Dans cette riche Correspondance 1934-1979 : 45 ans d’amitié, ponctuée de photographies, dessins et fac-similés autographes, publiée voilà bientôt trente ans, Henry Miller fait remarquer à Blaise Cendrars qu’il a, comme lui, le « mongol look » pour dire ce regard en lames de persienne intensément présent aux choses. Pourtant, il semble considérer le monde à distance comme à travers une étendue de trente siècles. En vérité, regard de la pleine possession de soi, celui de deux tempéraments qui ne pouvaient manquer de se reconnaître :
Il me suffit de vous avoir vu une fois, je vous comprends jusqu’aux entrailles. (Miller à Cendrars, le 30 novembre 1938).
Tous deux portés par la fringale d’une vie plus large ont erré, pauvres et solitaires dans des villes hostiles – Miller à Paris, Cendrars à New York –, connu la dèche et le désespoir, l’ivresse et l’illumination, la langue des anges et des parias.
En 1934, Miller envoie son Tropique du Cancer à Cendrars qui en dresse l’éloge l’année suivante dans la revue Orbes. Le Français a immédiatement vu en Miller un allié authentique, mais l’Américain peine à se vouloir l’alter ego de Cendrars. Il se considère davantage comme un disciple admiratif, pétri de reconnaissance pour son aîné dont les livres ont illuminé sa vie. Une confiance instinctive fonde la relation des deux hommes qui ne cesseront de se vouvoyer chaleureusement au fil des ans et des décennies, sans que l’amitié ne perde en qualité, sans que ne soit jamais entamée la complicité de fond qui les unit l’un à l’autre.
Si Miller a pris quelques leçons chez Louis-Ferdinand Céline, il se fait le grand rhapsode de Cendrars. À ses yeux, l’auteur de la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, des Confessions de Dan Yack et de Bourlinguer est bien l’écrivain du siècle. L’ancien combattant qui a bravé la mitraille de l’artillerie allemande dans les vagues d’assaut de la bataille de Champagne – elle lui arracha sa main droite à l’automne 1915 – ce formidable conteur et ardent globe-trotter, offrira à Miller sa « main amie ». Le 13 [avril ?] 1947, il la lui envoie en photographie, paume ouverte sur ses lignes de vie et de chance. En retour, Miller « always merry and bright » multiplie les marques d’affection et d’admiration :
Je pense à vous toujours et vous écris (dans ma tête) des lettres infinies.
(Miller à Cendrars, le 6 avril 1948).
On s’étonne, par endroits, du caractère laconique de certaines missives de Cendrars aux lettres empressées de Miller. Cette asymétrie dans l’attention s’explique par au moins deux causes où la réticence affective n’entre pas en ligne de compte. Cendrars n’est pas toujours un épistolier scrupuleux, il travaille comme un enragé, plongé jusqu’au cou dans un chantier d’écritures interrompu de toutes parts par des sollicitations diverses, situation que Miller aura lui-même à connaître. Mais la concision de Cendrars lui permet aussi de maintenir l’équilibre avec son ami, cet être entier, ce pragmatique euphorique sincèrement dévoué qui donne énormément et aime à être sollicité.
En outre, Cendrars qui reçoit de bonne grâce la louange de Miller ne veut pas correspondre en anglais. Qu’à cela ne tienne, l’Américain lui écrira le plus souvent dans un français approximatif, mais suffisamment limpide pour être compris. Autre aspect notable de leurs échanges, l’amitié entre les deux hommes prend vite un tour pratique : tension vers le nécessaire, disposition désintéressée de l’agir, elle les fait se recommander l’un l’autre à tous les éditeurs de la terre.
Miller qui a un sens très américain de l’efficacité s’improvise l’agent de Cendrars aux États-Unis, et luttant contre les vents contraires du cauchemar climatisé cherche à toute force, non sans réussite, à faire entendre la littérature de son ami. Ce dernier n’agit pas autrement quand il introduit en 1952 la lecture d’un conte de Miller à la radiodiffusion française. Pour les deux hommes, il est assez naturel que la littérature procède de l’action et y retourne d’une manière ou d’une autre.
Au reste, leur correspondance roule pêle-mêle sur la santé, la paternité, les travaux d’écriture, les recommandations de lectures, les souvenirs de bourlingues légendaires et les rencontres en cours et à venir ; encore sur les bonnes bouteilles bues ou à boire, et tous les envois divers de livres et photos que s’adressent et commentent les deux amis. Rien dans leurs échanges ne constitue un domaine étranger à la vie. La langue qu’ils nous délivrent, simple, sans artifices, est comme lancée à la volée dans une confiance absolue aux mots.
Le ton jovial des échanges laisse filtrer, parfois, le fond truculent commun aux deux lascars. Francs buveurs de Meursault et de Vouvray, Miller et Cendrars sont aussi amateurs de fines ripailles. Leur première rencontre, le 14 décembre 1934, s’était conclue par une cavale nocturne dans Paris après avoir englouti un repas pantagruélique dans un restaurant de la rue des Abbesses. Mais en 1940, c’est la débâcle, les estomacs se nouent, bientôt on aura du chat pour du lapin. Miller qui a regagné l’Amérique s’installe à Los Angeles, puis à Anderson Creek, sans électricité ni gaz avant d’occuper sa petite maison de planches à Big Sur face à l’océan Pacifique.
Pendant l’Occupation, Cendrars réfugié en zone libre à Aix-en-Provence subit les restrictions dans un appartement vétuste, sans bois ni charbon, et vivote grâce aux coupons de rationnement. Les deux hommes se sont perdus de vue, leur correspondance interrompue ne reprendra que bien après la Libération, en 1947. C’est qu’il fallait survivre d’abord, et le cœur lourd rester prudent, avare de mots quand régnait la censure postale de Vichy et de l’occupant allemand. À neuf mille kilomètres de distance les deux amis mènent une vie austère, pour autant la précarité ne brise pas ces durs à cuire :
Dès qu’il y a des difficultés ou des désastres je commence d’être moi-même. (Miller à Cendrars, le 1er décembre 1947).
Quant à l’ancien légionnaire, nul mieux que lui sait encaisser les coups. Après guerre, l’atmosphère enfin devient respirable, mais la censure qui frappe les œuvres de Miller aux États-Unis et en Grande-Bretagne n’est pas levée pour autant. Les services diplomatiques américains entravent la mobilité de l’écrivain qui tente de se rendre en Europe afin d’y recueillir ses droits d’auteur. En 1946, une plainte est instruite au parquet de Paris contre lui. Le Cartel d’action sociale et morale qui poursuit ses livres veut frapper énergiquement au nom de la « santé publique ». Ses méthodes – calomnie et dénaturation acharnée des œuvres – préfigurent celles des meutes militantes d’aujourd’hui, cuirassées de puritanisme, qui vocifèrent contre les productions de la modernité et la liberté de création.
Un « comité de défense Henry Miller » constitué par Maurice Nadeau remporte sur ses accusateurs une victoire provisoire, prouvant que les prêcheurs de moralité qui ne savent lire Miller qu’à hauteur de slip sont les seuls pornographes de l’affaire. Mais en 1949 les censeurs glapissent plus fort et le ministère de la justice interdit la traduction française de Sexus, cette ouverture inouïe du champ autobiographique. Inquiet, Cendrars prévient son ami :
Je crois pouvoir vous annoncer que si vous venez en France vous risquez d’être fourré en prison. (Cendrars à Miller, le 24 avril 1950)
Aujourd’hui les lecteurs, que les saillies de l’esprit moderne n’effraient pas, peuvent savourer cette correspondance issue d’un siècle où la pensée prenait élan sur l’expérience du réel vécu directement et sans écran. Car en leur temps, Cendrars et Miller ont témoigné de toutes les plaies et beautés du monde avec une acuité poignante, arpenté son horizon avec mille yeux, mille jambes, amplifiant et transfigurant toute sensation reçue dans les contradictions que la vie fait nécessairement travailler à vif. Fidèles à cette exceptionnelle ouverture, leurs échanges nous restituent sensiblement la manière dont une amitié qui ne met rien en coupe réglée peut illuminer l’existence.
Texte © Malek Abbou – Illustrations © DR
Figures libres un workshop d’histoire et d’analyse littéraires in progress de Malek Abbou.
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