« Connais toi toi-même »… la maxime delphique dont se réclamait Socrate m’est redevenue familière un jour de pur désœuvrement. Dans l’attente que redémarre mon train immobilisé sur les voies, je m’interrogeais alors sur la façon dont ma pensée se mobilise dans l’anamnèse ou la résolution d’un problème, et remarquais qu’elle s’avance en tours et détours avant de s’ordonner clairement. Son parcours semé d’hésitations, de doutes, d’accélérations empruntait des pistes qui devenaient méandres, culs-de-sac ou voies ouvertes.
Naturellement, il m’arrive aussi d’aller droit au but médité, mais de toute évidence une symétrie relationnelle se plaçait là entre activité de l’esprit et labyrinthes. Au départ de cette banale introspection, observant le jeu de mon activité mentale dans un train à l’arrêt, mon intérêt pour les labyrinthes s’est précisé au fil des ans, jusqu’à vouloir en questionner le motif dans un livre : Les Labyrinthes (Bouquins, 2023). Depuis, je les regarde comme un équivalent visuel de la psyché, sans pour autant renoncer à les saisir différemment. Borges a fait du labyrinthe un abrégé d’univers, idée pertinente. Si j’avais voulu mettre en images l’écoulement du temps, peut-être aurais-je dessiné un labyrinthe. Mon goût pour la flânerie n’a pas été moins déterminant dans l’élaboration de ce volume. La geste cheminatoire du flâneur est rarement étrangère au labyrinthe, l’expérience motrice de la marche l’active. En 2012, je me lance dans la prospection et l’interprétation de mes sources ; travail tantôt joyeux, tantôt ingrat quand l’étude m’immobilise d’une aube à l’aube suivante.
Le labyrinthe est un drôle d’invariant qui s’actualise en permanence dans l’histoire, et pour mieux lui répondre, je m’assure le concours de personnes de qualité à titre de consultants ou de collaborateurs tenant ferme leurs angles, mais sachant bondir hors de l’enclos des routines – historiens et préhistoriens, archéologues, poètes, artistes, musiciens, essayistes, philosophes, afin que la réunion des multiples champs de connaissances que je désire former autour du symbole puisse bénéficier de leurs lumières. L’expérimentation sensible s’avère bientôt indispensable et je pars explorer des labyrinthes de jardin, des palais de miroirs, certains sites archéologiques célèbres et les centres et périphéries de quelques villes d’Europe à l’urbanisme sinueux. Rien de mieux pour éprouver la justesse d’un Walter Benjamin : « Se perdre dans une ville comme on se perd dans une forêt demande toute une éducation » (Enfance berlinoise). L’ondoiement d’une ligne est d’essence érotique chuchotent les lacis de Venise, musicale ! renchérissent les grandes oreilles de Santa Maria della Salute. Car le labyrinthe est aussi un rythme, témoins la danse de Thésée, les dédales musicaux de Guillaume de Machaut, Marin Marais ou de Pierre Henry.
Pour beaucoup de nos contemporains, le labyrinthe demeure un dispositif épouvantable et frivole. Napoléon s’égara longtemps dans les spires de celui de la villa Pisani. Furieux d’avoir été défait par cet innocent divertissement, l’empereur vociférait contre les laquais qui ne parvenaient pas à l’en sortir. Ceci pour illustrer l’affolement que suscitent les dédales chez les plus fins stratèges. « Iter circulare – iter diabolicus »… On comprend qu’il ait fallu attendre pour que paraisse en France une somme d’envergure sur le sujet. Au 20e siècle, quel penseur aurait voulu perdre son temps à renseigner les circonvolutions de trajectoires impossibles, lieux de spéculations infinies, quand existait un grand rêve partagé de ligne droite, l’assurance d’un progrès en marche, fléché, rectiligne, irréversible, hérité des grandes philosophies de l’histoire? Avant l’effondrement post-moderne des grands récits, il suffisait d’avancer droit devant les lignes d’horizon tracées par Hegel et Marx. Bref, les labyrinthes sont pour nos temps indécidables, à l’intérieur tout s’y présente à courte vue.
Aucun autre symbole ne signifie mieux notre époque déboussolée, nos sociétés de réseaux qui ne démêlent plus le vrai du faux. Leur incapacité à ouvrir un horizon de sens comme à penser les ruptures du temps, leur surdité à toute historicité font d’elles un espace de choix où s’expriment mille avatars du labyrinthe. Entre tous, le rhizome, modèle épistémologique que modélisent les espaces cybernétiques, sans sommet ni base, ni centre ni périphérie, ni fin ni commencement, impossible à fixer parce qu’indéfiniment mobile. Aucune parenté avec les compositions formulaires des labyrinthes d’antan.
Les Labyrinthes forment un continent à part dans ma démarche d’écriture, sans y être tout à fait étrangers. Un cheminement utopiste fondé sur l’écart et le principe d’incertitude tramait l’intrigue de Métanoïa mon premier roman. Possibilities, la revue que Pablo Duràn et moi avions co-dirigée, « cet u.l.m de la liberté libre au-dessus de l’environnement moyen » comme Christophe Béguin la qualifiait (dans le n° 1, mai 2008), privilégiait chemins de traverse, espaces, esthétiques et socialités buissonnières. En 2012, Vies de Percy Harrison Fawcett retraçait l’histoire d’une déroute complète dans la quête spirite d’une Atlantide fantôme sertie au cœur de la forêt amazonienne. En me retournant sur les Fondements métaphysiques du dollar questionnant la genèse des formes symboliques présentes sur le billet vert, j’ai retrouvé comme un réflexe ancien de chasseur d’horizons. Sans doute ai-je gardé quelque chose de cette manie à lever des traces, à vouloir reconstruire avec plus ou moins de justesse, par le biais d’indices et le recoupement de symptômes certaines trajectoires perdues de vue. Écrire sur le labyrinthe, c’est ouvrir une piste dans l’inconnu, mais ce volume est aussi redevable aux influences nombreuses que j’ai voulu faire apparaître en notes de bas de page, au plus près du texte, plutôt que de les jeter en vrac dans une biographie en fin de volume. Pour bâtir mes hypothèses préhistoriques, j’ai puisé dans les travaux d’André Leroi-Gourhan, Jacques Cauvin, Jean Guilaine et Jean-Paul Demoule.
Dans mes pages sur la modernité romanesque, on trouvera cités ou étudiés les meilleurs représentants de ce tour de pensée d’apparence rétrograde, mais qui avance dynamiquement selon le principe paradoxal de la progression à rebours propre aux labyrinthes. Ainsi, le cycle d‘À la Recherche du temps perdu de Proust, les Visions de Cody de Kerouac, le monologue de Molly Bloom dans l’Ulysse de Joyce ou les romans de Roberto Bolaño. Dans ces œuvres, le fil narratif différé à loisir se gonfle d’incises et s’étage de propositions « circonlocutoires » et incidentes, comme une spirale partie à l’assaut du ciel, comme une pensée jaillie plus loin qu’elle-même pour s’exacerber en liberté.
Autant d’excès de patience de la langue tramant l’espace de sa propre fuite, et reversée progressivement à un sens que son départ ne laissait pas présager. D’autres influences poétiques et artistiques colorent cette navigation au long cours des Labyrinthes, ainsi Maurice Scève, Louise Labé, Shakespeare, Thomas de Quincey, Fernando Pessoa, André Breton, André Masson, Marguerite Yourcenar, Vera Molnar ou André Hardellet passent en éclairs ou en éclaireurs dans nos pages, se disposant à la barre, dans la salle de bal ou des machines, sinon comme clandestins à fond de cale.
Texte © Malek Abbou – Illustrations © DR
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