Un jour dans la vie de Billy Lynn (2016), dont le premier acte nous a honnêtement sidéré de simplicité, voire plus exactement d’insipidité, d’autant que si Ang Lee n’est probablement pas un grand réalisateur, l’on sait que sa dernière œuvre – L’Odyssée de Pi – était un grand film, et aussi l’on attendait de lui qu’il revienne avec un projet, à défaut d’être réussi, au moins extrêmement ambitieux. Au lieu de cela, on découvre ce retour, vu des millions de fois, d’un soldat dans sa famille au fin fond de l’Amérique profonde, le tout entrecoupé de flashbacks tout aussi éculés sur sa formation militaire… Puis, alors, sans qu’on ne s’en rende initialement vraiment compte, le film devient tout à fait passionnant quand démarrent l’acte deux et plus exactement les préparatifs pour l’apparition des soldats lors du grand spectacle à la mi-temps du Super Bowl.
Ce rapport alors à la société du spectacle, à plus, la représentation même de la guerre dans la culture populaire, crée une vertigineuse mise en abyme qui nous embarque avec le héros et nous rapproche de sa douleur mental comme finalement peu de films de guerre avant lui y étaient parvenus. Les flashbacks, rapidement, prennent en ampleur, on les ressent dans notre chair, précisément parce qu’au présent, nous nous sommes unis aux illusions que le héros traverse, puisque nous sommes tout autant que lui un spectateur (lui du match, nous du film) : ce soldat, qui nous paraissait initialement abstrait et lointain, devient une incarnation de nous-mêmes, et ce presque par surprise, sans que l’on s’y attendait, par un phénomène d’anamnèse, par le prisme le plus trivial, le plus inhabituel pour un film de guerre, parce que le héros est en prise à la représentation tout comme nous.
Ce principe est d’autant plus renforcé par ce mécanisme de la quête du film dans le film, avec ce personnage de l’agent joué par Chris Tucker passant son temps à tenter de vendre les droits de l’histoire du film (ce qui n’arrivera jamais, conclusion absurde, vertigineuse et paradoxale, puisque le film pourtant existe et qu’on le regarde). De la même façon ce qui paraissait initialement comme un choix de casting assez ridicule – Vin Diesel, dans toute sa popularité et sa lourdeur, en tant que mentor dont la mort laisse une douleur irréparable dans le cœur du héros – là aussi, exprime sa puissance quand le personnage meurt, et, de manière grotesque, lance un regard caméra, le visage occupant tout l’espace pendant une bonne dizaine de secondes.
Ce n’est alors bien sûr pas innocent, en cela que ce n’est pas le personnage du sergent qui nous fixe, mais bien Vin Diesel lui-même. C’est la star de la représentation, l’acteur surpayé de Fast & Furious, qui s’éteint face à nous. La réalité devient film, le film devient réalité, tout se dissuade et se neutralise. Jean Baudrillard aurait applaudi : non, ce n’est pas Matrix. C’est la matrice en elle-même. Et la question se pose : assiste-on, avec ces flashbacks, non pas aux souvenirs du héros, mais à la mise en scène de ce film que l’on veut en faire ? Ou est-ce le héros lui-même qui a vécu cette guerre comme un film ? Le trouble se justifie d’autant plus à travers, une nouvelle fois, un autre regard caméra, principe de réalisation tout sauf gratuit, puisque le film s’en sert pour mettre en scène sa propre compréhension de lui-même, pour incarner cet instant où le faux se reflète en son propre abysse (c’est le film qui, dans le film, se filme en train de vouloir être un film).
Ce deuxième regard caméra, c’est celui de Steve Martin, qui entouré d’écrans de télévision, tente de convaincre le héros de lui vendre son histoire, et ce en lui évoquant précisément et paradoxalement, l’intensité, la réalité de la guerre, que dans le monde réel on ne peut plus connaître. Ce qui est passionnant dans ce passage, ce n’est pas que Martin vante la réalité afin d’en faire toujours plus de représentation (à moins que la guerre elle-même soit déjà faite non pas en dehors de la carte, mais directement dans ses décombres, pour évoquer Borges) : cela est un système narratif, classique, en soi, de la manipulation, de l’Empire des Fleurs de Lotus. Non, ce qui est passionnant, c’est que le film applique son propre trouble à lui-même et le vit. Ainsi Martin, face caméra, parle autant au nom du film (puisque l’existence de ce dernier est une résultante directe de la volonté de Martin de transformer la réalité en film, d’obtenir les droits pour une adaptation) que contre lui (puisque Ang Lee dénonce ce mal propre au film qu’il fixe droit dans les yeux comme dans un miroir, le mettant en scène comme un corps qui s’inoculerait un virus pour mieux lutter contre lui). Par conséquent, le héros n’a pas le choix entre bien et mal : il est condamné à l’illusion, destiné à perdre son expérience réelle, si elle l’a jamais été, dans le principe d’ambiguïté dévorante du simulacre. Tout est devenu faux, et ce qui est encore le plus vrai, c’est le faux qui se regarde lui-même – c’est-à-dire entre la guerre d’un côté, et le divertissement de l’autre, l’art du film.
Ang Lee, de plus en plus, nous impressionne : fallait-il inéluctablement que ce soit un étranger qui porte ce regard sur l’Amérique dont la guerre est une représentation, et dont la représentation est une guerre ? Probablement que oui… Voilà donc un film autant moderne qu’intemporel, parce qu’élégamment, il dissuade tout et élève ses questions idéologiques au rang de l’allégorie. On regrettera toutefois cet acte 1, probablement conceptuellement correct au vu du reste, mais quoi qu’on en dise, qui ennuie.
Note : 3,25/5.
Texte © Léo Strintz – Illustrations © DR
Face au Spectacle un workshop d’analyse filmique et sérielle in progress de Léo Strintz.
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