Au-delà de l’indécence consistant à s’en prendre à un être récemment disparu, dans une attaque souvent ad hominem, l’article de Romaric Godin, « Sollers 1983 : la contre-révolution littéraire », publié sur le site de Mediapart, est non seulement un portrait à charge défendant une thèse hostile à l’auteur de Femmes et de Paradis, mais un texte truffé de contre-vérités.
D’entrée de jeu, le ton est ouvertement belliqueux : Sollers est pris ironiquement à partie en tant que l’un des « papes de la littérature française » auquel est reproché d’avoir « inondé la presse » d’articles que le journaliste juge indigents. Il se trouve que l’auteur de ces lignes – étudiant en lettres modernes à l’Université Michel de Montaigne de Bordeaux, dans les années 1990 – se souvient avec une certaine frénésie l’attente qui était la sienne de découvrir en une du Monde des livres les textes de Sollers sur La Fontaine, Madame de La Fayette, Choderlos de Laclos, Baudelaire ou Claude Simon, qui m’en apprenaient beaucoup plus que les cours qui nous étaient alors dispensés à l’université. Qualifier de « réactionnaire » le projet encyclopédique de raviver les flammes du classicisme, du baroque, des Lumières ou de l’époque moderne, relève du procès d’intention.
Sollers est l’un des rares écrivains de la seconde moitié du 20e siècle à avoir perpétué la tradition de l’homme de lettres telle qu’elle fut inaugurée à l’époque de Voltaire et de Beaumarchais. L’accusation de futilité a souvent été intentée aux écrivains qui se sont emparés de leur plume pour commenter l’actualité littéraire ou sociale. C’est là justement que le bât blesse. Dans la pure tradition jdanovienne, Romaric Godin intente à Sollers un procès inique consistant à l’enfermer dans la classe sociale bourgeoise qui l’a vu naître. Poncif s’il en est, qui aurait pu être amendé par la mention que le futur « grand écrivain » – pour reprendre la terminologie du journaliste que Sollers aurait sans aucun doute raillée – a suivi des études dans une école de commerce, justifiant le reproche souvent entendu d’avoir construit une carrière littéraire, non en écrivant une centaine de livres, mais en manœuvrant auprès des éditeurs, des rédacteurs de journaux et d’autres écrivains, pour asseoir sa mainmise sur un milieu littéraire qui devait le prêter à sourire.
Transformer Sollers en chantre du « néolibéralisme » et en « écrivain phare d’une époque et d’une classe » relève d’un contre-sens historique notoire. Rien ne lui est plus étranger que l’assignation à une appartenance sociale. Rien n’est plus antinomique avec son art du jeu et de la séduction que cette forme de déterminisme dont il n’a que faire. « Le désir », écrit-il dans La Guerre du goût, « est un projet de contre-société permanent ». S’il est un déterminisme qu’en digne héritier du matérialisme philosophique d’un Diderot, d’un Gassendi ou d’un Sade, Sollers pourrait revendiquer, ce serait celui de la Nature. Son apparent désintérêt des questions sociales n’est pas à comprendre comme une marque de mépris, mais au contraire comme un désinvestissement, un désengagement tout taoïste devant les impasses d’un militantisme qui ne l’épargna pas. S’il est une dérive dont on pourrait le rendre responsable, ce serait davantage de n’avoir pas renié son engagement maoïste, ou bien tard, après la lecture des textes de Simon Leys…
En bon catholique, Sollers sait qu’un reniement constitue une faute éthique ; aussi s’en abstient-il. La querelle est ancienne. Doit-on tenir responsable un écrivain pour ses silences, comme le pensait Sartre au sujet des frères Goncourt ? Attend-on de lui qu’il épouse une cause ou devienne le porte-parole de tous les opprimés et les damnés de la Terre ? Cette posture intimidante, surplombante en est une parmi d’autres, mais elle ne peut s’ériger en modèle ou parangon de ce que serait l’éthique du « grand écrivain ». Dans La Guerre du goût, encore, Sollers conclut par un texte méconnu rendant hommage à l’abnégation avec laquelle les infirmières s’engagent corps et âme dans leur activité. Si l’on prend la peine de lire ce qui suit, on comprendra aisément que tous les procès en misogynie et en arrogance sociale ne tiennent pas une seconde la route :
Elles sont là, elles s’obstinent à dire que quelque chose ne va pas, elles descendent dans la rue, elles manifestent, on fait semblant de les écouter, on les renvoie, on les disperse, elles recommencent. Les agriculteurs, bon, on a l’habitude, et puis ce sont des hommes solides, violents. Mais ces femmes indispensables ? Qui n’arrêtent pas de dire, sur tous les tons, que la société est malade ? Voilà qui est gênant. Très gênant. Quoi ? Encore elles ? Mais qu’est-ce qu’elles ont donc ? Allons, rentrez dans vos hôpitaux, vos cliniques. Allez travailler. On n’a jamais vu un mouvement aussi têtu, il me semble. Forcément, des femmes… Et c’est ainsi qu’on commence à y voir plus clair.
Romaric Godin m’objectera sans doute que ce texte est l’exception qui confirme la règle, mais il condense pourtant l’essentiel de la position de Sollers par rapport au fait social. La société est malade, comme le pensait avant lui Artaud, et il n’est pas du ressort de la littérature d’en panser les plaies ou d’en réparer les blessures. Ne confondons pas les ordres et ne nous enorgueillissons pas de prendre la défense de la veuve et de l’orphelin ! Montrons les maux dont souffre toute société et proposons un contre-modèle peut-être utopiste, ou pour le moins hédoniste. La position se tient.
Un mot en passant de la confusion que semble faire le journaliste entre la figure de l’écrivain et les narrateurs successifs de ses romans. Se plaisant à évoquer ce qu’il définit par l’acronyme d’IRM, soit ses « identités rapprochées multiples », Sollers n’est nullement l’inventeur de l’autofiction, mais bien au contraire son dynamiteur. Chacun de ses narrateurs représente une sorte d’ego expérimental, pour reprendre une terminologie utilisée par Milan Kundera dans L’Art du roman. La polyphonie énonciative de ses premiers romans qu’il n’abandonna jamais vraiment, dont la clef est davantage à rechercher dans un livre tel que Lois plutôt que dans Femmes ou Paradis, plaide en faveur d’un jeu fictionnel constant que l’on pourrait avec Bakhtine qualifier de carnavalesque. S’il est un titre qui renvoie à ce goût constant du paradoxe et du masque, ce serait bien Portrait du joueur.
La vie de Sollers est un roman qui le conduira à qualifier ses Mémoires de « vrai roman » pour ironiser sur la part de postures et d’impostures, notamment intellectuelles, qui caractérise toute vie sociale et tout engagement politique. Qui ne voit pas en soi le clown en train de s’affairer à trouver une place manque terriblement de sérieux, c’est-à-dire d’autodérision ! « L’autofiction », écrit Godin, « devient alors la forme parfaite de la littérature néolibérale inaugurée en 1983 par Sollers ». Nous voilà au cœur de la thèse saugrenue, pour ne pas dire révisionniste, défendue par le journaliste. Femmes représenterait, à ses yeux, « le tournant de la rigueur » de la littérature française qui mènerait tout droit Sollers du maoïsme à l’extrême-droite. Les argumentations par analogie pèchent souvent par manque de clairvoyance, et disons-le, de logique.
Le parallèle établi entre le reniement du programme porté par la Gauche aux élections de 1981 et le prétendu reniement par Sollers de l’écriture textuelle et expérimentale qui caractérisa ses premières publications, n’a de cesse d’étonner. Godin reprend ici les poncifs qui ne voient pas comment se perpétuent l’aventure de Tel Quel et des premières expérimentations romanesques par d’autres moyens. S’il fallait gratifier Sollers d’avoir inventé un genre littéraire, ce serait celui du roman philosophique, dans la pure tradition, là encore, des écrivains des Lumières. Femmes serait-il ce roman anachronique et daté que fustige Godin ? Serait-il ce bras armé de l’idéologie anti-woke ? Ne prophétise-t-il pas au contraire les ravages d’une cancel culture qui s’autorise de la censure pour mener un combat qu’elle sait perdu d’avance ? S’il prend la défense de Houellebecq, c’est d’abord que Sollers s’érige en pourfendeur de toute forme de censure. Le naturalisme dépressif de l’un n’en reste pas moins aux antipodes de l’esprit frondeur, libertin et baroque de l’autre.
S’il était une chose à relativiser, voire à critiquer, ce pourrait être certains des choix éditoriaux du directeur de collection que fut Sollers, mais c’est une autre histoire… La Collection L’Infini comporte assez de textes remarquables pour remettre en cause une ligne éditoriale parfois fluctuante. « Un tournant de la rigueur »… non ; un tournant de la vigueur littéraire, oui ! À chaque page de Femmes éclate le génie littéraire de Sollers : son art de débusquer les postures, les mensonges sociaux, l’esprit de ressentiment qui peut animer tous ceux qui sont hantés par « cette haine inconsciente du style » dont parlait Flaubert, la virtuosité avec laquelle les portraits des personnages féminins sont dessinés ou peints. En contrepoint de l’hommage rendu aux infirmières, cité précédemment, on pourrait relire pour s’en convaincre la description de la peinture Les Demoiselles d’Avignon de Picasso :
Elles sont là… Formidables, catégoriques, flambantes… Les femmes… Les vraies… Les enfin vraies… Les enfin prises à bras-le-corps dans la vérité d’une déclaration d’évidence et de guerre… Les destructrices grandioses de l’éternel féminin… Les terribles… Les merveilleusement inexpressives… Les gardiennes de l’énigme qui est bien entendu : RIEN… Les portes du néant nouveau… De la mort vivante, supervivante, indéfiniment vivante, c’est son masque, c’est sa nature, dans la toile sans figure cachée du tissu… Pas derrière, ni ailleurs, ni au-delà… Simplement là, en apparence… jouies, traversées, accrochées, écorchées, saluantes et saluées, posantes, saisies par un professionnel de la chose… Un des rares qui ait eu les moyens d’oser… Le seul au XXe siècle à ce point ? Il me semble… À pic sur le sujet… Exorcisme majeur.
Réactionnaire, contre-révolutionnaire Sollers, à ce point ? Ne prend-il pas à bras-le-corps au contraire la contre-révolution aujourd’hui en marche qui voit de nouvelles castes se constituer et se barricader dans le jeu de leurs identités pourtant multiples ? L’époque est fascinante qui voit les militants les plus radicaux (on me pardonnera d’utiliser ici le masculin pluriel en guise de Neutre, par un respect des traditions que d’aucuns jugeront sans doute rétrograde et assassin) vanter la fluidité des genres et des appartenances, tout en s’arcboutant sur des mots d’ordre vindicatifs et des certitudes dogmatiques, convaincus qu’ils sont qu’il y aurait un modèle à abattre, un bouc émissaire à sacrifier pour que la société à laquelle ils aspirent avec tant de hargne puisse enfin être débarrassée de toutes ces impuretés. Les lendemains qui chantent n’engagent que ceux qui ont les oreilles assez bouchées pour en entendre les promesses fallacieuses.
Les romans de Sollers, mais aussi ces superbes monographies de peintres, ses essais, ses textes théoriques, ses entretiens ont encore de beaux jours devant eux ! S’il est un dieu des écrivains, il saura reconnaître les siens…
Texte © Olivier Rachet – Illustrations © DR
Ce texte a fait l’objet d’une première publication sur le blog du « Club de Mediapart » (16 août 2023). Nous en donnons ici une version revue et corrigée.
Pour lire le droit de réponse de Guillaume Basquin sur l’article concernant Sollers dans l’enquête de Mediapart, c’est ici.
Pour lire l’analyse que Max Vincent fait de l’enquête complète de Mediapart, c’est ici.
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