Louise Bottu en jette, nous botte et sort des sentiers battus

JEAN-MICHEL MARTINEZ-ESNAOLA s’entretient avec nous sur les éditions LOUISE BOTTU qu’il a fondées et qu’il anime :

1 – Créée en 2013 dans les Landes, votre maison d’édition porte le nom d’une héroïne de Robert Pinget. Pouvez-vous nous expliquer ce qui a motivé ce choix ?

Le plaisir pris à la lecture de Pinget, ses mots, son ton, sa ponctuation, Pinget, écrivain de surface (par profondeur). Le désir d’adresser un signe à l’auteur en prenant le nom d’un de ses personnages récurrent, Louise Bottu, qui apparaît, entre autres, à la page 135 de Monsieur Songe (Minuit, 1985), quinze lignes, pas une de plus :

Monsieur Songe au cours de sa promenade du matin rencontre un jour Louise Bottu la poétesse. Elle est toute déjetée, boiteuse et tremblotante. Mais sitôt qu’elle reconnaît monsieur Songe elle a un sourire de petite fille et leur conversation, qu’ils ont interrompue depuis des lustres, est la même qu’autrefois. C’est ainsi qu’il apprend que Louise Bottu va mettre sous presse un nouveau recueil de poésie. Elle en parle comme de sa première communion, avec des accents pathétiques. Il n’y est question que de levers de soleils, d’oiseaux bleus, de fleurs et d’amourettes. Et à mesure qu’elle en parle, elle prend des couleurs, elle en oublie de trembler, elle se redresse, regarde autour d’elle, bref ressuscite. Et monsieur Songe en rentrant chez lui pense ah ces femmes n’ont pas fini de nous étonner !

Un personnage secondaire touchant, modeste, obstiné. Louise Bottu s’y reconnaîtrait-elle ? Un goût partagé pour la poésie. Même si pour Louise Bottu éditrice, il est moins question d’accents pathétiques, de levers de soleils, d’oiseaux bleus, de fleurs et d’amourettes, que d’un travail sur les mots, d’un questionnement sur l’écriture : une affaire de style, de forme ; l’art est la manière. Et puis, Jacques Pinget, frère de Robert et son ayant-droit, accepte aimablement que nous utilisions le nom du personnage.

2 – Votre catalogue compte une cinquantaine de titres publiés dans quatre collections différentes. Pouvez-vous nous en présenter la ligne éditoriale pour chacune ainsi que la manière dont vous élaborez votre catalogue (auteurs publiés, réédition de textes classiques, textes expérimentaux ou poétiques, etc.) ?

Les choses se sont faites spontanément. Il n’y avait pas de plan, les collections n’étaient pas programmées. Publier ce qu’on aime, qui nous séduit, nous surprend. Une ligne éditoriale au gré de nos goûts, au hasard des découvertes. Les causes de la création des éditions Louise Bottu, il y en a au moins deux : d’abord, une expérience antérieure sous la forme d’une petite structure d’édition associative, Distance, même si je n’y ai joué qu’un rôle mineur. Des auteurs d’ouvrages oubliés ou méconnus y étaient publiés (Schopenhauer, Hérault de Séchelles, Jacques Rigaut, Jacques Esprit…). Ils côtoyaient les premiers textes de jeunes auteurs qui, depuis, ont fait leur chemin (Frédéric Schiffter, Mathieu Térence…). Ensuite, le goût des mots, plus que de la « littérature », je m’en suis expliqué par ailleurs, des mots et de la lecture, bien sûr. À l’heure actuelle, quatre collection ont vu le jour :

Ivoire
Des auteurs sont sollicités. Certains répondent favorablement : Jean-Louis Bailly, Albin Bis, Antoine Brea, Lucien Suel. Ainsi paraissent les quatre premiers livres des éditions Louise Bottu. Nous sommes en 2013. Marc Pautrel, Philippe Annocque, Pascale Petit, Corinne Lovera Vitali, Dominique Quélen, Alexander Dickow, Bruno Fern, Pierre Barrault, Marc-Émile Thinez, Guillaume Contré, Louise Ramier, Emmanuel Pinget (petit-neveu de Robert Pinget), Christophe Esnault, Ana Tot, Serge Airoldi, Frédéric Schiffter, Édith Msika, Daniel Cabanis (son livre, Tutoiements, dont il est question par ailleurs, est le dernier titre publié par Louise Bottu), viennent enrichir le catalogue. Nous publions un livre traduit du russe par Pauline Naoumenko-Martinez de L. N. Petrov : Dans le passage un pope.

Contraintes
Jean-Louis Bailly – Un divertissement pataphysicien, est l’auteur du plus long lipogramme (en E) versifié en langue française, La Chanson du Mal-Aimant, réécriture de La Chanson du Mal-Aimé d’Apollinaire. La singularité du texte exige une place à part. Une collection est donc créée, Contraintes. Y figureront Bruno Fern, Marc-Émile Thinez, Mary Heuze-Bern (son livre, Rendez-vous à Biarritz, est d’ailleurs à ce jour repris sous la forme d’un roman graphique illustré par Rita Menz).

Inactuels/Intempestifs
Il nous paraît indispensable de proposer aussi des textes anciens, nécessaires parce qu’inactuels. En premier lieu, De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie de Nietzsche. La maladie d’Alzheimer fait les titres. On peut y voir le devoir de mémoire à l’œuvre, ce trop-plein d’informations, de souvenirs personnels et sociaux, historiques, que moralement on nous enjoint de conserver, littéralement de mettre en boîte, en boîte crânienne. Engorgée, la mémoire sature. S’ensuit l’oubli total. Pour une bonne santé, un bon équilibre physique et psychique, il faut que ça circule, non que ça s’accumule, d’un point de vue intestinal autant que cérébral. Nietzsche vient nous rappeler que le poids du passé est un obstacle à la vie et à l’accomplissement de l’Histoire. Il fait de l’oubli le préalable à la création, à l’existence même. Son texte s’intitule également Deuxième considération inactuelle ou Deuxième considération intempestive. La collection aura donc pour nom Inactuels/Intempestifs. Y figureront Péguy, Valéry, le Ménécée d’Épicure, Bernanos, Comité restreint, Claude Minière (ces deux auteurs étant des contemporains vivants), Orwell, Eckhart, Swift.

Alcahuete
Consacrée à la critique littéraire. Le premier (et unique pour l’instant) titre de la collection est un recueil de chroniques publiées dans La Cause littéraire : En avant la chronique ! de Philippe Chauché.

Au fil des publications, notre conception de l’écriture s’affirme, les mots en sont la matière, matière première, pas de cloisonnement des mots en genres, pas de collections poésie, romans, essais, etc., tout est poésie qui relève d’un jeu sur les mots (nous publions essentiellement de la poésie en prose), l’écriture se fait toujours sous contraintes, conscientes  ou inconscientes, certains thèmes se répètent, l’écriture et l’identité par exemple, traités avec légèreté. Pour autant, pas de grille de lecture, de cadre strict. Louise Bottu reste ouverte, une ligne éditoriale toujours flexible.

3 – Quel type d’enjeu représente pour vous le fait de publier de la littérature contemporaine, française notamment, à une époque où si peu de lecteurs – en France comme de par le monde – s’y intéressent ?

Les classiques sont l’œuvre d’auteurs consacrés par le temps, qui à leur époque furent des contemporains. Dans la collection Inactuels/Intempestifs, nous avons d’ailleurs publié des auteurs contemporains vivants. La création échappe au temps. On n’invente rien, on répète. Le photocopieur détraqué du livre Protag, de Pierre Barrault, me semble être une bonne métaphore de la création : une erreur de copie. Publier des contemporains serait, dans cet esprit, chercher l’erreur, on dit parfois, la singularité. Quant au nombre de lecteurs, nous ne cherchons pas à publier un best-seller, encore qu’on ne soit jamais à l’abri de ce genre de mésaventure…

4 – Qu’aimeriez-vous publier plus que tout ? Quels sont vos ambitions et vos rêves d’éditeur ? Qu’est-ce donc, pour vous, être éditeur aujourd’hui du point de vue de l’art du métier ?

Encore une fois, Louise Bottu est une structure très modeste. L’objectif est de transformer  quelques textes qui nous intéressent en livres, livres qui, indépendamment de leur succès ou de leur insuccès commercial, auront le mérite d’exister, cela nous semble important. Les auteurs connus qu’on lit aujourd’hui furent inconnus un jour. Cela dit, nous ne voyons pas l’auteur comme une marque à promouvoir, nous voyons un texte, peu nous importe que l’auteur ait 20 ans ou 80, qu’il ait publié ou pas, qu’il ait un avenir ou pas. Bien sûr, certains libraires s’inquiètent de la notoriété et du genre, le livre est une marchandise et l’inconnu et la poésie ne font pas recette.

5 – Un étonnant « avertissement » – de nature quasi situationniste – définit, sur votre site, votre politique éditoriale : « La page des Nouveautés n’en compte aucune. Nos livres iront directement à la page Catalogue sans passer par la page Nouveautés ». Pourquoi les « nouveautés » vous paraissent n’être, au fond, qu’un concept commercial illusoire, négatif, voire fake ?

Rien de nouveau sous le soleil. La nouveauté, s’il y en a une, est dans le regard porté sur le texte. La nouveauté d’une marchandise consiste en ce qu’elle est très provisoirement postérieure aux autres. À grand renfort de publicité, le neuf se voit paré de toutes les vertus au seul motif qu’il est neuf. « Nouveauté n’est pas originalité ni modernité. » (Robert Bresson). Chaque marchandise y passe à tour de rôle, ainsi va la consommation. Mais le procédé s’épuise, trop banalisé.

6 – Êtes-vous curieux de ce qui se produit sur les plateformes d’édition numérique françaises ? D’après-vous, existe-t-il un avenir pour l’édition numérique ? Pourquoi?

Je pratique le web avec modération… La disparition du livre papier n’est pas pour demain. Et si cela devait arriver, il resterait toujours les beaux livres, des collections soignées en littérature et en poésie, chères et destinées aux amateurs et aux plus fortunés. Cela dit, « tout doit disparaître », comme il est dit sur les affichettes des soldes et dans l’Ecclésiaste…

Entretien © Les auteurs – Illustrations © DR
(Mugron, mars 2023)
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