Après les récents Broussailles de bleus, Les Arbres sont aussi du silence ou Figures de solitudes, James Sacré publie Brouettes (ill. d’Yvon Vey, Obsidiane, 2022), un ensemble de poèmes qui donne une âme à cet objet universel qu’est la brouette. « Il y a aussi la solitude des brouettes, souvent leur silence à l’entrée du jardin, au fond d’un hangar… Mais de temps en temps les voilà roulantes, plus ou moins bien, et emplies de mots : un poème. Un poème ? », note le poète à l’adresse d’un lecteur, fidèle en cela à son habituelle interrogation empreinte d’incertitude, de ce doute qui de livre en livre participe du charme de cette œuvre considérable : Est-ce que les mots que j’écris font poème ?
Brouettes est composé de trois sections. La première convoque une brouette « Pas loin de Chichaoua », au Maroc, « Mais nulle part tout pareil », la seconde élargit le propos à « Partout, d’autres brouettes », la troisième finit par se demander non sans humour « Ce qu’on a roulé dans ce livre ? », comme le poète de Si peu de terre, tout se demandait « Qu’est-ce donc que je laboure ? ».
On retrouve, ailleurs dans Brouettes, ce type de formulation, que l’on peut penser empreinte d’humour et de dérision, mais cet humour est immédiatement battu en brèche. C’est le cas, par exemple, lorsqu’on lit en fin de volume : « Celui qui a pris les photos / S’est aussi coltiné les poèmes / Pas sans plaisir même si / Un travail pas toujours facile / Pour mener la brouette de mots / Au petit tas d’écriture qu’on appelle poème ». L’entendement est double ici, et à peine a-t-on souri à la formule que ce sourire prend conscience d’une forme de gravité qui se cache derrière ces quelques vers. L’humour est contrebalancé par le rappel de la condition de l’homme à pousser des brouettes. Du reste, même si « Les brouettes qui sont dessinées / Sont davantage dans la solitude / Que celles devenues des mots […] Le poème se perd / À vouloir penser tout cela / chaque dessin le renvoie / À sa propre solitude que peut-être / Écrire voulait oublier ».
Toutefois, si « Ce que le poème a cru voir / N’a pas été photographié », et s’exprime au-delà de l’évocation des brouettes – de même que les dessins, puisqu’ils ont été élaborés à partir des photos – que dit alors ce poème de cet objet que l’on trouve dans le monde entier sous différentes silhouettes ? Et que dit-il d’autre qui ne soit pas brouette ? L’observation commence par une brouette aperçue sous une tente, une « banale brouette en métal ». Le poète prend une photo qui deviendra dessin. Mais immédiatement, il se demande à quoi servent aussi bien la photo que le dessin : « Je photographie quoi qui n’a pas bougé ? ». Que cherche-t-on dans le fait d’immortaliser un objet en le photographiant ? Quelle vérité dans le poème ? Quelle utilité autre que « Transporter à la fin / Que des mots » ? On retrouve bien là le questionnement de James Sacré que l’on peut lire dès les premiers livres. Si le poème est une manière d’amour envers son objet, s’il est un geste intime dans la langue, il n’en reste pas moins que le poète doit se situer en retrait par rapport à cet objet. Il s’agit-là d’humilité face à la puissance du langage dont le poète s’empare nécessairement pour essayer de faire poème, mais avec lequel il peine parfois à dire, ou bien, il n’est pas très sûr.
Le poème ne décrit pas les brouettes, « Une brouette n’est pas là pour se montrer / Mais pour être utile (sans qu’elle y pense) » ; « Une seule brouette vue quelque part » n’empêche pas « De penser à une autre dans un autre pays ». De même, écrire sur les brouettes est « Un geste intime qui pense à l’autre », c’est-à-dire qui ouvre le propos sur autre chose. Par exemple, l’observation de telle « Brouette en tôle, remplie d’herbe » renvoie d’abord à la brouette en bois du souvenir d’enfance, puis ce souvenir se mue en un questionnement plus large au sujet de ce que dit la brouette du monde actuel : « Parle-t-elle pas mieux que la mienne / De toute l’histoire paysanne qui n’en finit pas / De disparaître dans les villes ? ». Telle autre brouette « pleine de linge » livre plus que toute autre chose « la façon de transporter le linge ». Telle autre encore fait penser à la façon dont on la qualifie au Maroc : « des sortes d’ânes “climatisés” ».
Convoquer la brouette dans le poème est l’occasion de procéder en quelque sorte à sa réhabilitation. Il s’agit là d’un outil qui a traversé les siècles et qui contrairement ou face à la technologie moderne – c’est-à-dire aux « têtes bien farcies de savoirs virtuels, remplies d’affirmations prétentieuses » qui feraient mieux d’en rabattre – n’a plus à faire ses preuves, continue à être utile partout dans le monde. Et d’ajouter que même si sur le « bel écran d’oubli » d’un i-Pad, on trouve bien tous les modèles de brouettes, c’est d’abord pour rappeler la valeur du monde paysan, du monde ouvrier. Il faut apprendre à observer et comprendre les choses les plus simples, les plus banales, et non pas les moquer « Comme il n’y a pas si longtemps / On se moquait des ânes ».
La brouette fait également voyager grâce au souvenir que chaque photo fait remonter à la surface graphique du poème. C’est ici l’Italie et sa cariola, Tioute au Maroc ou « La maison d’un pueblo indien / Entre Albuquerque et Santa Fe », ou bien encore « À Polignano / C’est la caisse rouge d’une même sorte de brouette ».
Reste enfin l’imagination de la brouette, la plus puissante à faire poème, puisqu’on peut « Imaginer que cette brouette sert à mille autres choses / Ou alors qu’elle ne sert à rien / Qu’elle est là, abandonnée au temps qui va la rouiller » : « Une brouette c’est toujours / Du rêve et du réel emmêlés ». En effet, si le poète a choisi la brouette comme objet de son poème, il en parle « Un peu comme on ferait une prière / Pour penser à de l’impossible et de le rouler / Dans le présent du poème ». La brouette échappe au temps, aussi bien à son usure qu’à son oubli, elle est l’objet fondamental, sans prétention, elle est la discrétion même. Et si, comme l’écrit le poète, « On peut comparer un poème / À n’importe quoi dans le monde […] Alors pourquoi pas un poème comme une brouette ».
Dans La Poésie, comment dire ?, James Sacré note à l’adresse de son lecteur : « Tout s’en va peut-être : j’écris pourtant pour te faire des signes, pour être mieux avec toi », ce que résument des quelques mots du même livre : « L’intime et l’autre. Je, le poème ». Ce compagnonnage avec le lecteur pour l’emmener avec lui dans l’errance du poème, on le retrouve, ici, dans Brouettes. Le lecteur se saisit de ces brouettes à bras et les pousse avec le poète jusqu’au lieu de partage et de présence à l’autre.
Texte © Régis Lefort – Illustrations © DR
Exercice vertical de la langue est un workshop d’analyse transdiciplinaire in progress de Régis Lefort.
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