Si le cœur du sujet pouvait être exprimé par une interrogation, j’avais cependant du mal à la formuler avec justesse : de quoi un être devait-il s’amputer pour rester en vie à ses propres yeux ?
Il y a environ quinze ans, j’ai pris connaissance d’une rumeur. Elle concernait un écrivain, juif, un personnage aujourd’hui disparu dont l’autorité morale, à compter des années 1970, s’était durablement exercée.
Entre 2009 et 2023, j’ai essayé, à travers trois fictions dont Une bête se nourrissant d’elle-même (Exils, 2023) est l’aboutissement, de donner à lire non pas la véracité ou la fausseté de cette rumeur – question anecdotique à mes yeux – mais certaines des interrogations auxquelles elle faisait écho dans le monde d’aujourd’hui. Un monde qui, en 2009, discutait des suites de l’Opération Plomb Durci. Une opération militaire qui avait opposé Israéliens et Palestiniens à Gaza, et qui opère comme fil rouge dans le triptyque.
Par ces trois textes – sous l’intitulé Engendrements – j’ai tenté de traduire ce qui m’attachait à cette rumeur, ce qui en faisait la singularité : le brouillage des temporalités, l’imbrication des moments politiques, les glissements d’identités au plus intime, la notion de responsabilité. Et la place tenue par l’écrit. L’écrit, la trace, était au centre de toute la construction.
Il ne m’a jamais échappé que deux points – au moins – constituaient des difficultés. Parce qu’ils mettent en jeu des réalités. Des réalités dont le caractère problématique est au coeur de ce roman.
La premier point tient à ce que ce livre questionne une rumeur. Et que loin d’être une enquête en due forme – en opposition, même, à une telle démarche – il revendique d’aborder la question à travers le seul prisme de la fiction littéraire : réflexion sur les modes de narration, relation strictement subjective au sujet, architecture, langue, et les questionnements que la langue appelle à l’intérieur de soi-même et du monde. En ne refusant pas la filiation avec une tradition de récits, aux confins du fantastique et du sacré, dans laquelle la dépersonnalisation occupe une place. Une tradition de récits qui avait nourri l’homme au centre de la rumeur.
Le deuxième point, c’est qu’embrasser les zones troubles de la psyché collective hors de la voie académique – c’est à dire sans dissimuler un attrait pour le trouble, et sans prétendre au récit factuel, au réconfort de la parole « authentificatrice » – est une démarche dont on voudrait qu’elle soit abandonnée aux irresponsables. Par bienséance. Pour ne pas donner de grain à moudre. Et d’adopter cette forme de décence qui consiste à accepter qu’une poignée de tribuns ou d’activistes, par un mécanisme à la fois classique et pervers, en vienne à circonscrire le domaine et les modalités du questionnable.
Réintégrer ces zones dans l’observation du monde qu’est susceptible d’opérer la littérature – un monde qui se donne de plus en plus à saisir sous la forme du fragmenté, dont la scansion appelle d’autres types de découpages, de densités, d’expositions – c’est un travail qui me semble approprié.
L’hybridation et l’aléatoire sont deux traits constitutifs du projet Engendrements. Dès l’origine, en 2009, le désir de mettre en place une structure romanesque dans laquelle chaque livre – Lazar, Frontières, Une bête se nourrissant d’elle-même – serait la matière du suivant, dans laquelle la rumeur fondatrice se verrait régulièrement soumise à une nouvelle narration : nouveau récit, autonome, lisible sans avoir à prendre connaissance des précédents, mais chargé d’une filiation.
Chaque volet d’Engendrements est composé pour partie d’emprunts. Ces mots disséminés dans le corps du récit proviennent d’entretiens, essais, correspondances, propos rapportés, manifestes, autobiographies, articles de presse, conférences, traités, préfaces. Ils ont parfois été modifiés. Parole empruntée, le plus souvent sans lien avec le coeur du récit, dont la présence à l’intérieur des pages – un mot ou quelques lignes – aura presque systématiquement relevé du hasard : de l’écho produit par la rencontre durant ces quatorze années d’écriture. Procédé, aussi, par lequel la globalité de l’Espace et des temps sera devenue la chair du livre : un livre dont le point de départ est un autre livre, paru il y a bientôt soixante-dix ans, dont l’auteur pourrait ne pas avoir été l’auteur.
L’homme au centre de la rumeur était un homme de lettres, un homme de l’Étude biblique, juive, un homme inscrit dans l’Histoire. Son oeuvre d’écrivain, à l’exception de deux ouvrages, m’indiffère. Mais la rumeur concernant son premier livre m’a fasciné. Fondée ou non, elle ne s’avère perturbante, en définitive, qu’au regard de la glose qu’elle encourage. Au regard, seulement, des mots et des constructions qu’elle peut libérer et qui lui préexistent.
De quoi un être doit-il s’amputer pour rester en vie à ses propres yeux ? Question posée par l’un des narrateurs d’Une bête. Or, au moment de l’écriture de ces lignes, l’organisation palestinienne Hamas revendique le meurtre d’au moins 800 civils israéliens, assassinés de sang froid au terme d’une incursion de quarante-huit heures dans le nord du pays. Le gouvernement israélien a rappelé l’ensemble de ses réservistes. Des représailles, annoncées d’une rigueur sans précédent, sont dès à présent engagées à Gaza…
Texte © Olivier Benyahya – Illustrations © DR
Pour lire la première partie de ce making of, c’est ici.
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