Civil War (2024), le dernier film d’Alex Garland, réalisateur tout de même assez fascinant, en cela que malgré les écueils qu’on lui a toujours trouvés, il s’avère toujours un peu plus inspiré à chaque tentative, et après les marquants Devs et Men, voici qu’il propose avec Civil War son meilleur film et sans doute sa première vraie grande réussite.
Au départ, on était pourtant un peu inquiet : la durée du film, assez courte compte tenu du sujet, conjuguée à la lenteur surprenante de l’introduction, nous laissait à penser que Garland allait nous livrer un ennuyeux petit téléfilm, comme un huis-clos passé dans l’ombre du récit. De plus, l’idée d’emprunter le point de vue de journalistes, de par la méfiance évidente qu’ils suscitent désormais chez l’électorat trumpiste et plus généralement anti-système, laissait croire que le film, au vu de son conflit, allait adopter une vision faussement surélevée et neutre, tout en se glissant comme si de rien n’était évidemment du côté des démocrates.
Mais surprise : plus le film avance, et plus il est fort. Surtout, la décision d’octroyer aux journalistes la part belle de l’histoire prend rapidement un sens bien supérieur à toutes questions idéologiques. Il permet au film de représenter la guerre sans la jouer : ce n’est plus une question de neutralité, c’est une question de cinéma. D’emprunter le point de vue non pas de celui qui tue mais qui donne à voir, celui qui raconte la guerre.
Malgré le titre, la guerre civile devient, en soi, à un moment donné presque une excuse : ce qui importe, c’est l’idée de capturer un moment du réel, dans une époque où les conflits et où les camps deviennent flous et abstraits (voir la séquence où les journalistes se retrouvent entre deux camps, sans que personne ne semble savoir qui est qui). La violence, donc, en ressort d’autant plus fortement : elle n’est pas une habitude, elle est une marque, et Kirsten Dunst, pas du tout embellie, ni même travaillée dans une possible vieillesse minérale, non, juste morne et réelle, est très bien. Autour d’elle, on retrouve quasiment l’entièreté du casting de Devs, et tout le monde s’en sort excellemment (mention spéciale à Cailee Spaeny, dont l’on ne savait dans Devs, si c’était un homme ou une femme, et dont l’on ne sait, ici, si c’est une enfant ou une adulte).
Mais où le film finit définitivement de convaincre, c’est dans cette enfoncée presque magnétique vers le coup d’état nocturne de Washington. Parce qu’il se joue là quelque chose, à la fois, de narratif et allégorique, quelque chose de visible et invisible. De ce fait, tandis que l’armée démocrate finit par cerner la Maison-Blanche afin d’exécuter le président, progressivement, les journalistes se lient entre eux et finissent par ne former plus qu’un camp ; comme si le film admettait (après avoir feint au départ une objectivité contemplatrice) une collision entre media et progressisme, montrant à voir l’ascension du véritable nouveau pouvoir, prenant le dessus sur l’ancien.
Et en ce sens, dans cette spirale de violence, le film se perd en lui-même, au-delà du principe de neutralité (en soi fondamentalement ennuyeux) pour, au contraire, trouver dans sa radicalité et dans son parti pris une dialectique qui le pousse à la transcendance : dans son combat, le film confronte son propre miroir et filme, face à face, deux tyrannies, deux pouvoirs, deux violences. Pour cette raison, l’exécution froide, brutale, systématique, des employés de la Maison-Blanche et du président donne à ce moment-là l’impression de voir un chef-d’œuvre.
Parce que personne ayant un parti pris idéologique n’acceptera de voir cela : ni les progressistes bien-pensants qui refuseront d’admettre leur propre violence potentielle ; ni les partisans de Trump, qui interpréteront comme un sacrilège la mise en scène du meurtre de leur leader. Or, c’est pourtant précisément parce que le film dépasse toute notion de radicalité pour entièrement embrasser le principe de la violence, de l’action, du renversement politique, comme force ontologique en tant que telle (dont le seul pendant est le regard, la contemplation, la représentation), qu’à ce stade, il devient grand.
Dans une descente brillante vers l’ultraviolence, il révèle que son conflit n’était pas politique mais ontologique : la violence comme aimant pour le calme du regard. En cela, tout le passage où Kristen Dunst paraît souffrir dans sa chair de la guerre qui l’entoure, avant qu’elle ne se relève stoïque et comprend que le président est encore à l’intérieur, que le cliché, donc, est encore possible, est génial.
Il ne s’agit plus de représenter une femme passive, entre deux camps ; il s’agit de représenter ce que Wagner Moura disait précédemment : quand on a l’occasion de se reposer, il faut en profiter. Dunst, à ce moment-là, se repose : elle attend que la guerre passe, pour la laisser ensuite la happer jusqu’à ce qu’elle l’emmène au cœur du typhon, dans sa force centrifuge. Le dernier acte devient ainsi quasi-mythologique. Tout en étant effroyablement contemporain.
De quoi parle donc vraiment le film, au bout du compte ? De la captation de la radicalité. De l’appel de la violence, de la mise à mort, du sacrifice, devant lequel tout homme devient minuscule et devant lequel toute idéologie se perd dans les flammes. Il y a là, dans cette jungle surgissant au beau milieu de Washington, quelque chose du feu, de la nuit, d’Apocalypse Now. Quand le générique tombe et que « Dream Baby Dream » démarre (comme dans American Honey, à ceci près que dans ce dernier, c’était la version de Springsteen, et ici c’est celle de Suicide), on est alors convaincu d’avoir vu le meilleur film de l’année. Et le meilleur d’Alex Garland.
On trouvera juste peut-être un défaut à Civil War : c’est que son irréalisme narratif fait parfois contraste avec la brutalité de sa mise en scène. En effet, qui meure dans le film, et dans quel ordre ? D’abord, l’asiatique le moins important. Puis l’asiatique le plus important. Plus le gentil gros vieux de Devs. Puis pour finir, pour se sacrifier, l’héroïne. Tout se déroule comme dans une histoire beaucoup trop parfaite, sans jamais que la violence, pourtant représentée dans son anormalité, ne vienne briser le film en deux et lui faire mal. Il y a là, ici, et seulement sans doute ici, une petite faute, une petite hypocrisie, où le film n’habite pas entièrement ce qu’il est. À part ça, pas grand-chose à dire, et c’est d’autant plus impressionnant, justement, que le film est court : court et remarquablement plein et dense. Comme quoi.
Note : 3,5/5.
Texte © Léo Strintz – Illustrations © DR
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