La distinction entre le passé, le présent, le futur n’est qu’une illusion, aussi tenace soit-elle. (Albert Einstein)
Jorge Luis Borges est un écrivain qu’il faut déchiffrer, ce qui exige un long travail, jamais tout à fait satisfaisant. Les actes du Colloque de Cerisy le présentaient de la manière suivante :
Organiser un colloque Jorge Luis Borges en 1981 ne signifie en aucune façon vouloir analyser « définitivement » une œuvre immense mais plutôt tenter de soulever quelques pans de voile, afin de proposer un espace de discussion qui n’a jamais été réellement ouvert en France. Volontairement écrites, les communications aborderont du dedans l’épaisse forêt borgésienne, au risque de découvrir dans l’histoire de ce tableau de l’univers leur propre figure et celle-là même du peintre. [1]
Existence ou non-existence du temps est une question récurrente posée tout au long de son œuvre. Roger Caillois fait référence au temps circulaire de Borges[2] qui en signale l’importance dans Nouvelle réfutation du Temps, tout en le citant :
[…] cette réfutation se trouve en quelque sorte dans tous mes livres : elle est préfigurée par les poèmes intitulés Inscripcion en cuelquier sepulcro et El truco, dans mon recueil Ferror de Buenos Aires (1923) ; elle est affirmée dans deux articles d’Inquisitionnes (1925), à la page 45 d’Evaristo Carriego (1930), dans le récit Sentire en muerte de mon Historia de la eternitad (1926), enfin dans la note de la page 24 de El jardin de senderos que se bifurcan (1942). Aucun de ces textes que je viens d’énumérer ne me satisfait, pas même l’avant-dernier de la série, moins démonstratif et rationnel que divinatoire et pathétique. Je vais tâcher de mieux les fonder par le présent récit. [3]
Borges écrit que le temps n’existe pas, ou du moins qu’il n’existe pas comme on l’imagine. Toute son œuvre est empreinte de ce postulat au travers des labyrinthes, des bibliothèques et de la littérature. Mais au début de sa carrière d’écrivain, il ne saura que faire du poids de cette révélation, et de l’importance des chronologies temporelles ; la sienne notamment lui tiendra suffisamment à cœur pour présenter son identité dès qu’il en aura l’occasion en modifiant sa date de naissance : « Je suis né en l’an mille neuf cent à Buenos Aires » [4], affirme-t-il à plusieurs reprises dans ses premières notes biographiques au milieu des années vingt. En réalité, Borges naît le 24 août 1899. Ce report volontaire de quelques mois, qui représentait une année de différence, symbolisait pour Borges le passage d’un siècle à l’autre, une frontière entre le passé et le futur : il représentait le choix de la modernité – une coquetterie sans doute – mais déjà révélatrice d’une obsession. Naître au 19e siècle plutôt qu’au 20e indiquait pour Borges que sa date de naissance le ramenait vers le classicisme du passé, alors qu’il voulait se projeter dans l’audace du futur.
Au moment où Les Demoiselles d’Avignon – un tableau sur lequel Picasso représentait une femme passant du figuratif au cubisme – donnait à l’art une nouvelle expression et inaugurait un nouveau siècle et un nouvel espace. Naître au 20e plutôt qu’au 19e assurait au poète, qui publia son premier poème en français dans la revue Manomètre en compagnie de Philippe Soupault et de Tristan Tzara, d’être considéré comme un contemporain des courants qui s’annonçaient. Dans la lignée des futuristes, des dadaïstes, des cubistes, dans la mouvance des mouvements poétiques espagnols de l’ultraïsme, de la Génération de 27, et dans les traces de Federico Garcia Lorca. Inexactitude significative de l’importance de la perception du temps dans l’esprit et dans la construction de l’œuvre de Borges, qui finira par en réfuter la réalité. Il n’aura plus honte d’être né la dernière année de la fin du 19e siècle lorsqu’il aura découvert que le passé et le futur s’entremêlent dans le même instant d’un présent inconstant. Il corrigera ainsi son mensonge :
Ce n’est pas en vain que je fus engendré en 1899. Mes coutumes reviennent à ce siècle et au siècle précédent, et je me suis appliqué à ne pas tout à fait à oublier mes humanités lointaines et à présent bien estompées. [5]
Ce fut déjà la reconnaissance d’un temps double : un temps infini et le temps du présent. Les deux n’ayant a priori aucun rapport l’un avec l’autre. C’est autour de ce paradoxe borgésien que ce workshop s’articule.
L’œuvre de Borges fut prolifique, voire considérable, entre la période qui s’étale entre 1920 et 1960, période durant laquelle il écrivit de nombreuses nouvelles, et de nombreuses contributions dans différents périodiques (chroniques publiées dans Proa qu’il créa, dans La Prensa, dans Sur, dans El Hogar, etc.), dont une partie n’est toujours pas traduite ni publiée en France [6]. À partir de 1919 il découvre Flaubert et Maupassant, Voltaire, Thomas Carlyle, Gilbert K. Chesterton, Whitman, Schopenhauer, Gustav Meyrink, Heine, Rimbaud, Schwob, etc. [7]. L’idée – fréquente chez Schopenhauer – est que les choses se renouvellent et se répètent toujours identiques à elles-mêmes, comme les événements de l’histoire, contribuant à entretenir cette impression d’un temps cyclique. Pour Schopenhauer, seul le présent existe :
Avant tout, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la forme propre de la manifestation du vouloir […], c’est l’instant, le présent seul (sans référence au passé et à l’avenir – la notion d’instant est plus appropriée que celle de présent), non l’avenir, ni le passé ; ceux-ci ne doivent pas être appréhendés comme existence mais seulement comme expression de « la Volonté », relativement à une connaissance qui obéit au principe de raison suffisante.[8]
Bibliothécaire à la bibliothèque municipale de Buenos Aires depuis 1938, « l’écrivain » Borges est rapidement reconnu en Argentine par l’élite littéraire. En 1942, la revue Sur publie un numéro spécial (n°46) qui lui est consacré. En 1944, il reçoit un prix d’honneur de la Sociedad Argentina de Escritores dont il deviendra le président en 1950. Il a déjà écrit beaucoup : poèmes, contes, essais, œuvres en collaboration, notamment avec Adolfo Bioy Casares, articles destinés à la presse et aux revues, discours et interviews, préfaces, critiques :
Je n’écris pas pour une minorité choisie, qui ne m’importe guère, ni pour cette entité platonique tellement adulée qu’on surnomme la Masse. Je ne crois à aucune de ces deux abstractions, chères au démagogue. J’écris pour moi, pour mes amis et pour atténuer le cours du temps. [9]
Sa collaboration avec Sur sera déterminante. Il en sera, dès le premier numéro, un des premiers contributeurs. Créée par l’intellectuelle mécène Victoria Ocampo, Sur voit le jour à Buenos Aires durant l’été 1931. José Ortega y Gasset inspira son nom et son graphisme. Ocampo souhaitait depuis longtemps monter une tête de pont littéraire entre l’Europe, les États-Unis et l’Amérique du Sud. Pour ce faire, elle réalisa cette luxueuse revue de 124 pages, parfois illustrée et imprimée sur du beau papier ainsi que d’une couverture à rabats : sur le premier plat, pendant les vingt premières années, seule figurait une flèche orientée vers le bas, le nom de sa revue et un numéro.
De 1931 à 1966, cette revue cosmopolite et d’avant-garde accueillit une impressionnante liste de penseurs, de philosophes, d’écrivains et de poètes venus du monde entier dont Jules Supervielle, André Malraux, Roger Caillois, Pierre Drieu la Rochelle, Jean-Paul Sartre, Antonin Artaud, Henri Michaux, Ernesto Sabato, Carlos Alberto Erro, Adolfo Bioy Casares. Tous collaborèrent à la revue avec Jorge Luis Borges qui participa au comité de rédaction et en fut également, pendant une période, le secrétaire de rédaction. Cette revue lança également sous son label une collection d’ouvrages dans laquelle on trouve des auteurs, tels que Federico Carcia Lorca, Horacio Quiroga, Aldous Huxley, Albert Camus, Carl Gustav Jung, Virginia Woolf, Vladimir Nabokov, Jack Kerouac, etc.
Durant les années d’Occupation en France, Ocampo aide à lancer Les Lettres françaises qu’elle insère comme supplément dans sa revue. En 1942 paraissent les premiers écrits de H. Bustos Domecq. Sous cette signature littéraire collective qui réunit entre autres, Bioy Casares et Borges, paraîtront des traductions de Virginia Woolf, Michaux, Kafka, Joyce, etc., ainsi que des présentations des oeuvres de Bradbury, Lewis Carroll, Cervantes, Wilkie Collins, Edward Gibbon, Henry James, Melville, Paul Valéry, ou encore du Faust d’Estanislao del Campo. Des surréalistes, des métaphysiciens, des mystiques, des libertaires, des existentialistes, des poètes, des écrivains de la Beat Generation, des féministes, des sociologues… Toute une flopée d’auteurs, qui portaient les courants du siècle en cours, et les métamorphoses « poignantes » qui s’annonçaient, ainsi que de nouveaux paradigmes, que ce soient le quantique, une nouvelle conception de l’espace-temps et une vision prophétique. Imbibé de littérature, Borges collaborera pratiquement toute sa vie à cette revue, avec son ami Bioy Casares. Une partie de son œuvre engloba les vestiges (vertiges) du temps (des temps). Borges fut un machiniste : pour lui, les labyrinthes, les déserts, les bibliothèques, les livres étaient des « machines » à fabriquer l’espace, le temps, l’éternité, le fini et l’infini, des machines à la manière de la cave qui s’ouvre sur L’Aleph ou des encyclopédies sur Tlön, c’est-à-dire ces Machines célibataires que révélera Michel Carrouges, et à partir desquelles Jean-Charles Pichon développera lui-même son ambitieuse théorie sur les Machines littéraires, notamment chez Alfred Jarry, Raymond Roussel, Franz Kafka ou encore Michel Leiris.
Texte © Jean-Christophe Pichon – Illustrations © DR (Une précédente version de cette étude a fait l’objet d’une publication dans Historia Occultae, n° 9, mai 2018).
Fiction Borges est un workshop sur les mythologies fictionnelles in progress de Jean-Christophe Pichon.
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[1] Borges, l’Autre, actes du Colloque de Cerisy, 25 juillet-4 août 1981, éd. Dominique Bedou/Antigramme, 1987.
[2] Cf. Jorge Luis Borges, L’Herne, 1964.
[3] Borges, « Nouvelle réfutation du temps » in Enquêtes, Gallimard, 1957.
[4] Cf. Alan Pauls, Le Facteur Borges, Christian Bourgois, 2006.
[5] Préface à La Rose profonde, La Monnaie de fer, Histoire de la nuit, Gallimard, 1983.
[6] Cf. Jean-François Gérault, Jorge Luis Borges : Une autre littérature, Encrage, 2003.
[7] Cf. Gérard de Cortanze, Europe, n° 637, « Jorge Luis Borges », mai 1982.
[8] Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, Gallimard, 2009, Folio.
[9] Cf. Le Livre de sable, Gallimard, 1978.