En reprenant le fil de notre chronique, nous en arrivons au 21 avril 1934, date à laquelle Heidegger démissionne de son poste de recteur. On a longtemps cru que le philosophe avait été mis à l’écart par les autorités nazies. J’ai plus haut précisé que pour les heideggeriens (lesquels ne font que reprendre la version du Maître), cette démission signe la fin de l’engagement national-socialiste du philosophe. Il n’en est rien. Cette démission, entre autres raisons, s’explique principalement par les difficultés que rencontrait Heidegger pour s’imposer institutionnellement sur la scène universitaire : devenir, en quelque sorte, le Führer des universités allemandes. Disons que cet engagement national-socialiste ne se démentira pas, mais que Heidegger s’y adonnera de manière moins exposée que du temps du rectorat.
L’exemple suivant – lourd de signification – prouve de manière décisive que Heidegger n’a nullement été mis sur la touche en avril 1934, bien au contraire… Le mois suivant, il est appelé à siéger au sein de la commission de l’Académie pour le droit allemand (au côté des Hans Frank, Carl Schmitt, Julius Streicher, Alfred Rosenberg, etc.). Que du beau linge dont l’importance doit être soulignée, puisque cette commission participe activement à l’élaboration des lois racistes et antisémites de Nuremberg en 1935. La présence de Heidegger et son assiduité aux travaux de cette Académie est attestée jusqu’en 1936, au moins. Une telle implication, moins connue que celle du rectorat, se révèle tout autant compromettante. Elle contredit l’explication donnée par Hans-Georg Gadamer affirmant que, pour Heidegger, la date du 30 juin 1934 (celle de la Nuit des longs couteaux) signifie « la fin de la révolution » telle que Heidegger l’entendait, c’est-à-dire « une révolution spirituelle et philosophique qui aurait dû entraîner un renouvellement de l’humanité dans toute l’Europe ». Heidegger avait abandonné l’idée de devenir le Führer des universités allemandes, mais l’esprit de cette « révolution spirituelle et philosophique » soufflait en d’autres lieux comme on vient de le constater, même délestée de la « spiritualité » des Sections d’Assaut (SA).
Parallèlement, les cours donnés par Heidegger dans cette nouvelle séquence, ainsi que les séminaires, n’éloignent pas plus le philosophe de l’idéologie nazie. C’est encore plus flagrant dans la vie ordinaire. Karl Löwith, ancien étudiant de Martin Heidegger, qui doit quitter l’Allemagne en 1933, rapporte que lors d’une rencontre commune à Rome, en 1936, Heidegger ne quitta pas de la journée l’insigne du NSDAP épinglé sur sa veste : « Il ne lui était apparemment pas venu à l’esprit qu’il n’était guère opportun de porter la croix gammée pour passer une journée avec nous ». Lors de cette même rencontre, Heidegger assure à son ancien disciple que « la conception de l’historicité développée neuf ans plus tôt dans Être et Temps serait au fondement de son national-socialisme ».
Les thuriféraires de Heidegger qui entendent démontrer que leur champion, après 1935, ne s’est pas compromis dans son enseignement avec le pouvoir et l’idéologie nazie, oublient de préciser qu’un décret – la même année – interdit aux membres du corps enseignant de faire de la politique dans leurs cours. Cela peut paraître étonnant dans un état totalitaire, mais les responsables de l’enseignement venaient de constater que la politisation nationale-socialiste alors en vigueur chez les enseignants contribuait paradoxalement à une dépolitisation des étudiants.
Comme le remarque ironiquement Löwith, « l’État total devint paradoxalement l’avocat de la neutralité dans les choses de l’esprit ». Donc notre philosophe, comme ses collègues universitaires, dut se conformer aux directives du Reich. Signalons que Heidegger, après 1945, inclura cette donnée dans son système de défense en arguant, devant des interlocuteurs qui avaient la mémoire courte, qu’il s’opposait dans ses cours et séminaires à la politisation de l’Université. On peut raisonnablement penser que ce décret n’avait pas été bien accueilli par Heidegger, et cela vaut pour d’autres aspects de la politique nazie. Ainsi, dans une lettre adressée le 7 juin 1936 à l’historien d’art Kurt Bauch, Heidegger précise que « le national-socialisme serait beau en tant que principe barbare – mais il ne devrait pas être aussi bourgeois ».
Ce qui signifie pour qui sait lire, que Heidegger ne se situe pas en deçà du national-socialisme (comme il le prétendra dans l’après-guerre), mais bien au-delà, estimant que les nazis faisaient trop de concessions et n’allaient pas suffisamment loin. Depuis la parution des Cahiers noirs, ceci ne peut être récusé, ni même interprété, puisqu’on y apprend (dans des lignes contemporaines aux précédentes) que « le national-socialisme est un principe barbare. C’est ce qui constitue son essence et sa possible grandeur. Ce n’est pas lui le danger : le danger est de rendre anodin ou en faisant un sermon sur le Vrai, le Bien, le Beau (comme lors d’une soirée de formation) ».
Heidegger n’avait pas que des amis parmi les « intellectuels » nazis. Il ne manqua pas plus tard de s’en prévaloir pour prétendre que son étoile avait cessé de briller dans le firmament national-socialiste, d’où des attaques dirigées contre lui. Parmi les attaques en question, deux méritent d’être mentionnées. La première émane d’un certain docteur Könitzer, un second couteau, qui en 1936 dans la revue des jeunesses hitlériennes avait critiqué une conférence de Heidegger sur Hölderlin en affirmant que « la jeunesse connaissait mieux Hölderlin […] que le professeur Heidegger ». Piqué au vif Heidegger répondit dans la presse nationale-socialiste que, selon le témoignage de responsables SS, le dénommé Könitzer « sévissait durant l’été 1933 dans les rangs sociaux-démocrates ». L’un des épisodes, parmi d’autres, de conflits entre les différentes factions nazies (on peut faire ici l’hypothèse d’un différend entre les jeunesses hitlériennes et les SS). Je reviendrai plus loin sur la « seconde attaque », deux ans plus tard, émanant d’un quotidien nazi de Fribourg.
Texte © Max Vincent – Illustrations © DR
L’Imposture Heidegger est un workshop d’analyse critique in progress de Max Vincent.
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