La satire, depuis Juvénal, ne se contente pas de faire la guerre aux hommes, à leurs vices, à leurs travers, c’est contre la société elle-même qu’elle dirige ses attaques, contre toutes les strates qui la constituent. Ses armes sont connues : l’ironie, le ridicule, et une observation aiguë de la grande machinerie sociale.
Avec ses deux derniers livres, Éric Arlix pousse l’art de la satire – mais nous aurions pu tout aussi bien dire l’art de la guerre -, à son paroxysme pour en faire une arme de destruction massive, celle d’un monde capitaliste qui a verrouillé toutes les issues.
Golden Hello (Éd. Jou, 2017) propose 14 textes assez courts, chacun pouvant être lu séparément, s’enchaînant l’un à l’autre par des glissements énonciatifs subtils, chacun explorant un champ de notre hypermodernité : le divertissement de masse, le monde de l’entreprise, la publicité, les médias, les réseaux sociaux etc. Chaque texte est brodé depuis l’un de ces motifs, accusant les pathologies de notre réel : une course-trekking connectée aux flux boursiers où tous les coups sont permis, la convention d’une série télévisée hype qui éclipse toutes les autres, un plat branché vegan qui affole l’économie de la gastronomie et qui devient par sa qualité essentielle et la magie de l’antonomase « Le Plat », un cocktail mondain où tout le gotha de l’art contemporain et des traders se retrouvent dans une assomption événementielle sans équivalent, la chronique journalière d’une supérette à travers le taux de stress de sa clientèle…
Ces 14 fragments de prélèvements du réel sont déclinés à chaque fois par un titre minimaliste : un déterminant indéfini suivi d’un substantif, car c’est bien dans l’ordinaire le plus ténu – « l’infra-ordinaire », dirait Perec – qu’Éric Arlix puise son inspiration, traduisant tel un Duane Hanson de l’écriture ce réel par un travail minutieux, un sens clinique de l’observation et du détail ainsi qu’une ironie féroce. Renouant avec le genre littéraire de l’épidictique, il redonne toute sa force à la charge, au sens rhétorique comme guerrier du terme, mais selon le procédé redoutable de l’anti-phrase : chaque motif est présenté sur un mode laudatif, au second degré. L’auteur s’inscrit dans la tradition littéraire de l’éloge paradoxal, dont Octave Mirbeau fit en son temps un usage très subversif.
L’hyperbole vaut ici comme méthode, l’outrance contracte et morcelle son objet, mettant en lumière la cruauté de notre monde, sa vacuité, ses ruses. Golden Hello (le titre désigne la prime de bienvenue versée à un mandataire par une société en contrepartie de sa prise de fonction) décrit une société en pleine mutation anthropologique, la nôtre, où l’empowerment est « story-tellé » par un libéralisme toujours plus cynique, où la moindre chose et la moindre action se transforment en valeur d’échange. Ce règne du marché généralisé que Friedrich Hayek appelait de ses vœux, allant jusqu’à élaborer une « science des échanges » (la catallaxie) montre ici son versant noir, sa logique poussée jusqu’à l’extrême, jusqu’à l’absurde. Mais, et c’est là toute la force de ce livre, il y une jubilation à voir enfin les rouages de l’ingénierie sociale démontés un par un, les poncifs de la rhétorique managériale minés méticuleusement de l’intérieur : en verticalisant les points de vue, en superposant dans le relief des phrases les degrés de sens, Éric Arlix propose un feuilleté ironique qui attend son déchiffrement, incite le lecteur à prendre ses distances et par là, provoque le rire, un grand rire qui empêche toute adhésion, toute adhérence, un rire qui permet d’échapper (momentanément) au contrôle social.
Terreur, saison 1 (Les Presses du réel, 2018) change quelque peu la focale: dans un futur proche, Kev Mountain, un chercheur, met au point une molécule, le LIFE, conçue pour soulager les personnes souffrant de la personnalité « borderline ». Très vite, elle rencontre le succès et Kev Mountain devient un tycoon incontournable. Il élargit sa gamme en l’adaptant au capitalisme pulsionnel, mais à chaque fois, le LIFE provoque des effets indésirables sur ses utilisateurs. L’Europe, « de Bratislava à Namur et de Hénin-Beaumont à Marbella » déraille. Pour endiguer ces débordements, Ken Mountain trouve systématiquement une parade et invente une autre molécule : comme toute pharmakopée, le LIFE, dans ses déclinaisons, s’avère être à la fois poison et remède.
Le LIFE est dans cette fiction le noyau métaphorique de toutes les névroses de l’homo œconomicus, toujours prompt à vouloir maximiser ses plaisirs. Tout est marchandisable, du point de vue des décideurs, il suffit de segmenter l’offre : pornographie, tittytainment, automarketing, industrie culturelle, veganmania, etc. La contestation elle-même est intégrée au marché, tout comportement déviant étant susceptible d’être, dans un même mouvement, conjuré et récupéré, le négatif, dissous dans une forme de nihilisme passif généralisé. Ce monde que nous présente Éric Arlix avec une outrance quelque peu expressionniste est le nôtre, celui du fading généralisé des consciences, celui de « la société dissipative » dont parlait Hans Magnus Enzensberger dès les années quatre-vingt, celui du marché surfant sur la vie en miettes, la vie mutilée. Pour dévoiler ce jeu délétère, pour traduire la langue de l’économie, il suffit de perturber l’économie de la langue, comme le fait l’auteur.
Si le LIFE est un virus, l’écriture l’est aussi dans Terreur, saison 1, un virus dans la même veine que ceux que l’on retrouve chez William S. Burroughs. Le LIFE en est bien sa métaphore : ce qui frappe, d’abord, avec cet opuscule, c’est la puissance combinatoire de sa langue ; chaque chapitre procède à sa propre variation, répétant névrotiquement d’autres motifs, s’enroulant autour d’eux selon une spirale faisant tourner les tropes dans une langue affolée, permutant dans un jeu sans fin les syntagmes et les locutions figées, procédé qui n’est pas sans rappeler le merveilleux Quoi Faire de Pablo Katchadjian. La langue ici donne le tournis, se segmente, comme le marché, mais à un degré tel qu’elle se fragmente, jusqu’à l’implosion ironique de la doxa. Le pastiche de tous les langages dévoile le pastiche de tous les pouvoirs : « Ils se démentent et se détruisent eux-mêmes, autrement dit ils ne sont qu’une ironie d’eux-mêmes ».
Fictions théoriques, contre-fictions, hyperfictions : le statut des écrits d’Éric Arlix, qui dispensent de lire Adorno, Enzensberger ou Zigmunt Bauman -, est difficile à situer. On peut même dire qu’il est insituable, et c’est tant mieux. Adorno disait de Beckett qu’il écrivait « dans les cendres d’Auschwitz ». On peut dire d’Éric Arlix qu’il écrit dans les cendres de notre hypermodernité, à l’instar d’un Éric Chauvier, d’un Bruce Bégout ou d’un Philippe Vasset. Mais, à sa façon, singulière et terriblement comique, il se pourrait qu’il soit l’outsider des Lettres françaises.
Texte © Xavier Boissel – Illustrations © DR
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