Continuations latouriennes : Quitter l’anthropologie, devenir rencontrologue

Alors que l’on a considéré l’usage de l’imagination en tant que moyen doté d’une efficace dans les premières « Continuations latouriennes », que l’on a inclus les Extra-Terrestres dans nos problèmes terrestres dans les deuxièmes « Continuations », que l’on a appris à relier certains phénomènes grâce aux « Faitiches » dans les troisièmes « Continuations », et que l’on a extirpé la fiction de la littérature, dans laquelle elle était engluée, dans les quatrièmes « Continuations », il nous faut maintenant faire un pas supplémentaire : quitter l’anthropologie, devenir rencontrologue.

La description est l’acte fondateur et fondamental de la pratique latourienne autant que de sa pensée. Au point que l’anthropologie des Modernes de Bruno Latour soit devenue une description minutieuse. Mais la description ne suffira pas à transformer le Moderne en terrestre. Or, les derniers livres de Bruno Latour ont l’ambition de cette transformation. L’anthropologie n’est pas faite pour cette tâche ambitieuse.

Imaginons redonner de la puissance aux pouvoirs du corps du Moderne, qu’il devienne terrestre à la manière du chaman. Il y a encore des sorcières, des rebouteux, des voyants, des astrologues, des voyants de soucoupes volantes… bien des rencontrologues de phénomènes tenus à distance par les Modernes. Ce sont ceux-là, avec leurs pouvoirs, dotés de cette puissance, qui feront advenir une nouvelle ontologie, car ils sont les résistants à la Modernité par leurs pratiques. Et ils sont, face à ces phénomènes, davantage rationnel que les Modernes modernisateurs. Ils vont indiquer à la science comment construire des faits bizarres, pas des faits scientifiques, mais des Faitiches, des faits qui fassent eux aussi de l’effet.

Faitiche = fait qui fait effet autrement que par la science
Effiction = fiction qui fait effet autrement que par l’œuvre d’art

L’anthropologie d’Emmanuel Grimaud est celle d’un rencontrologue

Quel effet me fait ce fait bizarre, qui n’est pas scientifique, mais que je suis obligé de prendre en compte car il m’a fait de l’effet ? Cette question est celle d’Emmanuel Grimaud [1], et par lui nous allons apprendre à quitter l’anthropologie.

Un anthropologue effectue des recherches concrètes qui sont appelées des terrains. Le terme permet de saisir qu’il s’agit d’étudier des phénomènes localisés qui concerne les humains. Emmanuel Grimaud a ainsi multiplié les terrains en Inde. Le premier qu’il fit, pour sa thèse, lui permit d’étudier le cinéma de Bombay. Du cinéma, il tira une expérience sur le mouvement oculaire. Ensuite, il étudia le théâtre des marionnettes divines de Bombay. Et, presque en même temps, il effectua un terrain auprès du grand roboticien nippon Ishiguro, afin de tester son géminoïde, un sosie robot, avec l’artiste Zaven Parey. Il apprit alors à faire affaire avec la théorie de la Vallée de l’Étrange de Masahiro Mori, qui irrigua par la suite toutes ses recherches, ou plutôt par laquelle il mit en controverse ses recherches futures.

Le parcours intellectuel d’Emmanuel Grimaud est celui d’un spécialiste des dispositifs du cinéma indien, qui en vient à s’intéresser aux techniques oculaires, puis aux effets produits par ce cinéma sur certains spectateurs. Travaux qui lui ont permis d’élaborer une théorie de la persona, élargissant son champ d’investigation, passant d’un archéologue à un astrologue, des robots à des chasseurs de fantômes, des automates divins à une hypnotiseuse de vies antérieures.

Ainsi armé conceptuellement, l’anthropologue peut produire de nouveaux effets. Il ne serait plus défini seulement comme un traducteur ou un diplomate, mais il serait un « facilitateur d’interactions » [2]. Et, c’est en ce sens qu’Emmanuel Grimaud peut être considéré comme un rencontrologue.

Emmanuel Grimaud a quitté l’anthropologie pour faire de la rencontrologie. Il n’étudie pas les phénomènes, c’était l’anthropologue : il cherche à rencontrer les phénomènes. Les critères en sont modifiés. Les concepts peuvent ainsi se mettre à fluctuer, ils deviennent flous. Les termes utilisés ne sont plus certains d’eux-mêmes, de leur tradition, de leur force de description.

Dès qu’il observe des phénomènes, il pressent combien ils sont équivalents à des Faits, et c’est ainsi de leur puissance d’effet qu’il souhaite les considérer. Et afin de les considérer pleinement, il cherche à les rencontrer. Et pour effectuer cette opération, il invente des dispositifs.

Continuer Bruno Latour par la rencontrologie

Emmanuel Grimaud continue à sa manière les pratiques et la pensée de Bruno Latour. Et sa manière est rencontrologique. La rencontrologie est pour le moment une lecture des sciences humaines actuelles. Elle repère des indices rencontrologiques qui parcourent les disciplines des sciences humaines en ce moment.

Par ce repérage, cette identification disparate qu’elle cherche à réunir en un ensemble théorique, serait cette possibilité d’élaborer collectivement une ontologie rencontrologique.

Emmanuel Grimaud est un continuateur latourien, il dépasse la description du phénomène étudié par un dispositif expérimental qui permettra de le rencontrer. Son dernier film Black Hole : Pourquoi je n’ai jamais été une rose est exemplaire par son dispositif, celui d’un piège à fantôme.

Le projet de Black Hole serait de redistribuer le rapport entre le vivant et la mort, c’est-à-dire accepter d’être transformé par le phénomène sans le rejeter du côté de la croyance et des balivernes. Ce qui signifie ne plus accepter pour seul raisonnable les conceptions Modernes qui rejettent en dehors du sacro-saint « réel » tous les phénomènes auxquels de si nombreux humains tiennent :

Connecter les deux plans (ghost hunting et vies antérieures) revient à renverser le scepticisme habituel dont l’anthropologue doit nécessairement faire preuve quand il enquête sur de tels sujets. Il s’agit au contraire ici d’assumer la possibilité délirante comme une modalité de l’enquête spéculative pour mieux explorer toutes les potentialités des théories de la réincarnation [3].

Une controverse récente [4], passée inaperçue, peut nous éclairer. Comment les sciences humaines peuvent-elles s’emparer du phénomène des revenants ? Et à quel point le considérer avec sérieux ? Quel point de vue adopter qui permet à la fois d’être poli avec le phénomène tout en s’ajustant au mieux aux effets de crédulité ou de croyance ? Car de prendre en charge par les connaissances disciplinaires et universitaires ce type de phénomène, ne peut que mettre mal à l’aise, il provoque en soi du poisseux et du gluant. Trop souvent, la juste mesure a été de l’impolitesse, et c’est le reproche de la philosophe Vinciane Despret adressé à l’historien Jean-Claude Schmitt.

Emmanuel Grimaud est du côté de la philosophe Vinciane Despret. Il ne s’agit plus de comparer des cultures, comme l’a tant fait l’anthropologie, mais de prendre en charges des phénomènes, avec des conceptions ouvertes et hétérodoxes :

Il y a un moment où l’anthropologue se heurte à une limite, et doit choisir soit de changer de discipline soit d’inventer d’autres types de dispositifs, trouver d’autres façons d’expérimenter. J’en suis là.

Intuition : élaborer une science rencontrologique

Avec quelles nouvelles conceptions pourrions-nous mieux « rencontrer » ?

Si vous déconsidérez les intelligences des animaux et des plantes, vous ne pourrez jamais les rencontrer. De nombreuses populations humaines les dotent d’une intériorité, et au mieux d’une persona. Que toutes ces entités disposent d’intentions propres et il faut alors entrer en relation qui ne soit pas utilisatrice, qui ne soit pas matérialiste. Et c’est le problème de la science qui ne sait pas entrer en relation rencontrologique avec ces entités. Or, comme elle est dotée d’une très grande efficacité, qu’elle a doté l’humain de pouvoirs qu’il n’a jamais eus jusqu’ici, elle semble être la seule efficace en tout. Si bien que tous les phénomènes doivent sans cesse passer par les catégories scientifiques et par ses moyens de méthode.

C’est le problème des limites des conceptions de la science des Modernes. Elles sont hégémoniques. Elles se refusent à toutes considérations conceptuelles en dehors d’elles. Pour de si nombreux phénomènes, elles annoncent : ceci n’est pas de la science, ceci ne relève pas de la science. Au point que le nombre de phénomènes que rejette la science devient problématique pour elle-même. Car la science rejette alors ces phénomènes comme n’étant pas réels. Et tout ce qui relève de l’imagination projective en est affecté. Au point que la science, en tant qu’hégémonie sûre d’elle-même devient, de ce fait, douteuse. La science est totale. La science n’acceptera jamais ces affaires d’imagination projective. Elle se satisfait très bien de la Fiction, et particulièrement de la SF, car il y a une séparation stricte qui lui convient. La fiction, et la SF, s’occupe de l’imagination, la science s’occupe du réel. C’est ce régime de séparation qui qualifie le Moderne. Le Moderne est celui qui sépare.

La guerre des sciences n’est pas terminée. Elle vient tout juste de commencer. La guerre des sciences ne va pas en rester là où elle est restée avec Bruno Latour [5]. Car, pour devenir terrestre, pour ne plus être Moderne, il va falloir rabaisser l’hégémonie de la science. La science n’est pas opérationnelle pour effectuer des transformations de conceptions qui l’impliqueraient. Pire, la science sera sans cesse un obstacle. Elle refusera de diminuer son hégémonie [6].

Nous pouvons déduire des recherches de Bruno Latour et d’Isabelle Stengers que la science est très efficace uniquement pour ce qui relève de la science. C’est cette tautologie qui définit son système d’efficacité. La science est très efficace pour établir et prouver les phénomènes généraux de réchauffement climatique et de chute de la biodiversité. Mais, si les Modernes avaient été un peu mieux équipés en sensibilité, si leurs critères d’évaluation des phénomènes avaient fait plus de place à l’attention précise, aux savoirs dits « traditionnels » ou « anciens », s’ils avaient prêté attention aux discours des humains disposant de nombreuses connaissances qu’ils ont déconsidérés, humains provenant de populations non Modernes, donc déclassées, ils auraient su bien plus rapidement ce qu’il se passait [7]. Il suffisait d’écouter… Mais ce n’est pas la manière de prouver de la science. Si bien que, seule la science a été considérée afin qu’elle puisse affirmer, tardivement, la catastrophe climatique et écologique. Tout cela provient de la crânerie des Modernes, dont la science est le parangon.

Ce n’est que récemment que des scientifiques ont pris au sérieux les savoirs des peuples autochtones. Les peuples autochtones ont été mis au ban de l’humanité, puisque la rationalité même leur était déniée. Il va falloir accepter la violence des nouveaux énoncés théoriques. Entre les savoirs d’un physicien travaillant au LHC du Cern, à la frontière franco-suisse, et les savoirs d’une chamane évène du Kamtchatka, la rencontrologie ne choisit pas et accepte les deux à égalité. Les savoirs de la chamane ne sont pas moins élaborés. Ils sont plus respectueux du vivant. Ils permettent un usage de l’imagination plus fécond que celui des spectateurs-consommateur Modernes.

Il y a donc bien une nouvelle guerre des sciences à engager, dans laquelle il s’agira de retirer à la science son hégémonie. Et alors, on accusera ceux qui déclencheront cette nouvelle guerre des sciences d’être du côté de la superstition et du « n’importe quoi ».

Cette nouvelle guerre des sciences n’est pas contre les usages de la science, mais contre son hégémonie conceptuelle. La science est centrale dans cette affaire de séparation Réel/Imaginaire. Vouloir s’attaquer à cette séparation sans s’attaquer à la science est illusoire et inefficace.

Comment alors s’attaquer à la science sans la défaire ? Bruno Latour va nous y aider, car son anthropologie des Modernes place la science au cœur, mais permet de considérer à égale d’autres manières de composer le monde. C’est le programme de ces cinquièmes « Continuations latouriennes ». Et pour l’inventer concrètement, la rencontrologie sera son moyen.

Texte © Dominiq Jenvrey – Illustrations © DR
Continuations latouriennes est un workshop de théorie fictionnaliste in progress de Dominiq Jenvrey.
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[1] Emmanuel Grimaud a été un élève très proche de Bruno Latour.

[2] Je reprends ici l’expression employé par l’anthropologue Charles Stepanoff, « Une vie sans diplomates est-elle possible ? Otages ambassadeurs et résistances autochtones boréales« , Revue Terrain, n° 73, 2020, p. 66-87.

[3] Emmanuel Grimaud dans son Habilitation à Diriger des Recherches, 2017.

[4] Vinciane Despret, Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent, Paris, La Découverte, 2015 (pour la pagination, version poche de 2017). Critiques envers l’historien Jean-Claude Schmitt, p. 54-63, à propos de son livre : Les Revenants : les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, Gallimard, 1994. Lire la réponse de l’historien « À qui parlent les morts ?« , L’Homme, 2019/2, p.33-39.

[5] Cf. à ce sujet Isabelle Stengers, Cosmopolitiques. Pourtant, Bruno Latour a été particulièrement poli avec la science. Et malgré cette politesse, ces arguments ont été immédiatement mal compris. Et il en a fait les frais durement. Il a été contraint de rester aux marges du système universitaire. Les scientifiques n’ont pas voulu de lui au Collège de France.

[6] Et il faut suivre en filigrane les travaux d’Isabelle Stengers pour s’en persuader.

[7] Les recherches de l’anthropologue Nastassja Martin sont une incarnation probante de cet énoncé.