« L’avenir existe déjà, répondis-je… » [1] : Jorge Luis Borges nous livre des (en) quêtes qui tentent de mettre en lumière ce qui se cache derrière une apparente réalité. Il relie des indices épars dans son immense bibliographie personnelle. Il s’identifie à une sorte de détective cosmique, un ésotériste surréaliste imbriquant les unes avec les autres les traces qu’il pointe, comme s’il s’agissait d’élever une architecture labyrinthique sous la forme d’un cadavre exquis :
Le temps est une image mobile de l’éternité, postulat impuissant à distraire quiconque de la conviction que l’éternité est au contraire une image dont le temps est le support. [2]
Sa quête le conduit au travers de la majeure partie de ses nouvelles à chercher une réponse à l’énigme que pose le temps : Qui suis-je ? Comme Œdipe dans la mythologie grecque répondra à la question posée par le Sphinx, ou la Sphinge – monstre avec un corps d’animal, poitrine, pattes et queue de lion, ailes d’oiseau – fille de Échidna et de Typhon, envoyée par Héra, fille du ciel, de la terre, mais aussi de Cronos, le temps… : « Quel est l’être qui marche sur quatre pattes au matin, sur deux à midi et sur trois le soir? » La réponse admise est « l’homme » ! N’était-ce pas plutôt précisément une représentation ésotérique du temps compressé à l’échelle de l’homme ? Un éternel retour aux dimensions du cosmos réintroduit dans une dimension humaine. L’envoyée spéciale de l’épouse de Zeus, le dieu suprême, représentative des mythes séculaires, mère de la fécondité et de la reproduction, ne pouvait pas faire moins que d’en transmettre le concept répétitif sous forme d’un rythme musical : quatre, deux, trois.
Éternellement, Œdipe c’est nous,
La longue et triple bête, c’est nous, tout
Ce qui de nous sera et nous a fui. [3]
Au-delà de cette idée que la vie de l’homme s’inscrirait dans un cycle à l’image de l’univers, Borges avance celle que cette répétition perpétuelle ne serait que la conséquence du fait qu’un temps unique n’existe pas, ou pour le moins que, hors l’instant répété, il se désintègre :
Ces instants qui coïncident ne sont-ils pas le même instant ? Ne suffit-il pas de la répétition d’un seul instant pour disloquer et confondre toute l’histoire du monde, pour faire apparaître que cette histoire n’existe pas ? [4]
Borges nous dit que, pour chaque individu, il y a deux temps distincts, le temps contenu dans la bibliothèque et celui contenu dans le livre. Il dit aussi que ce temps double peut être contenu dans une infinité de possibles. L’interprétation des mondes multiples – de la mécanique quantique – a été introduite pour la première fois en 1957 par le physicien Hugh Everett. Mais quinze ans auparavant, Borges avait anticipé cette vision de la réalité. Comme les couloirs de labyrinthes qui ramènent toujours au centre ou les rayons des bibliothèques qui se dispersent à l’infini, le temps n’en finit pas de se démultiplier :
À la différence de Newton et de Schopenhauer, votre ancêtre [il s’agit toujours de Ts’ui Pên] ne croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles embrasse toutes les possibilités. Dans [le temps] que m’accorde un hasard favorable, vous êtes arrivé chez moi ; dans un autre en traversant le jardin, vous m’avez trouvé mort ; dans un autre, je dis ces mêmes paroles, mais je suis une erreur, un fantôme. [5]
Le temps traverse les êtres et l’espace. Il peut communiquer par différents médias sans se préoccuper des distances :
J’ai lu dernièrement The Sacred Found (1901), dont l’argument général est peut-être analogue. Le narrateur, dans le délicat roman de James, recherche si A ou C influent sur B ; dans L’Approche d’Almotasim, il pressent ou devine à travers B, la lointaine existence de Z, que B ne connaît pas. [6]
Dieu meut le joueur et le joueur, la pièce.
Quel dieu, derrière Dieu, commence cette trame
De poussière et de temps, de rêves et de larmes ? [7]
Comment attraper quelques filaments de ces temps parallèles possibles ? [8] Comment appréhender cette sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part ? Borges se réfère aux recherches de Dunne qui avance l’hypothèse (selon sa propre expérience) que le temps est contenu dans les rêves. Dunne a noté, en relisant ses rêves, que tous les rêves contenaient des éléments du passé et du futur. Il a basé cette théorie sur une étude de ses propres rêves, dont certains furent prémonitoires. Au fil des années, il conclut que tous les évènements s’étaient passés au même moment, mais que la conscience humaine, limitée, est obligée de diviser le temps en passé, présent et futur. Cette théorie du temps relatif est aussi celle qu’adopte la théorie de la relativité d’Einstein. Elle est aussi partagée par les aborigènes d’Australie qui considèrent que tout évènement de l’univers s’est déjà déroulé et que l’homme n’en perçoit qu’une partie selon sa propre conception du temps :
L’ingénieur John William Dunne a soutenu dans An Experiment with Time (1927) « que le rêve permettait de voyager virtuellement dans le temps composés d’images provenant d’expériences passées et d’images d’expériences à venir, mélangées dans des proportions plus ou moins égales ». [9]
Dans la culture amérindienne, les Ojibwés accrochent le dreamcatcher (le capteur de rêves), une sorte de toile d’araignée, au bord de la fenêtre du côté où le soleil se lève pour retenir les mauvais rêves et ne laisser passer que les bons. En quelque sorte, pour choisir le destin que leur propose le temps au moment du songe :
[…] Le temps est un fleuve qui m’entraîne, mais je suis le temps ; c’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre ; c’est un feu qui me consume, mais je suis le feu. Pour notre malheur, le monde est réel, et moi, pour mon malheur, je suis Borges. [10]
Pour Borges, le temps est contenu dans un espace géométrique qu’il soit horizontal, vertical, labyrinthique ou parallèle, l’ensemble pouvant se réunir en un point. Un point inscrit en une fraction de rêve, à l’échelle du temps de la création. Dans une lettre du peintre à Émile Bernard, datée du 15 avril 1904, Cézanne y expose une conception de l’œuvre picturale qui pose les jalons des théories cubistes : « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective ; soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central ». La physique quantique nous apprendra qu’il peut y en avoir au moins deux [11].
Texte © Jean-Christophe Pichon – Illustrations © DR (Une précédente version de cette étude a fait l’objet d’une publication dans Historia Occultae, n° 9, mai 2018).
Fiction Borges est un workshop sur les mythologies fictionnelles de Jean-Christophe Pichon qui se termine avec ce 8e épisode.
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[1] J. L. Borges, « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent », in Fictions (trad., 1957).
[2] J. L. Borges, Histoire universelle de l’infamie, Histoire de l’éternité (trad., 1954).
[3] J. L. Borges, « Œdipe et son énigme », in La Proximité de la mer : Une anthologie de 99 poèmes (trad., 2010).
[4] J. L. Borges, « Nouvelle réfutation du temps », in Enquêtes, 1937-1952 (trad., 1957).
[5] J. L. Borges, « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent », op. cit.
[6] Ibidem.
[7] J. L. Borges, Échecs (trad., 1999) in Œuvres complètes, t. II, Bibliothèque de la Pléiade (2010).
[8] Avec la physique quantique, on peut superposer les états. En particulier, un objet microscopique peut se trouver dans plusieurs endroits à la fois : il suffit de superposer des états différents. On peut imaginer une particule qui soit dans une infinité d’endroits à la fois.
[9] J. L. Borges, « Nouvelle réfutation du temps », op. cit.
[10] Ibidem.
[11] La relativité générale indique qu’il existerait des configurations dans lesquelles deux trous noirs sont reliés l’un à l’autre. Elles sont habituellement nommée trou de ver ou pont d’Einstein-Rosen. De telles configurations ont inspiré les auteurs de science-fiction : elles proposent un moyen de voyager très rapidement sur de grandes distances, voire voyager dans le temps. Le physicien Ludwig Flamm aurait imaginé, dès 1916, l’existence des trous de ver. La communauté scientifique considère que leur existence n’a été suggérée qu’en 1935 par Albert Einstein et Nathan Rosen.