Explore : Investigations littéraires (Questions théoriques, 2017) est le produit d’une conjoncture théorique et politique. Théorique, parce que, depuis plusieurs années, l’essoufflement, pour ne pas dire l’exténuation de paradigmes structuralistes et formalistes a poussé les études littéraires à trouver des moyens de réarticuler la littérature à la vie. Cependant, si elles l’ont fait en s’intéressant par exemple aux usages éthiques de la littérature, à sa puissance émotionnelle ou à sa portée cognitive, elles ne sont guère allées plus loin et n’ont pas affronté des problèmes aussi cruciaux que ceux de la communication littéraire et de ses modes d’action. Conjoncture politique, aussi, parce que le climat néoréactionnaire de suspicion, pour ne pas dire d’agression envers la littérature a poussé les études littéraires dans des réflexes a priori louables de défense autour d’une supposée autonomie qu’il fallait sanctuariser. Réactions de repli, cependant, dont les conséquences sont sans doute plus fâcheuses qu’on ne le croit en première instance. Mais, alors que, jadis, la reconnaissance de l’autonomie allait de pair avec celle de pouvoirs propres, la logique me semble s’être inversée : la défense d’un domaine séparé de la littérature a rapidement signifié sa relégation, pour ne pas dire sa mise au placard (cette idée n’est pas de moi, et vient notamment de L’Adieu à la littérature de William Marx). J’ai considéré qu’il fallait affronter cette question de l’impact pratique, public et politique de la littérature et pousser ce questionnement, jusqu’à en tirer toutes les conséquences. Quelles sont donc les conditions nécessaires pour que les études littéraires amorcent le tournant pratique que les sciences sociales ont entamé depuis quelques décennies ? Et où cela peut-il nous mener ?
La première exigence à laquelle il a semblé alors utile de se plier a été de s’équiper d’une conception appropriée du langage et de s’y tenir avec fermeté et conséquence dans l’exercice du métier littéraire. Pour construire une approche pragmatique de la littérature, j’ai cru bon de me tourner vers la philosophie du langage ordinaire de Wittgenstein. On peut s’en étonner. Évidemment, c’est une philosophie qui paraît austère, qu’on soupçonne à tort d’être en partie responsable d’une domination desséchante de la philosophie analytique. Par ailleurs, Wittgenstein parle en effet peu d’art, moins encore de littérature. Cependant, il offre un cadre philosophique où le langage, loin de renvoyer à la manipulation d’entités mentales, logiques ou verbales, se dote d’emblée d’une dimension pratique et sociale et renvoie à des modes d’action sans lesquels il est parfaitement incompréhensible. Pour lui, le langage ordinaire est un domaine ouvert et grouillant de « jeux de langage » adossés à des « formes de vie ». S’il paraît dérangeant de repenser la littérature non à partir du canon, mais à partir des pratiques ordinaires, une telle conception philosophique autorise tout à fait à accorder une place, au sein de ce domaine foisonnant, à des jeux de langage littéraires que l’on peut reconnaître comme tels et sans dissoudre leur spécificité potentielle. Corrélativement, selon Wittgenstein, il n’est pas possible de sortir du langage ordinaire, et ni le langage métaphysique, ni le langage littéraire n’ont les moyens réels d’une telle effraction. On doit à ce titre, à rebours d’une longue croyance qui est née au 19e siècle selon laquelle la littérature était un langage autre, penser les transactions transformatrices des jeux de langage littéraires au sein des jeux de langage ordinaires. L’une des autres vertus de la philosophie de Wittgenstein est qu’elle permet de se prémunir des modes de pensée mythologiques : c’est là sa grande vertu libératrice et thérapeutique. Or on s’accordera, je crois, à reconnaître que la littérature est un domaine où l’on se raconte pas mal d’histoires et où prolifèrent les représentations mythologiques entretenues par un cortège de croyants et de pratiquants pris, au cœur des institutions de la consécration littéraire, dans un rapport déférent, révérencieux, voire guindé au « Texte », au « Vers », au « Poème », à la « Littérature », etc. En acclimatant la littérature à la philosophie de Wittgenstein, on peut s’affranchir de manière vigoureusement critique d’un certain nombre des sornettes que produisent les institutions littéraires et que génère la scénographie des auteurs. Vacillent ainsi, et pour notre plus simple profit, quelques piliers de la doxa littéraire : le mythe expressif de l’intériorité (la littérature consisterait à exprimer une part intérieure et secrète du sujet), le mythe de l’intention (l’auteur ou le texte seraient des petites boîtes où serait logé le sens et que devrait pouvoir découvrir l’herméneute par des protocoles dont il a le secret), le mythe de la lecture comme sport d’alcôve, comme activité solitaire, silencieuse, monologique et camérale, le mythe aussi de l’individualisme littéraire (le langage n’étant jamais personnel, moins encore privé, l’idée d’un dialogue entre l’auteur et son lecteur ne tient pas bien longtemps et oblige à raisonner en termes de publics). En ce sens, Explore livre moins une théorie littéraire ou une poétique, qu’il ne cherche à raisonner de manière métathéorique (que faisons-nous et comment nous comportons-nous quand nous faisons de la théorie littéraire ?). On peut lire ce livre comme une contribution à la philosophie de la littérature.
Une théorie de la littérature est généralement provoquée par des objets littéraires qui manquent d’un vocabulaire et d’un cadre propre à en proposer une description pertinente. Les premiers services que rend une théorie sont ad hoc. C’est une préoccupation des éditions Questions théoriques, et particulièrement de la collection « Forbidden beach », que d’élaborer des lexiques théoriques capables de nous faire reconnaître des objets poétiques et littéraires qui ne tiennent pas dans le vers, ni dans le poème, ni dans le livre et qui méritent qu’on rende justice à leur statut de performance et d’intervention dans l’espace public. Explore vise donc à augmenter nos capacités à décrire des objets littéraires contemporains qu’on traite le reste du temps, par paresse, d’« OVNI » (objets verbaux non identifiés) et qui requièrent une telle approche pragmatique. Cela dit, mes propres recherches empiriques portent aussi sur des objets textuels médiévaux dont les cadres traditionnels de la théorie littéraire moderne (reposant sur les concepts élémentaires d’auteur, de texte, de livre, d’œuvre) ne permettent pas de rendre compte de la complexité poétique, ni de la durée de vie historique, ni des modalités d’articulation sociale. On pourrait dire en somme que ce sont surtout des objets situés de part et d’autre de la modernité littéraire qui ont provoqué l’effort métathéorique d’Explore. Reste qu’une théorie, si elle est provoquée par des objets favoris historiquement situés, n’est pas qu’un cadre ad hoc. Elle permet aussi en retour la reconnaissance de nouveaux objets, la relecture et la recomposition d’un corpus requalifiant les objets qu’il rassemble. Aussi me semble-t-il possible d’utiliser Explore pour aborder également des corpora de textes anciens, en cultivant une méfiance presque systématique envers les catégories littéraires qui contribuent à enclaver ces objets sociaux, en transaction pourtant étroite et permanente avec leurs environnements multiples et respectifs.
Explore en vient à mettre en place quelques jalons d’une théorie sociale de la littérature. Pour cela, il importe de changer radicalement l’ontologie générale de la littérature : ne pas se contenter d’objets textuels clos et inertes, mais penser en termes de relations, d’agentivité et d’interactions ; ne pas réduire les acteurs à des individus juchés sur leur for intérieur, mais penser en termes de publics et d’assemblages de collectifs ; ne pas se concentrer excessivement et avec quelque fétichisme sur le texte, mais regarder autour de lui les formes de vie qu’il convoque, articule, altère, etc. (à la condition de faire un usage contrôlé et rigoureux de cette notion employée à tout bout de champ). Pour penser aussi pleinement que possible l’expérience de la littérature, j’ai fait le détour par des expériences musicales : la musique, en vertu de ses modes d’existence, me semble a posteriori l’art le plus suggestif pour mettre en place cette ontologie ambiante de la littérature. C’est ainsi que quelques expériences noise d’Aphex Twin, la techno de Détroit, l’émission radiophonique de The Electrifying Mojo, mais aussi plus généralement les cultures jazz ou rock m’ont semblé éclairantes pour élaborer une approche écologique de la littérature. Christophe Hanna, au tout début de la préface du livre, évoque l’expérimentation dans le métro à laquelle s’est prêté le grand violoniste américain Joshua Bell. Il cite également une réflexion, fondamentale pour nous, de Tolstoï sur l’opéra qu’un sens trop esthétique de l’art nous fait réduire à une poignée d’acteurs – le compositeur et les interprètes. L’opéra est en réalité une microsociété articulant et mobilisant une foule d’acteurs, ouvriers, artistes, publics, institutions. C‘est à de tels assemblages sociaux que l’on doit s’intéresser comme littéraires, car ils nous permettraient de mesurer combien la littérature, pas moins que la musique, est un moyen d’union entre les hommes (pour reprendre une formule tolstoïenne). Soit dit entre parenthèses, s’il est un art sur lequel Wittgenstein s’est attardé, c’est bien la musique, et ce n’est pas tout à fait anodin. Se donner les moyens de décrire un art comme un moyen d’assembler des publics et de former des communautés, c’est, au passage, l’une des conditions absolument essentielles pour le repolitiser – lui redonner une portée politique qui ne soit pas dérisoire, ni risible.
Relevant d’une philosophie de type wittgensteinienne de la littérature, Explore a eu le souci non pas d’en parodier le style, mais d’adopter une manière de procéder propre au philosophe autrichien de Cambridge – soit une lutte thérapeutique contre les crampes mentales et les représentations mythologiques. Les chapitres se présentent ainsi comme des exercices composés de remarques relativement courtes : on y retrouve (comme dans les Recherches philosophiques, mais aussi comme chez Nathalie Quintane ou Éric Chauvier) ce Je et ce Tu qui sont comme des cobayes conceptuels parfaitement fictifs ou des instances pronominales désubjectivées et opératrices d’expériences logiques ; je cherche par-là à organiser une forme d’interlocution expérimentale avec le lecteur pour le solliciter dans sa manière de penser ordinairement la littérature et pour provoquer chez lui une remise en jambe vivifiante et remobilisatrice d’une théorie littéraire décrassée. Contrairement à la forme classique de l’essai de théorie littéraire, j’ai préféré repousser en fin de chapitre le référencement des notes et ne pas émailler ces pages d’exercice des noms propres à quoi l’on reconnaît un style savant, érudit, excessivement académique. En sorte que ce livre se prête à des parcours discontinus et répétés, plus qu’à une lecture in extenso.
Texte © Florent Coste – Illustrations © DR
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