The Batman (2022), que – hormis les films de Schumacher – nous avons trouvé en-dessous de tous les volets cinématographiques consacrés à l’homme-chauve-souris (même, oui, Batman vs Superman). Pourtant, l’approche de Batman est à la fois bonne et originale. On avait connu le Batman gothique et danseur de Burton, le Batman homosexuel et ironique de Schumacher, le Batman réaliste et guerrier de Nolan, le Batman vieillissant et violent de Snyder – et ici, Matt Reeves nous propose un jeune Batman métalleux, sans doute accro à Nine Inch Nails.
Tout, dans cette proposition, nous séduit : elle est à la fois cohérente avec l’esprit du personnage et inédite au cinéma. Mieux, Pattinson est absolument parfait dans le rôle, et la présence de Batman est redoutablement représentée : on ne l’a jamais vu aussi menaçant, aussi violent et surtout aussi sado-masochiste, jouissant de faire mal et d’avoir mal. On sent parfaitement ce désir d’expurger le mal et la souffrance à travers le défoulement – ce que Burton, trop romantique, et Nolan, trop pragmatique, n’avait jamais abordé. Aussi, quand on comprend cela, on pense donc que Matt Reeves a réalisé le plus dur et que l’on est entre de bonnes mains. Problème : le film n’a strictement rien à dire ! Il sait présenter un nouveau Batman, mais seulement en tant qu’image, en tant qu’approche esthétique, mais pas en tant que protagoniste. Comme cerné par les histoires qui ont été racontées avant lui, Reeves évite de revenir sur la backstory de Batman (compréhensible) ou sur son grand némésis le Joker (entre Nicholson, Ledger ou Jared Leto récemment : là encore, compréhensible).
Aussi, le réalisateur n’a pas encore commencé à raconter une histoire qu’il paraît déjà en panne d’inspiration, et en réalité, cela est visible dès le premier plan, avec ce début où l’homme-mystère épie une femme, puis tue un politique. Cela ne place aucun contexte. Cela ne lance aucun thème. Cela ne propulse aucune action. C’est un début narratif, de pure série télé : cela aurait pu commencer avant, cela aurait commencer après. Le film paraît dépourvue de nécessité. Jamais l’action n’est utilisée pour refléter quoi que ce soit, pour développer un récit intérieur, le parcours d’un héros. Les personnages, par exemple, n’ont aucune motivation : ils ne luttent pour personne, ne cherchent à défendre personne, et quand ils le font, ils le font à propos d’objets narratifs illusoires.
Catwoman cherche à défendre son amie Annick, personnage totalement abstrait, sans consistance, sur lequel film fait reposer tout son axe. Impossible donc d’être touché quand Catwoman pleure en écoutant l’enregistrement de son meurtre : Reeves pourtant insiste sur son visage, et même sur celui de Batman qui paraît également touché. Pire, Reeves nous refait entendre l’enregistrement à la télé par la suite, alors que la victime n’a aucun lien avec le spectateur. Jamais, donc, Batman ne nous a paru aussi vide, n’avoir aussi peu de désir, au point que de le voir se battre, dans l’acte 3, finit par faire naître une absurdité. Pourquoi ? se demande-t-on. Pourquoi se bat-il ? Pourquoi cette histoire ? Pourquoi, en tant que spectateur, suis-je là ? Le personnage n’a pas de raison, le réalisateur n’a pas de raison, nous en tant que spectateurs n’avons pas de raison.
Autre écueil : quand Batman craint pour la vie d’Alfred et fonce en batmobile pour le sauver. Reeves, parce que cerné par les autres récits de Batman, notamment ceux de Nolan dont il s’inspire (avec l’idée de nettoyer la ville de la pègre), part du principe qu’il n’a pas à construire le personnage de Alfred et que, automatiquement, l’on va se sentir attaché à lui. Mais on se fiche de ce Alfred, campé d’ailleurs par un Andy Serkis qui paraît peu adapté. Il n’a pas été présenté, n’a pas été approfondi. Et Reeves, parce qu’il n’a pas de cœur dans son film, tente, au détour d’une scène, de se servir du majordome comme ancre émotionnelle, attelle temporaire, de substitution. Mais cela ne peut pas fonctionner, car Reeves ne développe jamais rien dans ce film.
Batman n’a pas de volonté essentielle, Catowman n’a pas de volonté essentielle, et le Riddler non plus. Il n’est qu’une abstraction, qui lorsqu’il révèle son identité, est traité comme un Incel complotiste des réseaux sociaux. Pourquoi est-il ainsi ? Que cherche-t-il réellement ? On ne sait pas. On reprochait à Nolan de ne pas traiter suffisamment ces personnages : mais ils reflétaient à chaque fois le cœur du héros. En tant qu’allégorie, ils représentaient quelque chose (Bane, par exemple, évoquait la souffrance que l’on ne parvenait pas à surmonter, et dans laquelle on finissait par se noyer). Gotham, également, devenait la métaphore du cœur de Batman, de son rapport au père, et la voir être brûlée signifiait une perte intégrale pour lui, et donc pour nous. Ici Gotham n’incarne rien, et par ailleurs elle paraît cheap, réduite. Les décors sont toujours les mêmes (le toit avec le signal, le club, etc.). À l’image des décors, Reeves ne cesse de se répéter : il répète les entrées dans le club, avec les jumeaux, il répète le message d’Annick, il répète le discours sur le père. Reeves paraît ignorer tout du concept de mélodie : raconter une histoire, c’est enchaîner les séquences qui représentent une note. Chez Reeves, les mêmes notes s’enchaînent, comme donc avec ce discours sur la mort du père : d’abord Falcone explique à Batman que c’est Maroni qui a tué son père ; scène suivante, Alfred nous explique c’est Falcone qui a tué son père. On a là un principe propre au soap opera, de la narration qui s’inverse, qui n’avance pas. Reeves échoue à raconter quelque chose, et donc à tendre vers quelque chose.
Jamais on n’avait assisté, dans un Batman, à une telle absence de crescendo. Sur la première partie encore, on est indulgent. Parce qu’on demeure porté par ce Batman métalleux, ébloui par le soleil, qui contrairement à Keaton ou Bale, ne parvient pas à faire illusion en tant que Bruce Wayne devant les photographes. Mais dans la seconde partie, ce n’est plus possible : non seulement parce que le film se répète de plus en plus, qu’il est interminable, mais parce que, en plus, il finit par totalement trahir le personnage de Batman. C’est simple : lors du troisième acte, Reeves est face à une impasse. Il sait que son film ne raconte rien et n’a pas d’axe. Batman ne veut rien, ne se bat pour personne. Comment donc illustrer un possible sauvetage ? En faisant ce que chaque film raté fait : en se rattrapant via l’abstrait, le faux, l’anonyme. Batman donc sauve des civils, en leur montrant le chemin, avec sa lampe torche censée révéler qu’il doit, malgré sa figure de présence nocturne, montrer la lumière. Il se retrouve même à sauver un enfant, avec cette ridicule voix over, surécrite, pire encore que le pastiche de polar que faisait Alan Moore avec Rorschach, où Pattinson nous explique qu’il doit désormais représenter l’espoir et la lumière. Reeves finit de se faire hara-kiri : il trahit Batman, et il trahit la seule bonne chose de son film, à savoir un Batman jeune, torturé et sado-macho. Maintenant Batman doit devenir un héros du soleil, un Superman qui veut oublier ses cicatrices. Sauf que Batman, c’est la cicatrice !
Surprise, néanmoins : ce n’est pas encore fini. Matt Reeves, qui sait désormais qu’il n’a rien à dire, paraît se convaincre qu’à force de faire durer son film, il va peut-être trouver quelque chose à raconter. Donc, il continue… et nous inflige d’ultimes minutes intenables, gênantes, où Batman suit Catwoman en moto avant qu’ils ne se séparent, à travers une poétique de la mélancolie et du regret malvenue, puisque les deux personnages sont vides, ne reflètent rien, ne représentent rien, et donc, ontologiquement, ne peuvent pas s’aimer et ne s’aiment pas. On est totalement navrés. On sauvera de ce terrible naufrage, Pattinson et plus généralement l’approche esthétique de ce Batman photophobe ; l’idée, aussi, d’un Batman plus détective, qui erre sur les lieux de crimes entre les policiers, ainsi que sa relation avec le Gordon de Jeffrey Wright (le seul avec Pattinson à bien s’en sortir). Mais sinon, rien.
Oh, bien sûr, le montage catastrophique du film le plombe ; les répétitions absurdes, les dialogues inutiles, font qu’on se dit que le film aurait déjà été bien plus regardable si on l’avait amputé de quasiment une heure (on repense encore au « Prends soin de toi » de Batman à Catwoman, à la fin : quel intérêt ?). Mais même en faisant cela, cela n’aurait pas permis au film d’avoir un axe, un cœur et quelque chose à raconter. Même le rapport au sidekick qu’on essaie de protéger de la vengeance est terriblement éculé (déjà vu avec Andrea dans Batman contre le fantôme masqué, Robin dans Batman Forever, etc.) ; l’histoire de Catwoman, dont la mère a été manipulée par un grand ponte, est une reprise même pas dissimulée de Joker. C’est presque magique : le film réussit l’exploit de ne rien raconter, et néanmoins de pomper à gauche et à droite. Et puis, comme si cela ne suffisait pas, il fallait aussi qu’on se tape la référence aux mâles blancs privilégiés (dans la bouche de Catwoman). Référence d’autant plus aberrante que Catwoman parle du pingouin, c’est-à-dire d’un nain obèse et estropié. Dans quel monde LE PINGOUIN est-il un blanc privilégié ? Bref : un autre échec post-covid de ces auteurs que l’on apprécie, après Nolan, Kaufman et Vinterberg…
Note : 0,5/5.
Texte © Léo Strintz – Illustrations © DR
Face au Spectacle un workshop d’analyse filmique et sérielle in progress de Léo Strintz.
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