GAËLLE DELORT s’entretient avec ISABELLE ROZENBAUM à propos de son séjour à la Résidence 1+2, Photographie & Sciences et du livre qu’elle en a conçu : DÉVELOPPEMENTS (Filigranes, 2024).
1 – Gaëlle, après l’obtention du diplôme de l’École nationale supérieure de la Photographie d’Arles, tu as exposé en galeries et festivals, tant en France qu’à l’étranger. De même, ta photographie a donné lieu à diverses publications. En 2024, tu as été l’une des lauréates de la Résidence 1+2, dont nous allons parler. Pourrais-tu revenir pour nous sur ton parcours et nous expliquer ce qui a déclenché ton désir de devenir photographe et le rapport singulier que tu entretiens à la photographie ? Quels sont les photographes qui t’ont inspirée jusqu’à présent ? Quels sont ceux qui continuent de t’inspirer, ou t’inspirent depuis ?
Je suis née dans le Cantal, et j’ai grandi dans l’Ain. Lorsque j’étais enfant, mon père a travaillé quelques années dans un laboratoire photographique. Donc à la maison, il y avait pas mal d’albums photos, de boîtes de négatifs, de diapos et de vidéos sur cassettes VHS. J’ai fait mes premières photographies avec des appareils photo jetables, et j’adorais déposer les pellicules au développement, oublier les images et les découvrir après un certain temps. Au collège, j’ai découvert les arts plastiques et le cinéma, j’ai continué au lycée où j’ai passé un bac littéraire avec ces deux options. Puis, je suis entrée à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon, où j’ai découvert le travail en laboratoire photographique argentique et utilisé pour la première fois une chambre photographique. La latence propre au procédé argentique m’a de suite fascinée, et la formation dispensée à l’époque par Dominique Sudre dans le cadre de l’Atelier Magenta, à Villeurbanne, m’a permis de poursuivre cette exploration. En parallèle, j’ai travaillé plusieurs années dans des musées et des théâtres de la région lyonnaise. Je me suis réinstallée dans l’Ain en 2013 pour un poste de chargé de projets culturels dans le champ du théâtre, et nous avons créé le Secteur Lambda avec mon amie Nelly Monnier. Alliant photographies et textes, c’est un travail qui explore l’apparente banalité du territoire de notre adolescence. J’avais en tête d’entrer un jour à l’école de photographie d’Arles, je me suis décidée en 2018. La photographie de style documentaire continue d’être une de mes inspirations. Et s’il faut citer quelques noms, sans hiérarchie : Walker Evans, Eugène Atget, Robert Adams, Hilla et Berndt Becher, Sophie Ristelhueber… La rétrospective consacrée à Robert Adams en 2014 au Jeu de Paume est un de mes plus forts souvenirs d’exposition. Je regarde toujours beaucoup de photographies d’exploration du 19e siècle, et issues de pratiques liées au paysage : les forestiers photographes dans le cadre de la restauration des terrains de montagne[1], les débuts de la photographie souterraine, d’alpinisme…
2 – Au sein de la résidence, tu as proposé d’explorer l’espace du monde souterrain. Comment l’imaginaire de ce monde fait-il écho à tes différents travaux déjà réalisés ? Développements – qui est le titre de ton livre – te sert-il aussi d’intitulé pour une recherche plus vaste ? Par ailleurs, quel a été l’enjeu de la mutualisation de la photographie et des sciences dans ton projet ? Deux mois ont-ils été suffisants pour mener ton projet comme tu l’entendais ?
L’observation des paysages du causse Méjean, où je me suis installée au cours de mon année de césure à l’école de photographie d’Arles, m’a amené à me demander comment je pourrais les photographier. Et comme j’aime comprendre ce que je photographie, je me suis intéressée aux particularités de ces paysages, à l’histoire de leur formation. La région des Grands Causses présente une géomorphologie dite « karstique », c’est-à-dire liée à l’action de l’eau sur la roche calcaire. En résultent des formes de surfaces et de vastes réseaux souterrains, liés à la circulation de l’eau. J’ai ainsi débuté le travail Karst en photographiant les avens, ces gouffres qui s’ouvrent en surface du plateau et offrent l’accès aux milieux souterrains. Le causse Méjean est également marqué par l’exploration de ces gouffres et réseaux souterrains. Au 19e siècle, Édouard-Alfred Martel, un jeune avocat passionné de géographie, a organisé avec l’aide d’habitants de la région de nombreuses expéditions pour explorer ces abîmes, encore perçus à l’époque comme les accès aux Enfers. On considère qu’il a fondé la spéléologie moderne. Il se trouve qu’il a également publié, en amateur, le tout premier ouvrage consacré à la photographie souterraine [2]. Développements est directement lié à ce précédent travail qui est toujours en cours, c’est – en quelque sorte – la part infiltrée de cette recherche. Plus largement, la rencontre entre temps géologique et temps humain, la matérialité du paysage, la notion d’abri traversent mes précédents travaux. Développements est devenu le titre de cet ouvrage car c’est un terme que l’on utilise à la fois en photographie et en spéléologie : il renvoie au processus de la photographie argentique qui permet de passer d’une image latente à une image visible, et indique la longueur cumulée connue d’un réseau en exploration souterraine. Il évoque, par ailleurs, cette idée que ce qui échappe à notre perception tend à nous sembler inexistant. Rencontrer des scientifiques et croiser nos regards a été une manière d’enrichir et de complexifier ce rapport aux milieux souterrains. J’étais très curieuse de leurs recherches et de leurs outils. Que lit une paléoclimatologue dans une concrétion ? Que voit un géomorphologue dans la forme d’une galerie ou d’une paroi ? Qu’indique un courant d’air dans une salle, et quelle influence a-t-il sur l’évolution de l’environnement actuel de la grotte et la conservation de dessins réalisés des dizaines de milliers d’années avant notre temps ? Conjuguer le travail à la chambre photographique, qui permet un rapport unique à la matière et une grande finesse des détails, et ces regards extrêmement précis sur les récits des formes souterraines, nourrit une approche où la photographie ne se contente pas de documenter, mais devient un outil d’observation qui fait écho aux temporalités géologiques invisibles à l’échelle humaine. Il me semble que ce dialogue amène à considérer les milieux souterrains, non plus seulement comme des objets d’exploration, mais comme de véritables laboratoires de visions. Deux mois pour mener un projet de création qui se nourrit d’une recherche en cours, c’est très court ! Mais le temps resserré permet d’oser et de dépasser les temps de doute au profit du « faire ». J’ai pris ce temps de résidence comme l’opportunité de suivre le maximum de pistes, tout en acceptant que certaines choses n’aboutissent probablement pas, ou bien plus tard.
3 – Quelle dimension symbolique représente le monde souterrain à tes yeux ? Est-ce un prétexte pour actualiser la question de l’Allégorie de la caverne qui fonctionne sur une opposition entre le « monde d’en bas » et le « monde d’en haut » ? Cette dernière se fonde sur le champ sémantique de la vision précisant que le premier mot que Socrate utilise au début de l’allégorie est « Regarde ! ». Mais dans ces réseaux souterrains où l’on s’enfonce des heures durant sans jamais croiser quiconque, comment doit-on regarder dans l’obscurité ce que l’on ne connaît pas encore, parce que ne le connaissant pas, on ne peut justement le voir ?
Mon intérêt pour les paysages du karst et la pratique de la spéléologie m’ont amenée à dépasser cette opposition tenace entre un monde « d’en bas » et un monde « d’en haut ». Surface et souterrain fonctionnent ensemble et sont profondément liés. Les milieux souterrains enregistrent les événements de la surface, et cette dernière nous donne énormément d’indices sur ce qui nous demeure invisible. Tout cela a, en effet, à voir avec la vision, mais à mon sens l’opposition entre un monde sensible et un monde de connaissance ne tient pas. Les milieux souterrains ne sont pas uniquement des espaces de projection, ils abritent quantité d’autres objets que les ombres d’un monde extérieur. Je préfère ainsi parler de « milieux » en usant du pluriel que de « monde », et je crois que l’allégorie de la caverne continue de nourrir nombres de stéréotypes et idées reçues à leur propos. Je perçois pour ma part les milieux souterrains comme de vastes bibliothèques qui abritent les récits des climats anciens, du vivant, des espaces où, en quelque sorte, le passé et le présent coexistent. L’idée selon laquelle le passé descend et le présent remonte [3] me plaît assez, car elle positionne ces espaces souterrains dans un mouvement, alors qu’ils sont communément reliés à une dimension hors-du-temps et figée. Ce mouvement présente aussi une analogie avec l’enregistrement photographique qui, empreint par la lumière du présent, la restitue déjà au passé. J’ai travaillé quelques saisons en tant que guide dans une grotte, et j’ai été étonnée de constater que la distinction entre un espace naturel et un espace anthropisé, en particulier pour le souterrain, est souvent impensée ou difficile à percevoir. Probablement parce que le temps géologique dépasse la temporalité humaine, et que nous n’avons eu de cesse de modifier nos environnements et d’exploiter les sous-sols. Nous n’avons pas besoin d’obscurité pour ne pas voir, les exemples sont malheureusement très nombreux. Je pense que la question n’est pas tant ce que l’on doit voir que les raisons qui nous poussent à porter ou pas notre regard sur les choses. L’obscurité n’est pas simplement une absence de lumière, c’est aussi une expérience de vision. Aussi j’aurai plutôt tendance à me référer à Agamben [4] qu’à Platon pour penser cela.
4 – En collaboration avec des géologues, paléoclimatologues, géomorphologues et d’autres partenaires scientifiques, comment as-tu pensé, documenté, spéculé et structuré le process de ton projet afin de le faire aboutir ? Des lectures sur la préhistoire, sur la spéléo genèse et même en science-fiction – comme, par exemple, sur la théorie de la terre creuse – ont-elles été nécessaires pour créer un chemin directeur et structurer ton sujet et tes prises de vue ? Lors des deux mois, as-tu découvert des données et des informations toujours impensées, ou bien alors complètement impensables, conduisant à réviser l’enjeu de ton projet initial ? Par ailleurs, certaines contraintes ont-elles permis de nouveaux imaginaires ayant nourri ta réflexion de départ ainsi que la conception de prises de vue ?
Dans le cadre du travail Karst que je mène depuis 2020 à partir de la géomorphologie de la région des Grands Causses, j’ai accumulé beaucoup de lectures d’études scientifiques et regardé pas mal de photographies réalisées sous terre au 19e siècle. Plus que la fiction, c’est le réel qui nourrit mes recherches documentaires, même si la théorie de la terre creuse est intéressante dans le sens où elle résonne encore avec notre époque : je suis allée dans le massif des Corbières pour voir le pech de Bugarach, douze ans après l’emballement médiatique autour de la fin du monde, et on entend encore parler des bases extraterrestres qu’abriterait l’intérieur de la montagne. Pour Développements, j’ai identifié les cavités et les scientifiques qui pourraient nourrir ma réflexion de départ, à savoir un lien entre l’histoire du médium photographique et celle de la science d’exploration qu’est la spéléologie. Que voit-on sous terre aujourd’hui et en quoi les milieux souterrains sont-ils, contrairement à ce que l’on pourrait présager, des lieux profondément liés aux images ? À partir de là, je travaille de manière empirique et c’est la rencontre avec les lieux, les personnes et les récits qui tisse peu à peu les choses. Robert Bresson parle de « nouer entre les personnes et les choses qui existent et telles qu’elles existent, des rapports nouveaux » [5]. Cette pensée influence profondément ma démarche, et j’essaie, à partir de ce qui est, d’établir des liens. Certaines données, issues des recherches en géomorphologie et en paléoclimatologie, ont en effet été des découvertes qui ont enrichi ma réflexion. L’analogie entre la modélisation par nuage de points et le grain de la photographie argentique, par exemple : deux siècles séparent la technologie d’un scanner LiDAR d’une chambre photographique argentique, et pourtant, les images obtenues et assemblées se confondent, révélant une étonnante proximité. Le nécessaire apport de lumière, et donc la construction systématique d’une image à partir d’un point de vue, est aussi à l’origine de découvertes qui m’ont passionnée : en spéléo, on est la plupart du temps équipé d’une lampe frontale, que ce passe-t-il si cet éclairage est placé ailleurs ? Laurent Bruxelles – directeur de Recherche CNRS-TRACES, UMR 5608 – a évoqué son expérience à ce sujet, qui l’a amené à se questionner sur l’origine de formes souterraines jusque-là expliquées, par l’action de l’eau. Lui et son équipe ont participé à mettre en évidence le phénomène de biocorrosion due à la présence de chauve-souris. Elles libèrent du CO2 et de la vapeur d’eau, produisant de l’acide carbonique dont résulte une dissolution du calcaire. Au cours de la résidence, j’ai eu l’opportunité d’accompagner Laurent et d’autres scientifiques dans plusieurs cavités où nous avons passé la journée à reconnaître et parler de ces formes. Tout cela a conforté l’enjeu de mon travail en concrétisant des formes et des pistes de réflexion. La principale contrainte a été le temps pour les prises de vue, limité volontairement dans certaines cavités pour des raisons de conservation, limité par la temporalité d’une journée qui ne fait que 24h et des déplacements importants pour se rendre sur les lieux. Cela m’a conduit à saisir, en évitant de trop intellectualiser, chaque opportunité tout en faisant confiance à mes connaissances liées à la manipulation de la chambre, et à mes pistes de recherche.
5 – Pour nos lecteurs qui ne connaîtraient pas encore ton livre, peux-tu commenter les photographies réalisées lors de tes collaborations avec les différents scientifiques qui montrent différentes grottes, cavités et gouffres mis en lumière ? As-tu des anecdotes de ton expérience qui illustreraient ton propos et ta démarche photographique ?
Les photographies ont été réalisées dans une dizaine de cavités de la région Occitanie, à l’aide d’une chambre photographique 4×5 inch, de films couleurs et noir et blanc, de deux petits panneaux LED et de ma frontale spéléo. Les cavités présentées dans le livre sont toutes différentes et particulières : la grotte ornée de Gargas et ses mains négatives, la grotte-laboratoire aménagée par le CNRS, la grotte de Mayrière supérieure et ses dessins de bisons « nettoyés »… Elles présentent chacune un récit qui leur est spécifique, évoqué dans les légendes situées à la fin de l’ouvrage. Ce livre est construit en trois parties : un premier temps en noir et blanc, l’apparition de la couleur, puis des dispositifs de visions : modélisation par nuages de points, stéréoscopie, négatif, lames minces. Il est accompagné d’une jaquette amovible, à l’intérieur de laquelle se trouve la photographie d’une plaque de verre conservée à la photothèque du Muséum de Toulouse : il s’agit d’une photographie de la grotte de Gargas, réalisée en 1895 par Eugène Trutat. À cette époque, l’intérêt pour cette cavité était essentiellement lié aux concrétions (les empreintes de mains n’ont été vues qu’en 1906) et les techniques d’éclairage étant complexes, il n’était pas rare que les photographies soient sous-exposées. Une fois la plaque développée, il était donc fréquent que les contours des concrétions soient retouchés au crayon graphite directement sur l’émulsion. Cette photographie historique est en contact direct avec la première et la quatrième de couverture de l’ouvrage qui présentent des nuages de points issus du scan 3D du gouffre d’Esparros, réalisé au cours de la résidence [6]. En matière de photographie souterraine, la question de l’échelle a son importance étant donné l’absence de repère, notamment lié à l’horizon qui fonde en quelque sorte notre rapport au paysage. Depuis le 19e siècle, on place dans l’image un humain pour obtenir ce rapport d’échelle, et je souhaitais justement travailler sans, afin de produire des photographies qui ne soient ni un document scientifique ni une image spectaculaire. J’ai été étonnée de nombreux retours qui ont pointé une désorientation face aux images, l’impossibilité d’identifier un sol, une voûte, de se situer en tant qu’humain face aux photographies. Évidemment, cela m’intéresse beaucoup, et m’a renvoyée à la démarche même du travail à la chambre où l’image est inversée sur le verre dépoli. Le livre retrace en quelque sorte ma quête d’apparitions des images dans les milieux souterrains. Je me suis aperçue que cette quête des images au cours des journées passées sous terre était en quelque sorte rejouée lors de mes séances de développement des négatifs, et il me semble que cette latence et cet écho entre temps souterrain et temps de laboratoire ont en partie rythmé et structuré le travail. Ce processus d’enquête, de quête de liens basés sur une intuition de recherche et l’étonnement face au réel, amène à travailler avec l’incertitude, l’échec et la joie de trouver quelque chose. Ma première sortie sous terre avec une scientifique illustre bien cette expérience : je suis rentrée relativement épuisée avec 8 plan-films exposés et en me demandant sincèrement pourquoi je m’infligeais autant de contraintes : le poids du matériel, qui n’est pas anodin pour la marche d’approche et l’évolution sous terre, un terrain a priori anti-photographique où l’humidité et la poussière ajoutent du temps et de l’attention en terme de manipulation (rien que pour la condensation sur les optiques, il faut attendre au minimum une demi-heure), l’impossibilité récurrente d’effectuer des repérages en amont dans des cavités qui ne sont pas en accès libre… C’est au moment du développement des négatifs, au moment où les photographies se dévoilent que les choses se mettent en place. Cette première séance a révélé un diptyque dont je suis très satisfaite, qui présente notamment un dispositif scientifique qui cristallise de façon très juste ce que je cherchais à trouver : un voile de tissu sombre placé au sol de la cavité pour révéler à la paléoclimatologue les éventuelles chutes de cristaux d’aragonite. Quoi de plus beau qu’un voile pour voir…
6 – De quelle manière les dialogues avec Céline Clanet et Alžběta Wolfová – les deux autres photographes de la résidence avec qui tu partageais tes réflexions – ont-ils été féconds ? Afin de mener à bien ton projet photographique, as-tu expérimenté des techniques particulières, et utilisé du matériel jusqu’alors inédit pour toi (lumière, appareils photo, objectifs spécifiques, etc.) ? Quel bilan fais-tu de cette résidence et quelles expériences en as-tu tirées pour ton travail ? As-tu prévu de réaliser une exposition de la totalité – ou presque – des photographies réalisées, alors que le livre n’en révèle qu’une partie ? La restitution des travaux s’est effectuée par un colloque, mais également à travers un projet éditorial dont le thème retenu est Fabulae et qui se présente sous la forme d’un livre-coffret contenant les publications des trois photographes. Comment as-tu travaillé avec l’éditeur de Filigranes, Patrick Le Bescont, ainsi qu’avec l’historien de l’art qui a postfacé ton livre, Michel Poivert ? Qu’est-ce qu’un livre change dans le parcours d’un photographe, quelle légitimité apporte-t-il de plus ?
Mettre en partage une recherche par la discussion ouvre à une autre forme de pensée, oblige à formuler, à extérioriser en posant des mots sur des intuitions et des idées. Faire et avoir simultanément des retours sur les images est également important car quand on est immergé dans une recherche, on a parfois plus de difficulté à prendre du recul. Les regards de Céline Clanet et Alžběta Wolfová m’ont été très précieux, et partager nos expériences, nos méthodes, nos parcours, nos doutes a été très bénéfique. Pour ce projet, j’ai principalement utilisé des éclairages artificiels, ce qui n’est pas une habitude, même si j’avais déjà fait quelques tests auparavant. J’ai travaillé avec des petits panneaux LED sur batteries où il m’était possible d’intervenir sur la température de couleur. J’ai utilisé en complément ma lampe frontale spéléo. À la chambre, en faisant le choix d’une grande profondeur de champ et de films peu sensibles, j’ai atteint des temps d’exposition de plusieurs minutes, ce qui me permettait de continuer à contempler la cavité pendant le temps de la photographie. J’ai expérimenté pour la première fois la prise de vue en stéréoscopie, avec la chambre et sous terre. Cela consiste à réaliser deux photographies présentant un décalage équivalent à l’écartement des yeux humains, ce qui permet de recréer artificiellement, à l’aide d’un stéréoscope, une impression de relief. Le stéréoscope a longtemps été utilisé par les géologues pour analyser des vues aériennes en vue d’établir une étude géologique des sols, et il me semblait intéressant de faire basculer ce regard du ciel au souterrain. Cela me permettait aussi une référence aux images anaglyphes qui ont marqué un temps la promotion du tourisme souterrain, et de faire écho à la toute récente technologie LiDAR qui produit des relevés 3D des grottes d’une incroyable précision, et révèle des formes jusque-là inconnues car situées une échelle imperceptible pour l’humain. Cette résidence a initié des collaborations que je poursuis actuellement, je suis notamment retournée en Ariège pour déposer avec Christine Perrin – géologue, paléoclimatologue au Muséum National d’Histoire Naturelle – des plaques de verre, selon son protocole scientifique, dans une cavité qu’elle étudie. Je réfléchis, en effet, à une forme exposée et mise en espace de ce travail, j’ai beaucoup d’envies et d’idées depuis la fin de la résidence, à la fois pour montrer les photographies qui n’apparaissent pas dans le livre, mais également pour des installations conçues à partir de ces dispositifs de vision en trois dimensions. Nous avons rencontré Patrick Le Bescont et Michel Poivert à la fin de la résidence, à l’occasion d’une journée d’échange construite autour de nos premières sélections de photographies. Ces discussions ont permis de poser très rapidement les enjeux du travail en vue de la publication, et à Michel Poivert d’écrire le texte. Patrick Le Bescont nous a laissées très libres sur la narration et la mise en page. Après un temps très intense, car très court, de sélection des photographies pour le livre, j’ai élaboré de mon côté plusieurs versions de maquette respectant les contraintes de la publication : le nombre de pages, le format, le papier. Un livre permet de poser une forme, pas nécessairement finale, qui a le mérite d’exister physiquement et de pouvoir être diffusée. C’est une manière très accessible de partager un travail. On conserve un livre, on y revient, on le prête, on le revend ou on l’échange.
7 – Pourrais-tu nous dire si tu as un livre de référence en photographie, et quelle est ta lecture « de chevet » dans le domaine photographique ?
Je n’ai pas vraiment un livre de référence en photographie, et je lis depuis quelques années beaucoup plus d’anthropologie et d’ouvrages spéléo ! J’aime bien de temps à autre me replonger dans un livre de Robert Adams, Los Angeles Spring, par exemple. Parmi mes lectures de chevet, il y a Faire: Anthropologie, archéologie, art et architecture de Tim Ingold. Pour mes « bibles » concernant mon projet Karst : un ouvrage inventaire des avens et cavités du causse Méjean rédigé par le spéléo-club des Causses dans les années 80 et Les Causses Majeurs d’Edouard-Alfred Martel et To photograph darkness: the history of underground and flash photography de Chris Howes. Je viens de débuter Camera Geolocia, An Elemental History of Photography de Siobhan Angus.
Entretien © Gaëlle Delort & Isabelle Rozenbaum – Photographies © Gaëlle Delort – Illustration © DR
(Saint-Pierre-des-Tripiers, déc. 2024-mars 2025)
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[1] Cf. Benoît Coutancier, Gérard Brugnot, Luce Lebart, Restaurer la montagne : photographies des eaux et forêts du XIXe siècle, Paris, Somogy, 2004.
[2] Cf. Édouard-Alfred Martel, La Photographie souterraine, Paris, Gauthier-Villars, 1903.
[3] Cf. Tim Ingold, Correspondences, Cambridge/New York, Polity, 2020.
[4] Cf. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Rivages, 2008.
[5] Cf. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1995.
[6] Avec Stéphane Bonnet, géomorphologue au laboratoire Géosciences Environnement Toulouse.