l’ordre semblable à celui qu’avait décrit Jean Laude pour les arts au lendemain de la première guerre mondiale et de l’explosion Dada
(après l’aspiration au retour à l’origine qui avait déjà pu être celle de l’art moderniste),
retour du retour, « éternel retour »,
retour non plus d’une même œuvre ou d’un même « air » mais d’une même « forme d’art », si volontairement imprécise soit cette expression ;
retour à l’ordre qu’il convient de mettre au pluriel :
période faite de multiples retours : retour à la modernité elle-même, retour à l’auteur, retour à la biographie et à l’autobiographie, retour à la narration, retour à la fiction, retour à la métaphore, retour à la morale et à l’éthique, retour aux valeurs, retour à l’esthétique, retour à l’art, retour au dessin, retour à la sensibilité, retour à l’expressivité, retour à la tonalité, retour aux catégories d’ouverture et de participation, retour à la nature, retour à l’histoire événementielle, retour à ce que Walker Evans appelait le style documentaire plutôt qu’au document proprement dit, etc., etc.,
où j’ai peu à peu réalisé qu’il importait de distinguer entre « retour à » et « retour de » : retour de la modernité, retour de l’auteur, retour de la biographie et de l’autobiographie, retour de la narration, retour de la fiction, retour de la métaphore, retour de la morale et de l’éthique, retour des valeurs, retour de l’esthétique, retour de l’art, retour du dessin, retour de la sensibilité, retour de l’expressivité, retour de la tonalité, retour des catégories d’ouverture et de participation, retour de la nature, retour de l’événement, retour du style documentaire, retour du refoulé etc., etc.,
ce qui fit que j’en ai même interrompu le projet qui était le mien de l’examen détaillé des retours en question.

L’inversion du sujet en effet change tout. Ce n’est pas du tout la même chose de dire que l’art (ou que les artistes) en revient (en reviennent) à la modernité ou de dire que c’est la modernité elle-même qui revient, qui fait retour. Telle, là encore, quoi qu’il en soit, un revenant… Qui survit. Qui survient…

Avec, comme dit Derrida, ce « qui re-vient de nouveau dans la répétition ».

Comme Deleuze, déjà, évoquait l’éternel retour de l’autre.

Du retour comme, là encore, surenchère. Comme dit le « plasticien/musicien » Vincent Epplay (Unholy Copy, Reprise sonore, combine visuelle et autre débordement hantologique) : « La notion de reprise souvent associée au domaine musical peut être prise comme un genre qui relève de la transformation voire de l’exacerbation stylistique.

« […] Il génère à l’heure de la copie la ré-interprétation, la répétition, le détournement, la parodie, etc., comme autre moyen de composition et de recréation.

« Souvent reçu comme un jeu balbutiant, oscillant entre plusieurs niveaux de lecture, allant de la simple copie, ou cover, à la stylisation, la citation, le détournement le recyclage, la ré-appropriation… cet ensemble a fini par désigner un genre, où se perdent les spécificités de la réinterprétation, comme un “art de refaire“.

« […] on entre dans un espace de références culturelles ou de références sonores, mais aussi dans une dimension de recomposition et de réactivation d’un ensemble de matériaux, c’est-à-dire une construction d’objets ».

Là où, enchaîne Didi-Huberman, « il n’y a pas plus de “décadence “ que de “progrès“ en histoire : il n’y a que des hétérochronies ou des anachronismes »… « L’anachronisme traverse toutes les contemporanéités ». L’anachronisme comme montage de temporalités différentes.

Dialectique blochienne de la contemporanéité et de la non-contemporanéité
(« non-contemporanéité », façon de dire « anachronisme », dit Didi-Huberman).

Cependant que Rancière (« Le Concept d’anachronisme et la vérité de l’historien ») affirme de son côté : « Il n’y a pas d’anachronisme, mais des modes de connexion que nous pouvons appeler positivement des anachronies : des événements, des notions, des significations qui prennent le temps à rebours, qui font circuler du sens d’une manière qui échappe à toute contemporanéité, à toute identité du temps avec “lui-même“. Une anachronie, c’est un mot, un événement, une séquence signifiante sortis de «leur» temps, doués du même coup de la capacité de définir des aiguillages temporels inédits, d’assurer le saut ou la connexion d’une ligne de temporalité à une autre ».

Et Didi-Huberman lui-même (« Remontée, remontage (du temps) ») : « On ne construira un savoir historique philosophiquement digne de ce nom qu’à exposer, outre les récits et les flux, outre les singularités événementielles, les hétérochronies (employons ce mot si nous voulons souligner leur effet d’hétérogénéité) ou les anachronies (employons ce mot si nous voulons souligner leur effet d’anamnèse) des éléments qui composent chaque moment de l’histoire ».

(Mais encore, pour ma part, ne cherché-je nullement à « sauver l’art »,
pas plus, au demeurant, qu’à le mettre à mort comme voulaient s’y employer les avant-gardes en transformant le Kunstwollen en volonté de mort,
et ai-je cessé de supputer sur ce qui pourrait, art ou pas, advenir après l’art, après l’éventuelle mort de l’art).

11 – Venons-en à votre dernier ouvrage, certainement le plus revigorant qu’on ait pu lire depuis longtemps : Queeriser l’art ! (Les Presse du Réel, 2016). Il s’agit d’un essai assez dense, truffés de notes aussi passionnantes que son propos même qui se présente comme une synthèse des esthétiques contemporaines. Cette synthèse est publiée en 11 chapitres qui s’enchaînent comme autant de cut-up théoriques que de propositions synthétiques s’efforçant de « rejeter toute prétention à la catégorisation, à commencer par les catégories d’art pur et même d’art » tout en essayant d’ouvrir de nouvelles « pistes » de recherche et de création. Pouvez-vous nous présenter votre essai, son enjeu ainsi que les perspectives qu’il ouvre pour la recherche et la critique et, bien sûr, nous exposer le choix de son titre ?

Queeriser l’art, pour moi, c’est utiliser
du moins « métaphoriquement »
(en assumant ce « retour de la métaphore »)
… la théorie queer elle-même pour chercher à déconstruire la notion d’identité en art
comme ailleurs
… les identités comme les dichotomies, les oppositions tant paradigmatiques que syntagmatiques, tant métaphoriques que métonymiques, les contradictions et les différences… qui servent usuellement à identifier les termes en jeu
… quand bien même j’entends pour ma part utiliser le terme de déconstruction dans un sens plus souple, plus « ouvert , plus « libre » que Derrida soi-même : non pas tant mise à jour d’un troisième terme ne s’identifiant ni à la synthèse, ni à la double conjonction et… et… (ce qui n’est pas la même chose), ni à la double négation elle-même ni… ni…
(ce qui, pourtant, n’en met pas moins en jeu une négation double et même triple)
que mise à jour d’une multiplicité de « termes tiers ».

Et ce « à contre-courant » là encore,
comme Retour du futur était sous-titré L’Art à contre-courant
à contre-courant, donc, du recours aujourd’hui croissant au terme « identité », du retour à et de la question identitaire
(identités culturelles, religieuses, politiques, artistiques…)
comme du retour-renouveau, en toute métaphysique, des ontologies que l’on pouvait penser depuis Kant discréditées.

Comme je l’énonçais dans Contre l’art global, sous-titré Pour un art sans identité, la « fétichisation » des identités, en art comme ailleurs, ne permet en effet nullement de s’opposer à la globalisation en cours,
qu’il s’agisse d’identités préexistantes, d’identités héritées, ou d’identités en construction
dans la mesure où, comme l’indiquait déjà Foucault, les identités s’avèrent toujours quelque chose de figé et de figeant, qui enferme l’individu ou le groupe, qui l’en rend prisonnier.

Achille Mbembe, l’un des représentants les plus en vue de la pensée décoloniale, disant lui-même (« L’Identité n’est pas essentielle », Le Monde, 26 janvier 2017) : « Le propre de l’humanité, c’est le fait que nous sommes appelés à vivre exposés les uns aux autres, et non enfermés dans des cultures et des identités. »,
ce qui, soit dit en passant, est récuser tout multiculturalisme. Lequel s’avère tout aussi critiquable que le prétendu universalisme version occidentale, voire version française.

Sans doute le développement de pratiques artistiques dans ce qui était jusqu’alors tenu pour la « périphérie » du « monde de l »art », en dehors des « centres » constitués par l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord, a-t-il eu des aspects largement « positifs »
(encore que des pratiques artistiques aient pu s’y développer bien antérieurement à l’actuelle globalisation,
voire connaître même une certaine « modernité »
sans cependant qu’il y ait là quelque obligation que ce soit,
ce qui serait retomber dans une forme d’universalisme,
mais elles tendaient à être « minorées » par les institutions artistiques européo-américaines et l’histoire de l’art officielle (non globalisée) marchant de pair avec elles)
… mais, à l’encontre de la conception demeurant des plus utopiques selon laquelle cela allait déboucher sur l’avènement d’un art ou d’arts en rupture avec l’art global, en rupture avec l’art du mainstream, nombre de présumés artistes africains, tel Hassan Musa, ont dénoncé le caractère demeurant européen (ou européo-américain) des catégories d’art africain et d’artiste africain elles-mêmes,
tout comme les homosexuel(le)s ont pu dénoncer le caractère homophobe de la catégorie même d’homosexuel.

Tout comme, dans les mêmes années, la survalorisation du local – des luttes locales – plutôt que de chercher à déconstruire l’opposition du local et du global
là où les espoirs de révolution mondiale s’étaient mués en résurgence des pires nationalismes,
…n’avait guère débouché que sur ce que l’on peut caractériser comme l’universalisation du local, sans ouvrir de véritables perspectives.

Cependant que le multiculturalisme n’a lui-même guère fait que multiplier les identités sans permettre de « s’évader » de celles-ci.

En plus de quoi la critique s’inspirant de la queer theory se doit d’être celle non seulement des arts identitaires mais de l’identité même d’art. Non seulement les mécanismes de la légitimation en art doivent être critiqués mais c’est la quête même de reconnaissance qui doit l’être. L’art n’a nul besoin d’être reconnu en tant que tel pour opérer en tant qu’art. Sans rejeter pour autant nécessairement l’art labellisé art par les institutions, j’affirme pour ma part, à la différence de Rancière, que l’art peut opérer en tant qu’art
et même opérer d’autant mieux en tant qu’art
lorsqu’il n’a pas été labellisé par avance par les institutions elles-mêmes labellisées comme artistiques, lorsqu’il se « produit » en dehors des ces institutions,
et même lorsque le public va jusqu’à ignorer qu’il s’agit d’art.

En même temps que doit être remise en question la distinction même entre le présumé « art pur » ou « art véritable » et le présumé art de masse produit industriellement, l’un et l’autre ne cessant en fait de se réapproprier mutuellement
comme il en était déjà historiquement entre art princier et art populaire
et l’opération de réappropriation étant une opération qui leur est commune,
ce qui n’implique bien entendu rien en ce qui concerne les jugements artistiques qui sont portés sur eux,
le jugement artistique n’étant plus nécessairement de la forme qui, selon de Duve, était celle du jugement artistique moderniste : « ceci est (ou non) de l’art »,
lequel jugement artistique moderniste lui-même ne se ramenait en fait pas exclusivement à celle-ci mais pouvait prendre également la forme « ceci est (ou non) moderne » ou « ceci est (ou non) nouveau ».

12 – Ce « livre-montage » comme vous le désignez sur sa couverture se veut d’abord une entreprise de « désidentitarisation », de « désidentification » et de « critique de toute identité »… Que reprochez-vous donc à l’identité ou à ce qui identifie formellement ? Est-ce là, une volonté très explicite de votre part, d’appliquer la notion de « neutre » si chère à Roland Barthes ou à Monique Wittig, volonté qui viendrait d’ailleurs faire écho au sous-titre de votre essai, Contre l’art global, qui stipulait déjà faire appel « Pour un art sans identité » ?

Je viens déjà, en répondant à votre précédente question, de répondre en grande partie à votre nouvelle question. Comme je viens de vous le dire, je me suis appuyé sur la critique de l’identité qui était celle de Foucault lui-même pour qui le pouvoir, en s’exerçant sur la vie quotidienne immédiate, « classe les individus en catégories, les désigne par leur individualité propre, les attache à leur identité, leur impose une loi de vérité qu’il leur faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître en eux. C’est une forme de pouvoir qui transforme les individus en sujets. Il y a deux sens au mot “sujet“ : sujet soumis à l’autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot suggère une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit. » (Foucault, « Le Sujet et le pouvoir »). Foucault qui, commente Ciprian Mihali (« Biopouvoir et identité. Stratégies de déconstruction du sujet à partir de Michel Foucault », Arches n° 3, 2002), procède à « la mise en question radicale […] du sujet comme la seule forme d’existence possible à travers des expériences qui plutôt déconstruisent l’identité que la construisent, qui permettent au sujet de se dissocier de lui-même, de briser le rapport à soi, d’avec un “soi” donné, imposé, projeté, etc. ».

Encore en fait n’ai-je pas à ce propos eu recours à la notion de neutre. Ce pour deux raisons.

D’une part méfiant que je suis envers la neutralisation axiologique prêchée par Max Weber et par Nathalie Heinich. Neutralité axiologique rejetée également par Antoine Hennion, Donna Haraway, Ivan Jablonka, etc.

D’autre part en tant qu’ayant recours à la déconstruction derridienne
quand bien même c’est en un sens légèrement « extended »,
alors que Derrida prend soin de préciser que le « troisième terme » engendré par la déconstruction ne s’identifie à aucun des six termes ou « métatermes » qui viennent complexifier le carré sémiotique greimassien cher au structuralisme, en particulier au terme complexe (souvent identifié à tort à la synthèse) et au terme neutre, Derrida jugeant le terme neutre, qu’il identifie à une double négation, précisément par trop négatif.

Mais encore n’en avez-vous pas moins entièrement raison d’évoquer le neutre barthésien, le neutre étant pour le « dernier Barthes » ce qui vient « déjouer » ou« contrarier » « le binarisme implacable du paradigme »
quand bien même, ce faisant, Barthes dit que le neutre « vise à la suspension des données conflictuelles du discours »,
là où, pour ma part, à l’instar de Mouffe et de Rancière, j’entends bien donner toute sa place au dissensus.

Comme vous auriez pu citer Blanchot : « Le neutre : cela qui porte la différence jusque dans l’indifférence » (L’Entretien infini), comme je m’y étais moi-même employé dans L’Art dans l’indifférence de l’art.

Comme Wittig entendait elle-même abolir non seulement la différence de genre mais la différence sexuelle elle-même,
différence elle-même non pas tant naturelle que sociale
… comme toute dichotomie, le dualisme s’avérant toujours à la fois social et hiérarchique quand bien même, en même temps que le monde se trouve divisé (de façon inégalitaire) entre les deux sexes, il n’en prône pas moins l’égalité et l’universalisme, ce qui, dit-elle, ne laisse plus le choix aux femmes qu’entre accepter leur soumission aux hommes ou se nier en tant que femmes.

13 – Pour vous, avec la globalisation des cultures et la circulation des capitaux, l’art ne fait plus « événement » en tant que tel mais en tant que mainstream, c’est-à-dire comme « spectacle » intégral tel que le montrait déjà Debord à la fin des années 50 et tout au long des années 60, ainsi que Marshall McLuhan qui soulignait en 1964 que, à présent, « le message, c’est le médium », c’est-à-dire que le message, c’est l’emballage, le support, le contenant, l’écran, les tuyaux, etc. En effet, par le nivellement des formes mais aussi par la subliminalisation commerciale du message en vue de la célébration du médium, l’art est devenu communication de masse et marketing de consommation. Revenez pour nous sur ce processus apparemment irréversible, sur cette évolution qui semble impossible à endiguer. À quoi doit-on s’attendre dans les prochaines années ?

Ambiguïté de McLuhan qui a lui-même, en tout modernisme, mis en avant la question du medium, avec des formulations, parfois en apparence, proches de celles d’un Greenberg comme lorsqu’il soutient que tout medium a pour contenu un medium d’apparition antérieure,
le cinéma ayant pour contenu le roman et la télévision ayant pour contenu le cinéma cependant que la radio aurait pour contenu le disque,
comme, pour Greenberg, tout courant artistique était censé avoir caractère critique par rapport au courant artistique qui lui était immédiatement antérieur,
sans pour autant cependant, à l’encontre du modernisme, que McLuhan prône une quelconque autonomie de l’art authentique par rapport aux media de masse,
si bien que, alors que, dans son premier livre, La Mariée mécanique, l’ouvrage de lui que je préfère,
sorte lui-même de livre-montage reproduisant quantité de pubs extraites des magazines de l’époque,
privilégiant encore le message par rapport au medium
… il s’était lui-même positionné de façon critique par rapport aux mass media qu’il accusait de maintenir leur public dans un état d’impuissance,
ses ouvrages postérieurs procèdent, en l’absence de toute critique, d’un déterminisme technique affiché donnant le rôle déterminant aux media de communication… qui a tendu à faire de lui une sorte de gourou de l’âge médiatique,
la pratique de l’écriture alphabétique et l’imprimerie étant supposées inciter le cerveau humain à traiter linéairement l’information visuelle et à étendre ce mode linéaire de pensée à la totalité de l’expérience humaine, favorisant dans tous les domaines un point de vue unique, façonnant une personnalité prédisposée à inventer tant la perspective linéaire que les chaînes de montage de la production industrielle et les lignes de chemin de fer,
quand bien même, selon lui, le processus poussé suffisamment loin aurait tendance à s’inverser
en même temps que, selon une conception que l’on a retrouvée chez Benedict Anderson, l’imprimerie aurait été un facteur constitutif de l’idée même de nation,
… en même temps que ses écrits procèdent également d’un certain évolutionnisme selon lequel, à l’oralité extension de l’oreille, facteur de sociabilité et de pluralisme, encourageant une vie simultanée plutôt que séquentielle
(quand bien même la chaîne verbale est elle-même séquentielle)
et une représentation du monde sur un mode « cubiste »
(quelque superficielle s’avère cette caractérisation)
… aurait succédé l’imprimé assurant la promotion de la vue en tant que sens dominant, conduisant à l’individualisme
… puis l’électricité grâce à laquelle l’homme retrouverait l’usage de la pluralité de ses sens.

Où alors McLuhan s’est fait le chantre du fameux village global,
Mc Luhan pensant que la télévision, medium de l’âge électrique, en permettant de se voir à des individus éloignés les uns des autres, aurait pour effet de rapprocher les hommes du monde entier
comme s’ils vivaient dans un monde unifié,
comme s’ils vivaient tous désormais dans un même village,
dans une communauté à l’échelle mondiale, soudée par la simultanéité électrique et l’information véhiculée par les mass-media.

… Utopie du village global qui,
comme toute utopie selon Baudrillard,
en se « réalisant », s’est muée en dystopie, celle de l’actuelle globalisation.

Debord, dans Commentaires sur la société du spectacle, s’est lui-même gaussé du village global : « McLuhan lui-même, le premier apologiste du spectacle, qui paraissait l’imbécile le plus convaincu de son siècle, a changé d’avis en découvrant enfin, en 1976, que “la pression des mass media pousse vers l’irrationnel“, et qu’il deviendrait urgent d’en modérer l’emploi. Le penseur de Toronto avait auparavant passé plusieurs décennies à s’émerveiller des multiples libertés qu’apportait ce “village planétaire“ si instantanément accessible à tous sans fatigue. Les villages, contrairement aux villes, ont toujours été dominés par le conformisme, l’isolement, la surveillance mesquine, l’ennui, les ragots toujours répétés sur quelques mêmes familles ».

Mais encore Elihu Katz,
représentant attitré des media studies,
l’un des principaux instigateurs du courant dit des usages et gratifications,
co-auteur avec Paul Lazarsfeld de Influence personnelle, Ce que les gens font des médias, ouvrage remettant en cause la conception répandue dans la théorie critique du pouvoir unilatéral des mass-media sur leur public… pouvoir qui, selon eux, s’avérerait en réalité beaucoup plus limité, voire faible que ne le dit la théorie critique
… et substituant, à la question habituelle de savoir ce que font les mass-media aux spectateurs, la question de savoir ce que font les usagers avec les mass-media, ce que font les usagers des mass-media, les usagers ne se bornant pas à recevoir passivement les messages transmis par les mass media mais s’avérant susceptibles d’utiliser activement les mass media à leur propre façon,
dans « D’où venait-il, où a-t-il disparu ? » (1996, tr. fr. Quaderni, Vol. 37 n° 1, 1998), article co-écrit avec Ruth Katz, observe-t-il que McLuhan, faisant lui-même la distinction entre ce qu’il appelle « media froids » (oralité – téléphone – télévision…
(quand bien même ledit caractère « froid » de la télévision n’est peut-être qu’une conséquence de sa basse définition, laquelle pourra être améliorée par le progrès technique)
ne transmettant qu’une faible quantité d’information,
et « media chauds » (typographie – photographie – cinéma…) transmettant, eux, une importante quantité d’information,
supposait que les media froids, loin de réduire l’activité des usagers, n’en favorisaient pas moins en contrepartie leur « participation » : « le téléspectateur, parce qu’il est tenu inconsciemment, afin de produire une image complète, d’interconnecter les faisceaux balayant l’écran se trouve plongé dans un état d’intense participation »
quand bien même il s’agit là tout au plus d’une activité « inconsciente » ou, plus exactement, non consciente,
en quoi « la télévision, du fait qu’elle stimule l’engagement du spectateur », rétablirait en définitive selon lui « la culture de l’oralité » comme dans le village global.

(Or, comme toute utopie en vient à se muer en dystopie, je crains que tout plan sur l’avenir —tout… plan sur la comète— en vienne, après coup, à se muer en rétrofuturisme
quand bien même je n’ai rien contre le rétrofuturisme,
mais ce pourquoi je préfère m’abstenir de toute pré-vision ou pré-diction sur ce « à quoi on doit s’attendre »,
dans l’attente où je serais plutôt de ce qui viendrait défier tout horizon d’attente).

14 – Il n’y a jamais eu autant d’expositions, de galeries, de magazines, de revues, d’ouvrages, de musées, d’œuvres, de curators, de marchands, de médiateurs, de critiques, et bien évidemment d’artistes… Pourquoi l’art semble-t-il s’effondrer, disparaître au moment où il n’a jamais été aussi glorifié et financé ? Où se cache donc le diable, sinon au cœur de cette financiarisation de l’art à l’échelle planétaire dont on ne semble plus pouvoir l’en extraire ? Peut-on dire que le capitalisme qui finance l’art se l’approprie ainsi pour mieux le dévorer, à la manière de Saturne dévorant son fils ? N’est-ce pas, finalement, le procès « naturel » de toute chose en ce monde, à commencer par les civilisations elles-mêmes ?

À cette question portant sur l’excès
(encore que, pour ce qui est des revues, vous-même évoquiez précédemment leur disparition)
je répondrai par la concision : en toute logique baudrillardienne, l’excès conduit toujours,
quand bien même c’est involontaire,
à la crise,
l’excès d’art comme l’excès d’images
quand bien même il manque aussi toujours des images
comme dans le cas des écrans noirs du groupe Dziga Vertov dans la première partie de Luttes en Italie, qui désignent autant d’images qu’il n’était pas possible, sur le coup, de faire,
quand bien même la troisième partie n’en tente pas moins de « refaire », après coup, ces images
… comme l’excès de sens comme l’excès de médiations comme l’excès de réalité comme l’excès de marchandises comme l’excès de capitaux
quand bien même nombreux sont toujours ceux qui manquent de tout.

15 – La frontière est un sujet éminemment politique, aux dimensions sociales dramatiques… Expliquez-vous ce qu’est penser le contemporain de la frontière, du point de vue de l’art, comme vous le faites. Connaissez-vous, à ce propos, la réflexion sur la « zone » de Marie-José Mondzain ? En conclusion, pouvez-vous nous présenter vos deux eBooks afin de mieux saisir comment ils s’articulent et prolongent votre réflexion générale et, surtout, comment ils s’inscrivent dans la généalogie de vos autres publications ?

Lorsque, en 1969, j’ai été recruté comme chargé de cours au département Arts plastiques de l’Université de Paris 8, j’ai eu pour collègue Marie José Mondzain avant que celle-ci parte pour le CNRS. À mon grand étonnement, moi qui venais d’un département scientifique d’une université de province, quand bien même tout n’y baignait pas toujours dans la plus parfaite harmonie, le département Arts plastiques de l’Université de Paris 8, à l’époque en pleine effervescence de constitution (à la fois constitution d’une nouvelle université et constitution d’une nouvelle discipline universitaire) était le théâtre d’une lutte de clans entre factions rivales dépassant en outrance l’intensité ordinaire des luttes dans le « champ universitaire ». Moi qui me croyais « recruté » par un département universitaire ne l’étais en fait (peut-être même sur la base d’une équivoque) que par une faction en conflit avec des factions rivales. Factions agglutinant à la fois enseignants et étudiants. Ce qui fait que je ne savais pas grand chose de ce que faisait MJM qui n’appartenait pas à la même « coterie » que moi. Je ne soupçonnais même pas sur quoi elle travaillait, pas plus, au demeurant, qu’elle ne devait savoir grand chose de ce que je faisais au juste moi-même. Ce n’est que lorsqu’elle a soutenu et publié sa thèse, Image, icône, économie, que j’ai pris connaissance de son travail. Et j’en ai alors été comme « médusé ». Moi qui avais pendant un certain temps travaillé non tant sur l’art que,
à la façon des actuelles iconic studies,
très marqué que j’étais par la lecture de Castoriadis
… sur l’image, tant artistique que non artistique, et ce que j’appelais la pensée imageante,
l’image qui, dès l’antiquité, était venue neutraliser, voire même déconstruire l’opposition sensible/intelligible sur laquelle reposait toute la pensée de l’époque,
(MJM disant elle-même dans Le Commerce des regards que, pour Platon, l’image ou, plus exactement, l’eikon n’était qu’un semblant, ressemblant ou non, ni être, ni non-être, ce qui tendrait à en faire un neutre… ou qu’elle était « entre l’être et le non-être […] entre l’être et le néant »)
l’image que je définissais pour ma part en tant qu’à la fois Même et Autre [non tant qu’un autre qu’elle « représente »] qu’elle-même, sans renvoyer nécessairement à un autre lui préexistant
… et qui m’étais moi-même tout particulièrement intéressé à la conception de l’image développée par le christianisme
(à la fois, dans l’Ancien Testament, homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu quand bien même le péché ortginel lui avait fait perdre cette ressemblance, et, dans le Nouveau Testament, Fils image consubstantielle du Père)
et aux arguments « échangés » entre iconodoules et iconoclastes dans le christianisme oriental,
j’ai alors renoncé à publier de ce travail, d’autant que, faute de connaître le grec ancien, j’avais dû me contenter de travailler sur les traductions disponibles, notamment dans la collection Sources chrétiennes,
alors précisément que MJM attirait l’attention sur le terme grec oikonomia : « Pour l’oreille grecque oikonomia ne se contente pas de faire entendre l’administration de la maison, oikos, puisque, en vertu du iotisme des diphtongues, oikonomia se prononce iconomia. Autrement dit, qui n’entend pas le mot “icône“ (eikôn) dans l’oikonomia passe à côté de ce qui se joue en termes des enjeux du pouvoir et du lien de l’iconicité avec la construction chrétienne du pouvoir et du gouvernement. Adapter le pouvoir politique au pouvoir du visible, telle est la question. L’économie, loin d’être solidaire de la théologie, s’énonce contre elle […] C’est une guerre des images que l’économie gagnera contre le théologien ». Ce pourquoi, conclut MJM, le capitalisme occidental peut être dit l’émanation systémique de l’oikonomia.

Par la suite, alors que j’ai recentré mon travail sur l’art, MJM a poursuivi son propre travail sur l’image avec souvent des conceptions sur l’image très proches de mes propres conceptions sur l’art comme lorsqu’elle-même remet en question la catégorie d’identité, vous répondant dans l’interview que vous en avez faite pour D-Fiction : « Ce qui m’intéresse dans les “opérations imageantes“, c’est leur voisinage avec tout ce qui excède et tout ce qui brouille les opérations identitaires dans quelque domaine que ce soit ». Où MJM, tout en se disant peu réceptive à la pensée de Baudrillard, n’en fait pas moins appel à la catégorie baudrillardienne de l’excès.

En même temps qu’elle se dit elle-même intéressée par la pensée queer : « Les courants de pensée queer me semblent habités par cette énergie carnavalesque détachée de toute obsession de la prise de pouvoir et de l’occupation d’un territoire »
(le carnavalesque au sens de Bakhtine comme lui-même, à la façon de ce que seront les TAZ d’Hakim Bey, renversement temporaire de toutes les hiérarchies instituées).

J’aurais tendance à dire que, là où j’ai cherché à queeriser l’art, MJM a elle-même tendu à queeriser l’image.

En même temps que, tandis que mon travail portait sur les potentialités d’intervention tant de l’art sur le monde
que du « spectateur »
cherchant à remettre en question son statut de spectateur
… tant sur l’art que sur le monde,
MJM, tout en participant à l’exposition Iconoclash montée par Bruno Latour et Peter Weibel portant sur les violences suscitées par les images sans que l’on sache toujours très bien si c’est pour les détruire (par iconoclasme) ou pour les défendre (par iconophilie),
exposition qu’elle n’en a pas moins depuis critiquée dans « Image, sujet, pouvoir » (Sens public, 8 janvier 2008), disant que, alors que cela aurait été « le moment ou jamais de produire un “espace“ [c’est moi qui souligne le terme “espace“] de réflexion positive sur l’interdit et la destruction » des images, cela n’avait somme toute été qu’une « n-ième exposition d’art contemporain », à une époque où, dit-elle elle-même, les expositions ne sont plus guère que « des événements dans le marché de la communication culturelle », voire, comme disait Boorstin, des « pseudo-événements »
… faisait porter son travail sur le pouvoir exercé par l’image sur l’homo spectator,
en venant, dans « Le Corps face aux images » (Libération, 18 novembre 2015), à distinguer trois stades dans la relation du spectateur aux images :
un premier stade dans lequel les images seraient reçues seulement passivement par le spectateur, annihilant son propre pouvoir d’agir, suscitant tout au plus en retour de sa part des gestes iconoclastes,
passivité qui serait aujourd’hui programmée par les industries de consommation et de communication visuelles, sans que MJM fasse mention de quelques possibilités de résistance que ce soit à ce stade de la part du spectateur
un second stade dans lequel le spectateur n’en retrouverait pas moins un certain pouvoir en se servant de son énergie cognitive et de ses ressources discursives, s’ouvrant à sa puissance d’agir par son pouvoir d’analyse, par son activité critique,
ce qui, à mon sens, est là donner trop de pouvoir à la critique ;
mais encore, poursuit MJM, l’expérience sensible que nous faisons des images déborde-t-elle sans fin toute maîtrise cognitive
… tout particulièrement dans le cas des images d’art,
ce qui n’en est pas moins, une fois de plus, donner trop d’importance à l’expérience sensible, tout particulièrement dans le cas de l’art.

À ce troisième niveau, écrit MJM, « les images font une apparition singulière, face à un spectateur qui ne fait plus l’épreuve passive de sa soumission au visible, ni l’expérience objective de son savoir ». Où, précisément, MJM introduit le terme de zone, « site où peut se déployer l’expérience d’une illimitation. Les opérations imageantes qui surgissent en tant que pur événement sont celles qui accroissent sans fin […] notre puissance d’agir. Cette expérience est celle du débordement de tout savoir par la joie que donne le site d’indétermination qui pourrait tout aussi bien porter le nom de la liberté. La création met au monde la zone où peut s’éprouver l’infinité des possibles »
(où je n’en aurais pas moins préféré, avec Deleuze, le terme de « virtualités »).

« Tel est bien le don par excellence que fait à tous sans exception un geste artistique. Au-delà des satisfactions cognitives, celles du savant ou celles du virtuose, une zone offerte au corps qui accède à sa puissance d’agir est bien ce qui fait de tout geste créateur un geste révolutionnaire c’est-à-dire susceptible de transformer le monde ».

Mais où, pour ma part,
quand bien même je suis parfaitement d’accord avec MJM pour dire, comme elle le fait dans « Image, sujet, pouvoir » que « l’image est indécidable, jamais univoque »… et même que l’excès de l’image est sa propriété
comme Barthes disait que le texte lui-même n’était pas seulement polysémique, mais qu’il était pluriel,
je n’en tends pas moins à penser qu’ elle reverse là dans l’utopie artistique.

Utopie rejoignant là encore celle d’ Hakim Bey en appelant lui-même à l’instauration de « TAZ », zones autonomes temporaires,
avec malgré tout, comme toujours, ce que la notion d’autonomie conserve de moderniste,
quand bien même les TAZ hébergeraient non tant des « zonards » que des « pirates » (informatiques et autres).

TAZ supposées apparaître-disparaître« pour mieux échapper aux Arpenteurs de l’État », occupant provisoirement un territoire, dans l’espace, le temps ou l’imaginaire, et se dissolvant dès lors qu’elles sont répertoriées, fuyant les « TAZs affichées , « les espaces « concédés » à la liberté ».

(J’ai précédemment évoqué l’intérêt que, des années durant, moi-même et mes étudiants avons porté à la « zone » (au sens premier du terme), avec ses « zonards » (là encore au sens premier du terme) de la rue de la Gare à Aubervilliers).

Cependant que, dans Confiscation, MJM dit que « zone » est sa propre traduction du terme grec chôra, terme que Derrida, lui-même co-auteur, avec Peter Eisenman, d’un projet de jardin pour le parc de la Villette baptisé Chora L Works, jugeait intraduisible, et que j’ai pour ma part toujours tendu à traduire par « milieu ».

Chôra, notion provenant du Timée, qui a été d’une importance extrême dans la genèse de la notion d’espace, antérieurement
tant à la notion d’espace proprement dit, indépendant de ce qu’il contient, qui émergera seulement lors de la Renaissance,
qu’à la notion aristotélicienne de lieu, selon laquelle chaque être ou chose était présumé avoir son lieu naturel, vers lequel il était lui-même présumé se rediriger dès lors qu’on lui faisait violence en cherchant à l’écarter de son lieu naturel,
la chôra étant caractérisée par l’indistinction entre contenant et contenu,
selon Castoriadis « espace séparable-inséparable de “ce qui“ s’y déroule »,
telle la matrice maternelle qui à la fois contient et nourrit le fœtus.

Notion, dit MJM, pour Platon intermédiaire entre « friche et culture, bornage et illimitation », « troisième genre de l’être (triton genos) qui ne relève ni du monde intelligible et solaire des idées, ni du monde des ombres sensibles propres aux incertitudes et aux apparitions précaires ». Où l’on retrouve comme la conception qui était celle de Castoriadis de l’image, quand bien même il ne s’agirait toujours là que d’un neutre.

« L’image, dit MJM, est apparition de l’idée dans le monde du devenir temporel. Mais Platon aussitôt veut préciser la nature de ce “lieu“ inassignable, celui du troisième genre de l’être où cette relation opère, où l’eikôn est mouvement de l’eidos, de l’idée en son éternité. L’image est pour toujours du “troisième genre“, lieu non de l’être mais du “naître“ ». « On doit imaginer une “zone“ d’où un régime de visibilité surgit à l’image de l’éternité, une “zone“d’indétermination originaire », « un espace sans lieu qui opère radicalement comme pure indétermination matricielle et donc féconde ».

Non plus alors simplement neutre mais « troisième terme » non standard au sens de Derrida.

« Il faut, insiste MJM dans l’interview que vous avez fait d’elle, consentir à renoncer au lexique du territoire dont on ne sait que trop bien, à quel point, il est le lexique spécifique de l’occupant. Si l’on veut décoloniser la pensée, il faut abandonner la notion de territoire. »… Et « c’est bien chez Platon que se trouve formulée, pour la première fois, la nécessité de penser […] une zone matricielle qui soit à la fois condition et réceptacle de toute visibilité. Il semble bien que la figure du féminin puisse opérer non comme polarité sexuée [MJM parlant elle-même d’ « indifférence des sexes] mais comme champ générique doué d’une radicale indétermination ». Conception du féminin « post-féministe » en tant que rompant avec toute notion
(qui s’avère en fait davantage « masculiniste » que féministe)
… de féminité, même en tant que simulacre ou mascarade (Joan Rivière).

Et MJM, dans « L’Image est une affaire de zone », de faire l’hypothèse que l’art lui-même,
quand bien même il n’est pas d’art qu’imageant
… ne trouverait à naître que dans une telle zone « de brouillage de tous les règnes et de tous les genres ».

Mais j’en viens donc à mes deux eBooks pour D-Fiction :
L’Art là où vous ne l’attendez pas témoigne de l’intérêt que, à l’encontre de Rancière dans « Les Paradoxes de l’art politique », j’ai toujours éprouvé pour l’art ex situ, prenant naissance en dehors des « lieux » et « espaces », tant institutionnels que non institutionnels, estampillés « art »,
leur préférant précisément les « zones » d’indistinction, « militant » pour ma part (loin donc de toute neutralité axiologique) pour ce que, dans mes ouvrages antérieurs, j’ai appelé un « art sans identité », dans l’ « espace public » (par opposition, ici, à la « sphère publique »), dans des « lieux », « non-lieux », « territoires », « zones »… eux-mêmes sans identité, moins contraignants
(à l’encontre de ce que Michel Gauthier appelait les contraintes de l’endroit),
moins « assujettissants » pour le « public », lui laissant davantage de liberté,
de liberté d’intervention,
voire davantage d’autonomie.

« Nouvelles frontières », La Reterritorialisation de l’art global est, sur la question de la « localisation » de l’art, comme le pendant, à l’échelle globale, de L’Art là où vous ne l’attendez pas, en même temps que comme la suite de Contre l’art global, Pour un art sans identité.

Où il ne s’agit nullement pour moi de me livrer à une quelconque apologie du territoire et de la territorialisation, bien au contraire, mais de prendre en compte ce que dit Deleuze sur ceci que,
comme la pensée critique tend toujours à se faire réapproprier par ceci même dont elle est la critique,
… toute déterritorialisation est toujours suivie d’une tentative de reterritorialisation.

Ainsi, aujourd’hui,
loin, comme l’on aurait pu être tenté de le croire tant l’utopie tend toujours elle-même à faire retour alors qu’on la croit discréditée à jamais,
loin donc d’être en voie de disparition
… les frontières redoublent-elles partout sous de nouvelles formes.

Où j’aborde là un « retour » de plus que je n’avais pas abordé dans Retour du futur, L’Art à contre-courant : là également non pas tant « retour aux frontières » que « retour des frontières ».

Frontières qui n’en peuvent pas moins s’avérer elles-mêmes des « zones de contact » au sens de Mary Louise Pratt et d’Okwui Enwezor, des « zones »de « négociation » et de partage entre « cultures », voire même des « zones » de passage. Des « zones », comme en tectonique des plaques et en géo-paléontologie, à la fois « de convergence » et « de divergence ».

16 – Concernant votre rapport à l’art « agissant » là où on ne l’attend pas : il s’agit d’un art de la dissimulation « politique », du « camouflage » social, créant autant de points de contacts diffus, disséminés, capables de mettre en mouvement les gens, localement. La référence à la tradition des « inserciones en circuitos ideologicos » en est une illustration, d’autant plus simple et passionnante qu’elle prend le circuit de l’argent, du papier monnaie, comme support contre-idéologique. Ce rappel nous semble salutaire ! Nous pensons aussi au film de Bresson, L’Argent. En concluant votre texte, L’Art là où vous ne l’attendez pas – par un rappel « historique » à cette forme d’action – êtes-vous vous-même dans une posture « engagée » malgré votre art de la dissimulation ?

Art non plus du simulacre ou de la simulation mais de la dissimulation, du camouflage ?
(comme déjà, pendant la première guerre mondiale, les peintres, des cubistes à Forain et à Pinchon, le créateur de Bécassine, avaient pu se faire recruter par l’armée française en vue, très « performativement », de tromper l’ennemi : quand la peinture, même représentative, comme la musique, comme, selon Yves Lacoste, la géographie, ça sert à faire la guerre).

Oui, mais surtout art de la dissimulation artistique, du camouflage artistique : l’art est d’autant plus efficace, tant politiquement qu’artistiquement, qu’il ne se donne pas à voir comme artistique (ni, au demeurant, comme politique)
(le voir-comme wittgensteinien lui-même détaché de son usage habituel),
à l’encontre donc ici de toute auto-réflexivité
… et que le contexte ne le donne pas lui-même à voir (ou, plus généralement, à percevoir) comme art
à l’encontre donc de ceci que n’importe quoi, artefact ou non, sense data ou non, peut être « perçu » comme art
(en même temps que l’art est d’autant plus efficace, tant politiquement qu’artistiquement, qu’il tend à se confondre avec le contexte non perçu lui-même comme art).

Mais si, dans L’Art là où vous ne l’attendez pas, je fais mention des Inserciones en circuitos ideológicos, c’est surtout parce que Cildo Meireles, tout en les remettant effectivement subrepticement en circulation dans le circuit marchand dont elles étaient issues (tant billets de banque que bouteilles de Coca-Cola non consommées)
(en se « réappropriant », en mettant à « profit » le circuit de l’argent lui-même)
en leur faisant porter un message politique de son cru n’en entendait pas moins parallèlement (y compris en les exposant le plus conventionnellement du monde dans des lieux relevant de l’habituel circuit artistique) les donner en exemples d’actions pouvant être reprises à leur compte tant par ceux que le hasard avait conduits à les « intercepter » que par ceux qui se bornaient à se trouver ainsi informés de leurs modalités d’intervention ou, plutôt, ne s’y bornaient pas mais les poursuivaient pour leur propre « compte » sans qu’il y ait là simple re-enactment, sans même qu’ils se rendent toujours compte de leur affiliation artistique, qu’il s’agisse de l’artiste guatémaltèque Stefan Benchoam dans ses Re-inserciones en circuitos ideológicos ou, en dehors de toute intention artistique, d’une simple organisation de quartier de Buenos Aires.

Mais je n’entends pas du tout par là plaider pour un « art engagé ». J’ai, dans Queeriser l’art, dit ma méfiance à l’égard de la notion sartrienne d’art engagé comme de celle d’art critique, ainsi, au demeurant, qu’à l’égard de celle même, par trop réductrice, insuffisamment « dialectique », d’ « art politique »,
(tout comme,
en dehors des cas comme celui de la photo où, comme l’a montré Benjamin, la technologie est venue transformer les notions mêmes d’art et d’œuvre d’art,
je suis très réticent à l’égard du soi-disant art technologique : si je n’ai rien certes contre le fait que l’art puisse avoir recours à telle ou telle technologie, par contre je pense que l’art n’a pas à être déterminé par la technologie,
m’intéressant davantage aux cas où, à l’inverse, c’est l’art qui est en avance sur la technique
comme, selon Benjamin, pour ce qui est de Dada qui aurait anticipé le cinéma de Chaplin. Ou, selon Peter Galassi, pour ce qui est de la peinture qu’il qualifie de « pré-photographique », propre surtout à l’Europe du Nord, qui, loin de se décalquer sur la fragmentation des cadrages photographiques, aurait anticipé les découpes qui allaient devenir paradigmatiques de la photographique
quand bien même Krauss critique la position de Galassi qui, selon elle, ré-esthétiserait la photographie là où, selon Benjamin, la photographie impliquait la dé-esthétisation de l’œuvre d’art, quand bien même Krauss elle-même ne distingue pas suffisamment entre artistique et esthétique.

Comme, selon Eisenstein, le montage ne constituerait nullement l’essence exclusive du cinéma mais aurait été inventé par la littérature elle-même longtemps avant l’émergence du cinéma et avant que, comme l’a souligné Ernst Bloch, les différents arts aient pu, pendant la première moitié du vingtième siècle, chercher tous à adopter le paradigme du montage).

Queeriser l’art, si cela implique bien de déconstruire tous les binarismes, ce n’est nullement pour autant prêcher l’indistinction générale, et j’entends bien distinguer entre art et politique tout en les reliant,
les reliant sans les rapporter
(et encore moins les subordonner)
l’un à l’autre.

Entretien © Jean-Claude Moineau & Caroline Hoctan – Illustrations © DR – Vidéo © Isabelle Rozenbaum
(Paris, déc. 2016-mai 2017)
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