Et l’antisémitisme dans tout ça ? Le sujet n’a pas été encore abordé parce que, en 1945, il n’en a pas été question lors de l’audition de Heidegger devant la Commission d’épuration. Et cela perdura longtemps. Rüdiger Safranski, qui ne nous cache rien du nazisme de Heidegger, soutient derechef en 1994 que ce dernier n’était pas antisémite « au sens du système obsessionnel des nationaux-socialistes ». Selon lui, l’antisémitisme n’apparaît pas dans les écrits philosophiques, cours et conférences de Heidegger, même durant la période du rectorat. Safranski admet cependant que Heidegger pratiquait « l’antisémitisme de concurrence » très répandu dans les milieux universitaires. Ce qui signifie « qu’il ressentait la présence des juifs à l’Université comme importune ». Mais cela n’allait pas plus loin, selon le biographe qui tient à préciser que, Heidegger aurait défendu Spinoza dans un cours des années 30. Laissons les arguties de Safranski pour revenir en arrière.
En 1916, l’année où la réputation du caporal Hitler ne dépasse pas les limites de sa compagnie, Heidegger écrit à sa fiancée Elfride que « l’enjuivement de notre culture et des universités est en effet effrayant et je pense que la race allemande devrait trouver suffisamment de force intérieure pour parvenir au sommet ». Heidegger avait juste quelques années d’avance sur Hitler, évoquant également dans Mein Kampf des « universités enjuivées ». Un antisémitisme que l’on retrouve dans les lettres qu’envoie Martin à Elfride Petri (« Tout est submergé par les juifs et les profiteurs », écrit-il en août 1920). Des commentateurs n’ont pas manquer de rétorquer que cela relevait de propos privés. Ce qui est rigoureusement vrai. Poursuivons.
Heidegger n’écrit pas à sa chère Elfride en 1929, mais à Viktor Schwoerer, le directeur du bureau des universités du Pays de Bade, une lettre dans laquelle il affirme que l’Université allemande se trouve confrontée à l’alternative suivante : doter « à nouveau notre vie spirituelle allemande de forces et d’éducateurs authentiques enracinés dans un sol », ou livrer « définitivement cette même vie spirituelle à l’enjuivement croissant que ce soit dans un sens large ou dans un sens restreint ». Il n’est pas inutile de préciser que Heidegger, depuis 1916, ne parle pas en termes disons policés de « judaïsation », mais utilise celui plus trivial, plus explicitement antisémite de « enjuivement » (tout comme Hitler dans Mein Kampf ). Emmanuel Faye indique que « la façon qu’ont aujourd’hui les heideggeriens français de rendre Verjudung (enjuivement) par judaïsation, et de faire ainsi disparaître la différence entre les deux vocables allemands, relève de la falsification ». Un travestissement, j’ajoute, dont François Fédier, le traducteur patenté de Heidegger porte la responsabilité.
Cependant, en 1929 encore, Heidegger ne s’autorise pas à dire ce qu’il pense de « l’enjuivement » en dehors du cadre d’une correspondance privée (la lettre à Schwoerer étant déjà moins « privée » que celles qu’il adresse à Elfride), puisque, comme il le précise dans son courrier à ce même interlocuteur, il n’avait pu auparavant dans un document officiel s’exprimer clairement sur la question. Un exemple qui n’est pas sans rendre ici poreuse la distinction entre les domaines public et privé. En 1933, plus rien ne retient Heidegger dans son expression. Lorsqu’il s’exprime le 25 novembre lors de « la cérémonie d’immatriculation des étudiants », son discours se termine ainsi: « Je réclame de vous courage du sacrifice et exemplarité de l’attitude envers tous les volksgenosse allemands. Vive Hitler ! ». Le terme « volksgenosse » peut être traduit par « camarade de race » (le contraire en quelque sorte de « genosse », le camarade des traditions marxistes et socialistes). Ce qui signifie bien évidemment que, aucun juif ne peut être volksgenosse. Signalons que l’inénarrable Fédier traduit ce dernier terme par l’euphémique « compatriotes allemands ». Pour passer de la théorie à la pratique, le recteur Heidegger – le même mois – ordonne de ne plus accorder de bourses aux « étudiants juifs ou marxistes ».
C’est l’occasion de revenir sur l’entretien posthume accordé au Spiegel. L’un des journalistes, voulant savoir s’il est vrai que les relations entre Heidegger et Jaspers s’étaient distendues à partir de 1933 parce que la femme de Jaspers était juive, s’entendit répondre qu’il s’agissait d’un mensonge. Nullement, puisque dans la correspondance publiée quarante ans plus tard entre Elfride et Martin, ce dernier déplore en mars 1933 le fait que Jaspers, un homme « purement allemand, à l’instinct le plus authentique, qui perçoit la plus haute exigence de notre destin et qui en voit les tâches, demeure lié à sa femme » (Jaspers « pense assurément trop en fonction de l’humanité », ajoute Heidegger). Je précise que cet entretien (cf. épisode précédent) avait été provoqué à la suite d’un article publié dans le Spiegel qui contenait des informations « inexactes » sur le philosophe (Heidegger y avait déjà répondu dans un « courrier des lecteurs »). Les inexactitudes en question se rapportant à l’épouse juive de Jaspers – on vient de voir ce qu’il en est – et à l’affirmation selon laquelle le recteur Heidegger aurait interdit à Husserl tout accès à l’université. Ce qui ne peut être prouvé, ni le contraire d’ailleurs. Heidegger qui indique dans un second temps :
Ma femme a écrit en mai 1933 une lettre à Mme Husserl en notre nom à tous deux, dans laquelle nous disions notre reconnaissance inchangée, et elle a envoyé cette lettre avec une gerbe de fleurs à Husserl. Mme Husserl a répondu brièvement avec une formule de remerciement et elle a écrit que les relations entre nos familles étaient rompues.
Heidegger s’abstient d’entrer dans le détail de cette lettre édifiante adressée par Elfride à Malvine Husserl, mais que, se reposant « courageusement » sur son épouse, il adressait en réalité à son ancien mentor, laquelle entérine sans barguigner l’exclusion de l’université de Husserl, parce que juif. Elfride indique que cette « nouvelle loi allemande » d’exclusion, quoique « dure », doit être considérée « d’un point de vue allemand, raisonnable ». Loi à laquelle les époux Heidegger font « allégeance, sans restriction et dans un respect profond et sincère – à ceux qui ont fait allégeance à notre peuple allemand à l’heure de la nécessité la plus haute, y compris par les actes ». En prenant connaissance de ces lignes – ignobles – on comprend que le couple Husserl ait ainsi rompu sèchement toute relation avec les Heidegger. Ce n’est pas une gerbe de fleurs que le couple Heidegger avait envoyé à Husserl, mais une couronne mortuaire !
On se souvient que, dans le courrier adressé à Viktor Schwoerer, Heidegger mettait en avant la nécessité de défendre les valeurs allemandes enracinées dans le sol. Deux ans plus tôt, dans Être et temps, le philosophe évoquait en plusieurs occasions « l’absence de sol » et le « déracinement » (« le déracinement de tout est hors de l’être », écrit-il), associés au cosmopolitisme apatride, et ce, partant de l’enjuivement de l’univers. Dans ses contributions à la philosophie, Heidegger reviendra sur ce « combat contre le déracinement ».
Autre absence (à côté de « l’absence de sol »), celle de « monde » qualifie également les juifs et le judaïsme. Si dans le jargon heideggerien, la capacité d’avoir un monde (« l’authentique Être au monde ») distingue l’homme de l’animal (« pauvre en monde »), les Juifs ne sont même pas logés à l’enseigne des animaux, puisque tout « monde » leur est refusé. Même en admettant que Heidegger explique pareille absence par la « rationalité vide », « le don particulièrement accentué pour le calcul », le « trafic », le « brassage », et autres joyeusetés qu’il prête aux Juifs (opposée, il va sans dire, à une pensée « méditante » corollaire de la possibilité d’un « habiter »), on ne voit pas en quoi cet antisémitisme-là se distinguerait de la doxa nationale-socialiste. Ni lorsque Heidegger reprend l’antienne bien connue du Juif fauteur de troubles, jetant les peuples dans la guerre sans y prendre part eux-même. Ceci, par extension, prenant la forme d’une « juiverie internationale » (une « machination » incarnée par l’Amérique, la France et l’Angleterre) dont la tâche, selon le philosophe Heidegger, est « le déracinement de l’Être » ou « la déracialisation complète » des peuples. Dans les Cahiers noirs – pour ne pas les quitter – Heidegger en arrive à se demander « sur quoi est fondée la prédisposition particulière de la communauté juive pour la criminalité planétaire ? ». Question qu’il s’est bien gardé de poser à Hannah Arendt, lors de leurs retrouvailles. Comme l’avance Claude Romano :
Naturellement ce complot juif international tel que le présente Heidegger ourdit moins des actions concrètes qu’il ne participe à l’accomplissement abstrait d’un destin de l’Occident qui se caractérise par la prédominance de l’étant sur l’être dont il menace la « pureté ». Mais qu’est-ce que ça change ? En un sens, c’est pire.
Texte © Max Vincent – Illustrations © DR
L’Imposture Heidegger est un workshop d’analyse critique in progress de Max Vincent.
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