C’était il y a quarante ans, découverte, passage éclair, ouvrir son coeur, ne rien garder à soi. Le lycée, l’envie furieuse d’écrire, la découverte de la lettre du voyant, Desnos, Apollinaire, Verlaine, Baudelaire, Jules Renard, Daudet, Giono, Henry Miller, Céline, Joyce, Beckett, Burroughs. Je trace mes premières lettres, mes premiers mots, mes premières phrases, j’ai quinze ans, seize, dix-sept, dix-huit, vingt ans. Mon père m’achète un dictionnaire, je me revois encore dans cette papeterie-librairie scolaire à deux pas de mon lycée, je revois ce Petit Robert dans mes mains, ce pavé, tous les mots ou presque, je commence une lecture sans fin, une définition renvoyant à un mot, des mots, de nouvelles définitions, je suis fasciné par l’ajout de ce qu’on appelle les gros mots – il y aurait les gros mots face aux grand mots – je tourne et retourne les pages, j’y plonge, je tombe sur : Spermogramme. Tiens, cela ferait un bon titre ce Spermogramme, je me jure que mon premier livre s’appellera Spermogramme. J’ai quinze ans. Ce titre Spermogramme sera le lien, le fil rouge avec juste cette certitude de vouloir embrasser, faire tenir ensemble à la fois le poème, la prose, le récit comme je ferais plus tard avec Planning et Le Carnet Lambert. Spermogramme, le début et la fin d’une trilogie, le terreau, le limon, la substance, le suc ; Planning, l’architecture, l’assemblage, structure temporelle d’agenda et Le Carnet Lambert, le livre d’après, le livre-toujours, le méta-livre. Spermogramme (Supernova, 2020), le temps intérieur, Planning, le temps sociétal, Le Carnet Lambert, le temps mythologique. Spermogramme : la découverte d’un autre soi-même, plus mystérieux, plus étonnant, plus proche aussi, à la fois intime et masqué. Je cherche la transe, je choisis d’être non loin d’une écriture automatique qui ne sert pas l’inconscient dévoilé mais la stase d’un état second ou d’une concentration presque méditative. « Le parfait voyageur ne sait où il va » (Lie-tseu), je me perds autant, j’essaie d’être ce parfait voyageur, un bain chimique révélateur d’une image s’échappant sans cesse. Je me sens comme un aventurier qui trouve ou retrouve une lumière, un sens qui ne demande qu’à surgir, à se dévoiler dans une forme opérant par surprise, révélation, vitesse d’esprit, action d’être, magma, identité nouvelle, somme des mouvements hors de soi, revenu à soi, originel. Opérer par saisies, par flashs, par transes, faire monter l’énergie, faire le vide, écrire en jet, en éjaculation. Se découvrir, se redécouvrir dans l’ondoiement des mots, l’arête des phrases, attendre, attendre encore, faire venir des appels d’airs, des remontées, des juxtapositions, des écarts, des substitutions, des harmoniques, des accidents. Il y a ce jeune homme comme bombardé de particules, ce jeune homme face à lui-même, face à son fantôme, face à son ombre, le ventre lourd, irradié. Je ne décide pas de ce que vais écrire, je me lance et je découvre ensuite, j’opère par saisies nerveuses, par commotions comme si j’entendais des voix de mon ventre. Je saisirai bien des années plus tard, bien après cette phase d’écriture entre 1980 et 1988, la quête de l’identité traversant ce Spermogramme, qu’est-ce qu’être, qu’est-ce que vivre, qu’est-ce qu’une identité ? identité de genre, identité sexuelle, conscience chaotique, en naissance dans une masse de vertige, de vide. Cette traversée de blocs éclatés, en suspension, ces trouées d’air, ces fragments sans limites. Je ne verrai plus rien, abasourdi. Ce texte entamera une longue traversée du désert, refus, abandon, renvois, refus, refus, avec quelques sursauts de lecteurs enthousiastes et d’encouragements, avec déplacements de blocs, de passages mais patience puis silence et refus sur refus jusqu’au retour à l’air libre en 2019. Ce jeune homme que j’ai été, envisageant le monde et son avenir avec désir, peur, folie, intensité, je le retrouve en relisant aujourd’hui ce texte devenu livre mais le monde n’est pas devenu pour autant plus clair, plus limpide, plus rassurant. Il est devenu au contraire encore plus incertain, chaotique, fragile, frénétique, déchiré, contradictoire, cherchant son empreinte, bégayant son identité, interrogeant son avenir par à-coups comme si le monde était devenu à lui-même son propre miroir, son spermogramme. Des appels, des cris, pour un corps transitoire revenu en plein éblouissement s’intervertissant sans fin.
Texte © Pierre Escot – Illustrations © DR
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