Paris ne se traverse ni à pied ni à métro. Paris est un grondement sur écoute et l’on enfile le casque en rentrant chez soi. L’écoute ou du moins les fameux bruits de la rue reliés aux plus lourds monuments. Rien ne bouge ni ne change, tout s’échauffe, dans cette marmite de vieux restes que rien, jamais, n’évapore à fond. La dessication est sans fin de cette matière fixe qui ruissèle, ondule, grouille et survit de ses trafics dignes des « noirs bataillons » de la charogne baudelairienne, sans en avoir l’audacieuse beauté. À chaque descente dans le maelström, on s’épargne d’ailleurs cette pensée – à elle seule, un abîme – : par quelle catalepsie éruptive Baudelaire aurait-il rendu compte de Paris au 21e siècle ? Les tournis et les précipices de la « Fourmillante cité », dans Les Fleurs du Mal paraissent soudain des vertiges feutrés, les balises d’un malheur grandiose. Mais nous étions en 2016 ou en 2017 et ce nombre, comme l’indique visuellement son alignement de chiffres, ne représentait plus une année précise mais un numéro de série tapé au hasard, pris au rouleau d’un temps morbidement débobiné de côté, comme à l’arrière désaffecté d’un bureau de comptable. Attelé à l’écriture de mon premier roman, la musique me tenait compagnie et je cherchais précisément la plus juste, celle qui n’allait pas me détourner, m’accaparer, voire celle qui allait soutenir et nourrir cette absence vogueuse où la rêvasserie se conjugue à la plus haute vigilance. Le phénomène d’enserrement propre à la ville de Paris, – et mon logement dans le 20e arrondissement, en haut de Ménilmontant, accentuait cette vue d’anticipation latente – appelait un contrepoint grésillant, un son qu’une tête en l’air aurait capté, vaguement parent des acouphènes du survivant heureux et blanc de poussière après une bombe tombée sur l’immeuble voisin. Des compositeurs de musique contemporaine, les pionniers du 20e siècle pour la plupart, furent les candidats à ce réglage d’ambiance. Alfred G. Schnittke, Georg F. Haas, Iannis Xenakis, Paul Varèse, Allan Pettersson furent les couloirs aériens, les horizons et les approches ferreuses de la ville-usine au centre de mon texte. J’y soupçonnais sans mérite les accents d’un art perdu retrouvé en catastrophe au fond de compositions brisées, y trouvant en tout cas un peu de cette limaille en suspension dans mon roman. L’Oural anthracite où des milliers d’hommes termites fabriquaient des chars d’assaut et des centaines de milliers d’obus me réconfortait comme une berceuse, un véritable foyer, à côté de la capitale française à qui manque aussi la couleur d’un désastre. Le sien est sans couleur. Parmi les pièces musicales élues à l’écoute et au fil des séances d’écriture, Mittwochs-Gruß ou « Salutation du mercredi » de Stockhausen, se distingua comme un hymne du roman, sa partition d’adoption. Un fond de nappe lancinante, très unie, comme d’un moteur astral, propulse dans un paysage désencombré, défriché. La nappe se déploie dans un mouvement moiré, un drapé venteux secouant des traînes diamantines. Un fond dominant, majestueux et mystérieux, dont l’oscillation crée l’impression de voyage immobile. On ne pense à rien de précis, justement, mais à force d’écoute, après maintes imprégnations, on garde le souvenir d’une fréquence minérale émise sur une face cachée de planète auquel se serait joint quelque râle limpide. Des notes de synthétiseur sèment de proche en proche des couinements de suspense, des ruissèlements sans suite, des grincements articulés à des patrouilles de murmures. Cette œuvre ressemble à la répétition d’une mission de reconnaissance menée par un vent nomade dans la contrée alternativement pelée et montueuse d’une planète lointaine. Mittwochs-Gruß combine un mouvement d’approche rétif à une terre foulée comme un clavier bourgeonnant où finiraient d’agoniser en appels et gémissements énigmatiques des robots mélancoliques à demi-ensevelis sous des micas. Stockhausen invente là toute une population pilote agrégée à un courant électroacoustique. Pareille à une nasse magnétique, le grésillement central, dans son flottement d’écharpe qui insiste plus qu’il n’avance, accroche une cohorte d’événements sonores et de bruitages dont les motifs piqués enrichissent le fond faussement monotone d’un continuum interloqué. La palette et l’éventail de bruits, tels qu’ils se fondent et s’enroulent à la nappe, se font presque oublier et agissent de loin, avec des soins subliminaux. Des points d’orgue surgissent à mi-parcours vers la vingtième minute de cette pièce qui en compte 53. Des notes détachées, sortes de gongs de synthétiseurs, scandent une manière de porche franchi en même temps que le gravissement théâtral d’une pente qui prépare à un dévalement. Un écho d’avertissement, très solennel, retentit, annonçant une complexe mise à feu, voire une invasion ou une nouvelle et terrible facette de ce déploiement lunaire. Mais ce ne sont que des portes dérobées, des trompe-l’œil sonores. Un instant en passe de s’ouvrir, le paysage reprend ses clochette inédites de grotte nocturne aux parois transparentes, et d’autres hochets cosmiques tintinnabulent. Ainsi prend forme un suspense filé et creusé qui régénère habilement ses latences et ses acmés, les unes valant pour les autres. Une sorte de moule parfait pour la mise en tension imaginaire. Les images engendrées se disloquent dans le mouvement même où elles se forment, proposant à l’oreille distraite une multiplicité de ces angles morts propices à la création. Stockhausen laisse une traîne d’images dérobées où l’auditeur peut s’engouffrer à volonté, ou, mieux encore, se laisser hanter à vide, en laissant venir, et même pas, sans plus attendre quoi que ce soit, en goûtant l’étendue propre à ce mercredi, capitale hebdomadaire de la liberté. J’ignore jusqu’à quel point cette création de Stockhausen constitue un appel à la liberté et à la reine d’entre toutes, celle de créer. Mais ces « Salutations du mercredi » en battent l’augure avec une urgence de l’évasion immédiate qui les distinguent. La récréation du mercredi se double ici d’un saut impérieux et sans transition dans le vif du sujet. Une urgence du temps perdu à rattraper que révèle l’efficacité et la rapidité d’emprise de ces limbes stimulantes. Le mercredi, dans Mittwochs-Gruß, devient la porte de la liberté, non le jour du milieu de la semaine, mais l’entaille du temps fendu. A vos pupitres, hurle à froid la pièce de Stockhausen. De plus, le sorcier électronique Stockhausen, par les moyens de sa musique, induisait une intimité réchauffée avec l’ordinateur rétif. Voilà le PC, sous le règne de Mittwochs-Gruß réhabilité comme outil de création, l’écran, y compris sa luminescence agressive, faisant corps avec les sonorités électroniques. Stockhausen confortait ce poste de création en appartement et son jour de référence. Jour de claustration volontaire et fertile. Une alliance se forma ainsi entre l’esprit du mercredi, les « Salutations du mercredi » du compositeur (dont j’ignorais la signification au début), et l’anticipation ouralienne de mon roman. Car Mittwochs-Gruß, par ses effets d’expansion, affiche une térébrante ressemblance avec la longueur fleuve du genre romanesque. Dès les premières mesures, une plaine immense se déploie, une horizontalité inquiète similaire au canyon découvert par un explorateur ; la présence soudain panoramique d’une civilisation inscrite au relief du paysage. Moins fantasque que le royaume de glace des Montagnes hallucinées de Lovecraft, Mittwochs-Gruß en a le glacé colossal, mais pris dans une confidence moins inhumaine. L’impression de 53 minutes propose une variété de froissements dissimulés dans la trame si riche, que l’on se réveille parfois, au milieu de ces vagues, happé par des souvenirs surgis des rocs d’une planète rasée, des voix refluées d’un granit de planète morte. Entre les nombreux cris étranges et croassements où semblent rouler d’une forge les essais incandescents d’une langue nouvelle et les alarmes de créatures inconnues, des bribes de logorrhées, des syllabes fusantes que l’on dirait imitées de la voix humaine, ont le débit entraînant des pages à écrire, pré-inscrites partout dans ce promenoir et cette collection de radiations. Du mercredi, la pièce de Stockhausen porte aussi la promesse du parc virtuel et du jeu tout puissant pour l’après-midi. Toutes les forces d’enfance convergent dans ce talisman. Les salutations engagent l’idée d’un « jour » dédié à l’homme, un mercredi métonymique du temps, c’est-à-dire de tous les jours. Des salutations que j’entends comme une reconquête du temps, toutes affaires cessantes. Mittwochs-Gruß : pièce pour écrivain.
Texte © Nicolas Rozier – Illustration © DR
Un garçon impressionnable est un workshop de critique transdiciplinaire in progress de Nicolas Rozier.
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