Lumineux labyrinthe borgésien – on pense à la nouvelle « Le Miracle secret » que Borges écrivit en 1943 – le roman d’Olivier Benyahya se compose de 20 chapitres encadrés par un prologue et un épilogue.
Le prologue reproduit la scène centrale d’un autre roman, Niggasionisme, écrit par Meyer, un des protagonistes du roman réel publié sous le titre Une bête se nourrissant d’elle-même (Exils, 2023). Le narrateur du roman réel est un éditeur. Il n’apparaît qu’au début du deuxième chapitre où il nous avertit que « les pages qui précèdent sont celles qui ouvrent Niggasionisme, le roman de Meyer qui nous avait éloignés une première fois en 2008» (p. 21). La signifiance du titre du roman réel nous est ainsi donnée d’emblée : le roman de Benyahya va se nourrir littéralement de celui de Meyer. Cette manducation narrative est le reflet de celle qui se joue en miroir dans Niggasionisme, puisque l’intrigue du roman de Meyer consiste en la quête menée par une narratrice ; quête visant à prendre la mesure d’un roman énigmatique – Avraham Kuhn – écrit par son défunt père.
Cinq ans après leur discorde, le narrateur d’Une bête… décide de reprendre contact avec Meyer pour lui proposer d’écrire un article sur le juge Richard J. Goldstone, personnage historique mandaté en son temps par l’ONU pour établir un rapport sur l’opération militaire israélienne, Plomb durci, menée à Gaza en 2008 : « J’avais sollicité Meyer pour un article sur le juge Goldstone ». Sans doute n’est-ce là qu’un prétexte : « Peut-être avais-je estimé, sans même en avoir clairement conscience, que ma proposition rachèterait l’échec de notre dernière collaboration. Peut-être avais-je eu le sentiment de lui devoir quelque chose » (p. 138). Il s’agit là d’une véritable économie du don/contre-don suscitée par cette relation singulière qui s’établit entre l’auteur et son lecteur. Le narrateur s’interroge sur le ratage de sa lecture passée : « Avais-je jamais lu Niggasionisme de la bonne manière ? Étais-je jamais entré dans ce livre de façon adéquate? » (p. 21) Toute la construction du roman va ainsi consister en l’acquisition par le narrateur de cette lecture adéquate qui sera comme une réponse à son questionnement, un contre-don à l’œuvre écrite. Nous nous trouvons donc devant un triptyque romanesque où les différents récits s’emboîtent l’un dans l’autre ou plutôt se nourrissent d’eux-mêmes, si l’on file la métaphore de l’intitulé du roman réel.
La distinction entre les trois romans s’opère à partir de l’instance lectrice. Le narrateur du roman réel est l’unique lecteur des deux romans fictifs – Niggasionisme et Avraham Kuhn – dont il insère de longs fragments dans son récit. Nous-mêmes, en tant que narrataires, ne sommes les lecteurs que du discours de ce narrateur et ce n’est qu’à travers le filtrage de sa propre lecture que nous prenons connaissance des deux romans fictifs rapportés. Le narrateur est donc seul détenteur de l’hypertextualité qui s’établit entre les trois récits.
À l’intérieur de Niggasionisme, le roman intitulé Avraham Kuhn se construit autour d’un personnage, désigné par la lettre W., où l’on reconnaît l’écrivain Elie Wiesel, lauréat du prix Nobel de la paix en 1986. On rappellera que l’auteur de La Nuit, fut accusé par un juif hongrois Miklos Grüner, d’avoir usurpé l’identité d’un déporté d’Auschwitz, dénommé Lazar Wiesel, né en 1913, selon les archives du Museum d’État d’Auschwitz-Birkenau, alors qu’Elie Wiesel était né en 1928. Si l’auteur d’Avraham Kuhn a délibérément choisi de ne pas évoquer cette rumeur, qui est pourtant à l’initiative de son roman, la lecture des carnets laissés à sa fille amène la jeune femme à l’exposer minutieusement au lecteur… Rendue perplexe par l’examen de ses carnets, dans lesquels la genèse et la gestation d’Avraham Kuhn tiennent une grande place, elle note à propos de son défunt géniteur : « Les faits, dans leur adéquation avec la réalité, n’étaient pas ce qui lui paraissait constituer la matière primordiale du roman à venir. Ce à quoi mon père aspirait avec ce texte avait à voir, en priorité, avec les manières dont un récit construit et se construit » (p. 20-21). Le fictionnel du roman réel se nourrit du fictif, et la fiction, en mangeant le fictif, se confond avec l’Histoire. Walter Benjamin, dans l’introduction à l’Origine du drame baroque allemand (1928), affirme que l’Histoire ne se constitue qu’à travers l’acte même de la raconter : « Quant à la question : ‘Comment les choses se sont-elles passées en réalité ?’, il s’agit moins d’y répondre que de savoir la poser ». Olivier Benyahya semble partager cette formule : se laisser manger par le livre est, pour lui, l’acte séminal de l’écriture. Non pas « manger le livre », mais être mangé par lui, refuser le temps apocalyptique pour celui de la vie, telle est la « bonne manière » de lire, l’éthique de la lecture qui se découvre dans Une bête se nourrissant d’elle-même.
« Manger le livre » évoque l’Apocalypse de Jean où, tous les sceaux ayant été ouverts, les malheurs s’abattent sur le monde. Jean aperçoit alors un ange descendu du ciel, enveloppé d’une nuée, « tenant en sa main un petit livre ouvert », et il entend une voix qui lui dit : « Tiens, mange-le ; il te remplira les entrailles d’amertume, mais en ta bouche il aura la douceur du miel ». Alors, il prend le livre de la main de l’ange et il l’avale.
L’aleph-beith donne lieu à la structure d’un hypertexte infini qui s’identifie à la nature du monde. Tous les livres sont autonomes, mais ils entrent en filiation. À l’image des dizaines d’emprunts tramés dans la narration et issues de sources bibliographiques disparates – interview de rapper américain, de performeuse féministe, livret de DVD, préface à un ouvrage de théologie médiévale ou de recherches en neurologie – autour desquelles Olivier Benyahya a en partie construit Une bête… Dans l’épilogue, il est fait allusion au dernier projet romanesque de l’auteur d’Avraham Kuhn, resté inachevé, roman muet, puisque constitué d’une série de photographies, dont le titre, Toledot, signifie « génération » en hébreu. Ce projet de roman nous révèle que les 22 séquences du roman que l’on vient de lire entrent en correspondance avec la structure des 22 lettres de l’alphabet hébreu, ne serait-ce déjà que par l’homophonie du mot « bête », figurant dans le titre, et la lettre beith, la deuxième lettre hébraïque, dont la valeur déterminante nous est révélée, toujours dans l’épilogue, dans une page d’Avraham Kuhn : « Il énuméra une liste de six personnes. Les noms et les prénoms, pour Kuhn, avaient peu à voir avec de simples associations de phonèmes ; les lettres lui apparaissaient comme des formes imprégnées de la résonance radicale d’un être ». (p. 162). Deux noms de cette série, « Bleinkop » et « Kolpein », vont venir illustrer cette conception kabbaliste de la lettre de l’être. Ces deux noms désignent deux personnages arrêtés et torturés dont le premier, Bleinkop, a survécu, et le second, Kolpein a été tué : « Il m’a alors demandé : Qu’est qui distingue leurs noms ? […] Rien qu’un B et l’ordre des lettres…Voilà ce qui distingue leur nom » (p. 162).
On sait que, pour la Torah, l’événement originaire de la vie, la création du monde, commence par le nombre 2. En effet, le premier mot de la Genèse, Bereschit, « Au commencement », a pour initiale la lettre beith. La Bible énonce : Bereschit bara Elohim, « Au commencement Elohim créa ». On retrouve donc aussi le beith à l’initiale du verbe créer (Bara). Or, cette première lettre est en réalité la deuxième lettre de l’alphabet hébreu, aleph étant la première. Beith, en tant que deuxième lettre, a la valeur numérique « 2 ». Pour la tradition kabbalistique, la fonction primordiale du beith est de contenir la première lettre, l’aleph, le feu éternel – א. Ainsi, le beith est l’instance qui, en limitant l’infini, donne lieu au monde.
Ici s’affrontent l’imaginaire de la fin, celui du aleph (le « manger le livre », le refus du monde) et l’imaginaire de la vie, celui du beith (l’acceptation du monde dans le choix d’être mangé par lui). Être mangé par le livre fait de nous un signe parmi les signes dans la construction de l’hypertexte du monde engendré par le beith. Manger le livre, c’est s’en interdire la lecture, tandis qu’être mangé par lui, c’est au contraire s’ouvrir à elle : le peuple juif est un peuple de lecteurs. C’est pourquoi l’éthique du roman d’Olivier Benyahya opte pour la vie : « Le truc, autant que possible, c’est de considérer le monde. De ne pas se faire baiser par le refus du monde. Ce qui implique de s’en pénétrer, de faire corps avec lui » (p. 57).
Une bête se nourrissant d’elle-même est une admirable tentative littéraire pour se libérer de l’imaginaire de la fin, c’est-à-dire de la métaphysique apocalyptique. C’est ainsi qu’il nous faut comprendre l’excipit du roman réel qui est le même que la dernière phrase de Niggasionisme : Ela olam keminhago holekh (« Et le monde continuera selon sa nature »), une phrase extraite des Lois royales (12,1) de Moïse Maïmonide : « Qu’il ne te vienne pas à l’esprit qu’à l’époque de Machia’h sera annulée quelque chose dans la marche du monde, ou que sera changée la nature de la création : le monde continuera selon sa nature ». La nature du monde est celle de la lettre beith qui ouvre le rouleau de la vie.
Texte © Alain Santacreu – Illustrations © DR
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