L’imposture Heidegger : « La guerre russe est là ; mais sa signification la transcende »

Afin de faire le lien avec ce qui suit, citons cet autre passage éloquent des Cahiers noirs:

La judéité est, dans l’espace-temps de l’Occident chrétien, c’est-à-dire de la métaphysique, le principe de destruction. Elle est ce qui est destructeur dans le renversement de l’achèvement de la métaphysique, c’est-à-dire de la métaphysique de Hegel par Marx.

En clair : détruisons ceux qui veulent nous détruire. La notion « d’ennemi intérieur » chez Heidegger remonte à 1933. Dans ses cours de fin d’année il en appelle à « l’extermination totale » de l’ennemi intérieur, reprenant le mot d’ordre des étudiants nazis de Fribourg qui réclamaient deux jours avant le premier autodafé du 24 juin 1933 « l’extermination totale du judéo-bolchevisme ». Rappelons que lors de cet autodafé Heidegger prononce son « allocution à la cérémonie du solstice d’été », un court morceau de bravoure dans lequel figurent ces fortes paroles : « Flamme, annonce-nous, éclaire-nous, montre-nous le chemin où il n’y a plus de retour ». Que l’on ne nous dise pas que les chemins ne mènent nulle part chez Heidegger ! Certains comme on le verra, moins de dix ans plus tard, mèneront effectivement à d’autres autodafés, pas du tout symboliques ceux-là, avec un aller simple, sans retour. Ici, il faut associer la notion « d’ennemi intérieur » à celle de « guerre invisible ». Heidegger s’y réfère une première fois dans une lettre adressée en novembre 1939 à Doris Bauch :

Je crois que nous ne sommes qu’au début de ce que cette guerre invisible va nous apporter.

Ce propos obscur l’est moins si l’on sait, comme l’indique Sidonie Kellerer, qu’un « texte de formation publié quelques mois plus tôt, en mai 1939 »,  émanant de la ligue nationale-socialiste des soldats du Reich, s’intitulait : « La guerre invisible et sa parade pour le soldat allemand ». Il y est question dans ce document de « forces cachées menant une politique extérieure et mondiale secrète », une « guerre sournoise » contre, bien évidemment, les intérêts nationaux des allemands. On y apprend rapidement sans trop être surpris que cet « ennemi intérieur » n’est autre que la « juiverie mondiale ». Par conséquent, combattre cet « ennemi invisible » nécessite une guerre non moins invisible et totale. D’où le principe de silence (« Allemand, apprends à te taire ! ») formulé dans Mein Kampf.  Heidegger, dans cette correspondance, ne fait qu’anticiper la Solution finale prise, faut-il le rappeler, dans le plus grand secret par Hitler et ses proches. Un autre courrier, adressé en août 1941 à Kurt Bauch (« À présent la guerre russe est là ; mais sa signification la transcende. Il n’est pas nécessaire que je m’étende, puisque tu en sais plus que moi. Mais j’en sais assez ») est lourd de sous-entendus. Nous savons également le genre de « transcendance » auquel Heidegger fait allusion.

Ceux qui voudraient relativiser ou minimiser l’importance de ces extraits de correspondance, arguant une fois de plus qu’il s’agit de propos privés, peuvent se reporter à ce qu’écrivait le professeur Heidegger dans ses cours de la période 1939-1941 (dans Koinon  et Sur Ernst Jünger, non disponibles en français, mais plusieurs extraits – traduits par Emmanuel Faye – figurent dans Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie) :

La pensée de la race cela veut dire que le fait de compter avec la race jaillit de l’expérience de l’être en tant que subjectivité et n’est pas quelque chose de « politique ». Le dressage-de-la-race est une voie de l’affirmation de soi en vue de la domination. Cette pensée vient à la rencontre de l’explication de l’être comme « vie », c’est-à-dire comme « dynamique ».

Et là :

Mais il existe une différence abyssale entre appartenir à une race et établir une race particulièrement et expressément, comme « principe », résultat et but de l’être-homme ; surtout lorsque la sélection raciale est proprement conduite non seulement comme une condition de l’être-homme, mais lorsque cet être-race et la domination en tant que cette race sont érigés en fin ultime.

Ces lignes autant nauséeuses qu’amphigouriques prouvent combien Heidegger fait de la sélection raciale l’expression ultime de la métaphysique. Le second extrait se révèle encore plus compromettant, puisque cette apologie de la sélection raciale est exactement contemporaine – je le souligne – de la mise en oeuvre de la Solution finale, et la justifie en quelque sorte dans la langue même du philosophe. Ce n’est pas seulement l’individu Heidegger qui cautionne la politique raciale et exterminatrice des nazis, mais toute sa philosophie ! Au début des années 60, Maurice Blanchot qui bien entendu ignorait les extraits de textes et de lettres que je viens de citer, confronté aux « textes politiques » de l’époque du rectorat, n’en constatait pas moins que c’est à travers la langue même de la philosophie que Heidegger parlait nazi : « De sorte que c’est ce langage qu’il a compromis et peut-être perverti ».

C’est pourquoi, ceci posé, les Cahiers noirs  ne nous apprennent rien que nous ne sachions déjà fondamentalement sur l’antisémitisme de Heidegger, mais le confirment si besoin en était. Cela a pu troubler ou déprimer des heideggeriens encore incrédules, voire les horrifier, puisque Heidegger s’y exprime le plus souvent sans fard, sans trop noyer le poison antisémite dans les eaux troubles de sa métaphysique.

La mention par Peter Trawny d’un fragment de 1947, dans lequel Heidegger fait des nazis les « idiots utiles des juifs », apporte également la preuve que l’antisémitisme du Maître restait virulent dans l’Allemagne de l’après-guerre, même sous cette forme paradoxale. Pour en terminer avec ces Cahiers noirs,  Richard Wolin met en relation les instructions de Heidegger, demandant que ces « cahiers noirs » (sorte de journal philosophique) soient publiés longtemps après sa mort comme conclusion à ses œuvres complètes, avec l’affirmation du philosophe estimant que sa philosophie serait comprise dans 300 ans… Wolin évoque une « arrogance philosophique » (un mélange d’arrogance et de naïveté, dirais-je). Et ajoute ces lignes que nous partageons :

De là une incapacité à toute autocritique qui, dans les Cahiers, éclate à chaque page. Et cette attitude a contribué à le renforcer dans sa conviction délirante que le national-socialisme bien compris – c’est-à-dire compris selon l’approche ontologique historique de Heidegger lui-même – représentait le « pouvoir salvateur » de l’Humanité occidentale en crise.

Texte © Max Vincent – Illustrations © DR
L’Imposture Heidegger est un workshop d’analyse critique in progress de Max Vincent.
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