Sollers 1983 : réactionnaire, vraiment ?

Un article publié en deux volets sur Mediapart, « De Sollers à Beigbeder : la fabrique des nouveaux réactionnaires de la littérature française » et « Sollers 1983 : la contre-révolution littéraire » par Romaric Godin et Ellen Salvi, nous oblige, Olivier Rachet (auteur de l’admirable Sollers en peinture : Une contre-histoire de l’Art) et moi-même (éditeur de ce livre), à écrire une réponse à ces inepties, en deux volets également.

Olivier Rachet a publié son droit de réponse : « Sollers 1983 : le tournant de la vigueur ». Je soumets également le mien qui sera une sorte de répons dans le sens musical et sera lui-même en deux volets, histoire de démontrer mon dire de façon géométrique. J’ai écrit ce texte sans même connaître celui de Rachet ; au pire il sera une simple redite, histoire de bien enfoncer le clou. Pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, il sera sinon le revers d’un diptyque bientôt inséparable de l’histoire littéraire.

Réfutation de la totalité des thèses de l’Internationale Anti-Sollersienne
Le premier texte du duo Ellen Salvi et Romaric Godin fait remonter à Femmes – publié en 1983 par Philippe Sollers – l’origine de notre supposé mal actuel dans la littérature : un envahissement par des idées réactionnaires, comprenez machistes, venues d’un dévoiement du roman en « autofiction » :

Une nouvelle génération d’écrivains réactionnaires a émergé dans les années 1990 au moment de l’avènement de l’autofiction.

Bien. Les quatre auteurs cités (dont aucun ne m’intéresse véritablement) sont tous de sexe masculin… et alors qu’il nous semble que l’autofiction a surtout permis l’émergence de toute une génération d’auteures femmes, pour le meilleur (Marguerite Duras, Sophie Calle, Catherine Millet…), et pour le pire (Christine Angot, Vanessa Springora, Constance Debré…). De plus, un auteur comme Philippe Forest, dont presque tous les livres sont des autofictions, peut-il sérieusement être qualifié de « réactionnaire » ? Cette argumentation ne tient donc pas l’examen une minute : elle est fallacieuse, et déjà – au moment où je trace ces mots – caduque.

Nos fiers chercheurs en littérature font remonter ce mal absolu de la réaction en littérature au Voyage au bout de la nuit de « l’horrible » Céline, car, tenez-vous bien, tous nos réacs l’adorent ! Et même le raté Houellebecq, qui pourtant ne pige ni n’entend rien au dernier Céline, celui d’après Mort à crédit. Ainsi donc, pour ces fins limiers, le Voyage serait un parangon, un symbole d’anti-modernité… Allons bon ! Vraiment ? Et, du coup, la Recherche de Proust, seul véritable concurrent de Louis-Ferdinand, serait un modèle de modernisme ? Ne nous faites pas rire ! Si la Recherche est une cathédrale inouïe, un chef-d’œuvre absolu, elle clôt un cycle, en apothéose certes, celui du roman du 19e siècle ; et tandis que le Voyage innove : venu de l’impressionnisme et du jazz, il compresse la langue, et donne à lire directement, sur la page, les sensations que l’on peut avoir en écoutant un chorus de jazz : à l’émotion, direct à l’ouïe, sans intermédiaire symphonique.

« L’histoire de cette dérive littéraire est donc une part de l’histoire plus globale de la France ». Elle prendrait racine « au début des années 1980 avec la parution du roman Femmes de Philippe Sollers, matrice des évolutions à venir ». Bigre ! S’agirait-il désormais de dézinguer tout « mâle blanc » hétérosexuel de plus de 50 ans ? Le monde appartient à la matrice ; là-dessus, tout le monde ment… Il faut maintenant annuler, dans un grand mouvement de purification rétroactif, tout ce qui ne s’accorde pas à leur désir de bien-pensance woke : cancellons donc Sollers !

Le plus « drôle », c’est qu’en 2007, le Maître avait prévu et dit ce désir de purification dans son autobiographie titrée Un vrai roman : Mémoires, dans un chapitre justement titré « Wanted »… Mais ce n’est « pas grave », nos chercheurs ne l’ont sans doute pas lu… ou très mal, et de travers. Verbatim : « Chaque écrivain ou penseur du passé peut être radié de la mémoire collective pour cause de péché majeur, acte de purification rétroactive. Voici le programme : Nietzsche la brute aux moustaches blondes, Heidegger le génocideur parlant grec, Céline le vociférateur abject, etc. etc. ». On en revient toujours à Céline, épicentre de la révolution atomique inouïe en littérature…

Défense de Femmes
Le chapeau du 2e article à charge – dû au seul Romaric Godin – est encore pire que le premier. Le voici cité en intégralité :

Décédé le 5 mai dernier, l’écrivain Philippe Sollers a ouvert, voilà quarante ans, la voie à la littérature réactionnaire moderne. Avec son roman Femmes, il a construit le cadre d’une lutte contre la modernité qui a entamé une lente et inévitable dérive.

Ainsi donc, Philippe Sollers, en revenant au roman réaliste-figuratif, aurait été le chef de file de la restauration des idées anciennes en littérature, voire en politique ? Voyons cela : qu’en est-il donc réellement ?

Romaric Godin, dans le développement de son analyse, établit un parallèle risqué entre le tournant réaliste de Sollers et le tournant de la rigueur mitterrandien, en 1983. Pourtant, c’est dès 1977 que Sollers a donné sa célèbre conférence à Beaubourg, « Crise de l’avant-garde » (in Logique de la fiction et autres textes), qu’il convient de lire, puis de relire, et de méditer pour bien comprendre son changement de cap. De plus, ce tournant de la rigueur est-il un produit du Réalisme socialiste, ou de l’affreux capitalisme réactionnaire ? Voici la situation de Tel Quel en général, et de Sollers en particulier, à la fin des années 70 : Paradis est le 5e d’une série de livres expérimentaux de Sollers, commencée avec Drame ; plusieurs auteurs Tel Quel se sont mis à copier le Maître, au risque de la redite et de l’assèchement répétitif. En 1983, lorsque Sollers publie Femmes et sort d’une décennie presque entièrement consacrée à l’écriture de son chef-d’œuvre en écriture percurrente et déponctuée : Paradis, publié d’abord par livraisons régulières – une publication permanente ! – dans sa revue Tel Quel. Très visiblement, l’écrivain désire avant tout ne pas se répéter. De plus, il publie Paradis 2 en 1986. Comment expliquer par l’idéologie « progressiste » une telle oscillation (pour reprendre un terme de Roland Barthes dans son Sollers écrivain) ?

Pour se démarquer de Paradis, longue phrase unique, Femmes en prend le contrepied total, entrecoupant sans cesse son dire des fameux trois petits points de suspension du Céline de la fin (celui qui naît avec Féerie pour une autre fois), véritable métro émotif. Verbatim : « McEnroe est encore en train de gagner virevoltant, bondissant, tenant toute l’étendue du filet… Il vient de réussir un premier service imparable… Un ace… Il faudrait écrire comme ça… La balle fulgurant sur le côté droit… juste dans l’angle… Sur le point fuyant de l’angle… On dirait un ange du Caravage, agressif, rapide, venant renverser les cartes de la pesanteur… ». L’effet produit est prodigieux : une véritable accélération de l’écriture, qui peut tout se permettre, tous les embrayages, toutes les vitesses, toutes les digression. Ce faisant, Femmes n’est plus seulement du jazz, mais carrément du Free Jazz : un cri déchirant la nuit de l’espèce en train de succomber totalement à la Volonté de technique. Écriture atomique. Bombe à fragmentation (les trois petits points). Femmes, c’est The Shape of Literature to Come !… Ornette Coleman allé avec Albert Ayler !… Normal qu’il ait été beaucoup écrit à New York : c’est là, dans la capitale bruyante du monde d’alors, que l’on se devait de vérifier si le texte écrit tenait la route en le gueulant. L’œil écoute ; l’ouïe juge. Le neutron transperce tout.

Un manifeste antiféministe, Femmes ? Vous plaisantez ! Relisez, lisez mieux : « Précisons mon but : j’écris une apologie des femmes, bien sûr… Des unes-femmes… Des fois que ça se produit… Sorties de la chaîne… Pas des femmes « en soi » : des évènements-femmes… » Pas de communauté collante, pour Sollers « l’isolé absolu » (cf. le documentaire d’André S. Labarthe plus bas) fût-elle féminine… En vérité, je vous le dis, Femmes est un sismographe atomique de l’état de la Volonté de technique à la fin des années 70 et de ses effets futurs sur les mœurs et la reproduction humaine-inhumaine qui n’allaient pas tarder à venir. Tout ce qu’a pré-vu et pré-dit « Sollers-le-prophète » s’est depuis confirmé. À 100 % : carton plein.

Et au fait, nos chercheurs en littérature ont-ils seulement relevé le magnifique portrait d’une pianiste en lévitation au-dessus de son piano qui clôt Femmes ? Non ! Pourquoi ?

Pour conclure, ce que l’on peut dire des deux textes de Romaric Godin et Ellen Salvi, c’est qu’ils n’expriment rien de l’œuvre de Sollers, mais tout de l’époque dans laquelle vivent ceux qui les ont écrits : soviétisation de la société, avec tentative d’élimination de tous ceux qui s’opposent à la doxa du moment, qu’elle soit néoféministe, genriste, wokiste, scientifique, géopolitique, climatique, voire médicale (qu’on se rappelle seulement la censure qui a pesé sur les médecins dissidents du discours officiel, durant la « crise Covid »). Tout ce qui est dissident de l’Ouest woke doit être éliminé, effacé : c’est cela, la cancel culture.

On se souvient que l’inénarrable Jdanov, censeur officiel, sous couvert de Réalisme socialiste, de l’URSS, avait éliminé James Joyce du panthéon littéraire acceptable, car auteur formaliste et bourgeois (les réacs de l’époque, assurément). Jean-Louis Houdebine, dans un texte titré « Joyce ou Jdanov ? » (Tel Quel n° 69, printemps 1977, repris en 1984 dans Excès de langage), nous avait très heureusement rappelé tout cela, afin que nous ne l’oubliions jamais. Godin, le nouveau Jdanov ? Chiche !?

Texte © Guillaume Basquin – Illustrations © DR
Ce texte a fait l’objet d’une première publication sur le blog du « Club de Mediapart » (16 août 2023). Nous en donnons ici une version revue et corrigée.
Pour lire le droit de réponse d’Olivier Rachet sur l’article concernant Sollers dans l’enquête de Mediapart, c’est ici.
Pour lire l’analyse que Max Vincent fait de l’enquête complète de Mediapart, c’est ici.
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