Il faut donner du temps au temps. (Cervantès)
La, ou les bibliothèques de Borges sont des labyrinthes. Comme toute l’œuvre de Borges n’est qu’un labyrinthe temporel, dont les inextricables couloirs mènent chacun à d’innombrables possibilités par lesquelles on revient sans cesse, et qui conduisent toujours à la mort : une pièce centrale « qui me fit frémir d’épouvante et de dégoût », un espace vide, dans laquelle le Minotaure n’est plus parce qu’il dût être détruit dans un temps mythologique ; un lieu « sans intentions » et sans mémoire, d’où les « immortels » ont été chassés.
Un labyrinthe le plus compliqué soit-il, aux murs les plus épais, ne dissimule rien, ne protège de rien, n’est pas le lieu d’une découverte. « Abenhacam El Bokhari mort dans son labyrinthe » est une nouvelle policière. Un roi fuit son vizir qui lui dispute un trésor. Il a fait construire près de la mer un labyrinthe complexe aux murs extérieurs pourpres pour s’y réfugier. Telle est – nous dit l’auteur – l’histoire mensongère qu’on raconte ; mensongère parce que, en fait, c’est le vizir qui avait pris l’identité du roi et son trésor, et qui avait bâti l’édifice qu’on voyait de loin sur la mer. Non pour se protéger du roi (il n’est pas nécessaire de construire un tel labyrinthe, puisque « l’univers en est un »), mais pour, telle une araignée au centre de sa toile, comme le Minotaure, attirer sa proie et la tuer.
La combinaison des 26 lettres de notre alphabet latin ou romain que nous pratiquons permettrait d’écrire une quantité infinie de livres. Il y a une relation entre le livre et l’infini, c’est ce que Borges tente de démontrer dans deux nouvelles. Dans la première, la Bibliothèque est elle-même d’une infinie profondeur, une architecture labyrinthique faite d’innombrables galeries, de recoins, de traverses abritant une infinité de livres. Pour la seconde, le Livre – un unique livre – s’efface à l’infini, au fur et à mesure qu’on le parcourt, et se recompose éternellement. Deux visions complémentaires, associant la perception du temps avec celle de l’éternité, que l’on retrouve exprimées de manière différente dans « Les Deux rois et les deux labyrinthes », dont on ne peut sortir, pour l’un de son architecture de pierres circonscrites, pour l’autre de l’immensité de son désert de sable.
Ces deux approches représentent les deux visions que nous propose Borges : l’une faite d’une éternelle et répétitive succession de faits sans logique évidente, et l’autre positionnée en un seul point d’où s’écoule un éternel présent, le seul témoin en étant le lecteur « soi-même » ; le « je » ou le « JE » de Jean-Charles Pichon, qui pourrait se traduire ainsi : JE (l’objet) suis dans la bibliothèque et JE contemple une infinité de livres, ou bien je (l’esprit) suis le livre moi-même qui se transforme à l’infini en fonction de ce que je crois être. Dans tous les cas, je suis les deux. Dans un cas, la bibliothèque de Babel dépasse mon propre horizon, et dans l’autre, le livre n’est infini que par rapport à mes propres limites.
Nous retrouverons ce paradoxe dans la nouvelle « L’Aleph », qui pourrait se nommer « Les Deux Aleph ». Pour Borges, en effet, il y a deux temps. La Babylone mythique voulut ne posséder qu’un seul langage et construire une tour pour atteindre l’Empyrée de Dante – à l’instar de l’échelle de Jacob – le royaume de Dieu. Il suffira à ce dernier, dont il est préférable de ne pas prononcer le nom, de brouiller leur langage pour les rendre incapables de continuer à bâtir leur ville, et leur tour, de les disperser et les plonger dans le chaos.
« La Bibliothèque de Babel » de Borges, en s’enfonçant dans les profondeurs de l’infini, n’est-elle pas la réplique inversée de ce qui aurait dû être la tour inachevée ? Une réunion de tous les langages devenus inaccessibles, composés avec 26 lettres, sur 410 pages, de 40 lignes de 80 caractères chacune, et cela à l’infini, puisque si aucun livre n’est identique, Borges/Ménard nous dit bien qu’une copie parfaite ne peut pas être identique à l’original antérieur. Cette nouvelle s’inspire de celle du mathématicien et philosophe allemand Kurd Lasswitz, « La Bibliothèque universelle » parue en 1904. Lasswitz calcule le nombre de livres qu’il est possible d’écrire avec un alphabet de 26 lettres : le chiffre en est astronomique. Mais aussi démesuré soit-il, il ne serait pas infini. Sauf si on applique la théorie de Borges/Ménard, qui nous dit qu’un livre peut être reproduit sans être identique. Ce qui nous conduit à percevoir l’intertextualité – ou transtextualité selon les érudits – qui existe d’un texte de Borges à l’autre : le labyrinthe borgésien sinue entre ses nouvelles et les tissent comme s’il ne s’agissait que d’un seul et même livre. L’ensemble des textes réunis dans le recueil Fictions en est la démonstration s’il y a une relation entre Ménard, « La Bibliothèque de Babel » et « La Loterie de Babylone ». De même qu’il y en aura une entre cette bibliothèque babylonienne, et trois décennies plus tard, Le Livre de sable [1].
Babylone d’où sont nés les outils de la création tels qu’ils sont évoqués dans la Bible ou dans la Kabbale : le langage, les nombres et la géométrie. Éléments de base de toutes les études ésotériques ou occultistes, base de la physique empirique et de la métaphysique, socle de la littérature borgésienne qui confond, comme l’enquêteur le fait, l’imposture du Temps au travers de l’histoire de l’humanité, les mots et les livres n’étant que les seuls criminels, responsables de notre perception de l’univers.
Il en est ainsi de « La Loterie à Babylone ». Un habitant de l’ancienne Mésopotamie, d’où furent inventés les alphabets et les nombres, raconte la création d’une loterie, puis de son évolution dans la mise en circulation de lots dont le bénéfice ne serait pas que pécuniaire, équilibrés par des lots négatifs. Bientôt, il n’est plus seulement question d’argent, mais également de statut social : un lot permet, par exemple, d’accéder à des responsabilités politiques. Pour y instiller encore plus d’enjeux, la Compagnie propose que ces lots renvoient à d’autres lots qui inversent l’offre, qui renvoient eux-mêmes à d’autres propositions, bénéfices ou sanctions, façonnant des destins inattendus passant du meilleur au pire, ou vice versa, jouant de la réussite ou de la mort. Jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de discerner ce qui appartient à la loterie ou à la vie, l’une devenant indissociable de l’autre. Cette loterie, la Compagnie – mais existe-t-elle encore ? – multipliant d’innombrables propositions qui s’annulent, se juxtaposent, se multiplient, tricote une trame à l’infini. Le destin de chacun est conditionné ou déconditionné par les injonctions – les mots – inscrites sur le billet de loterie. Les innombrables livres de la bibliothèque de Babel, sont devenus de simples mots se multipliant de manière exponentielle, à l’infini [2].
Texte © Jean-Christophe Pichon – Illustrations © DR (Une précédente version de cette étude a fait l’objet d’une publication dans Historia Occultae, n° 9, mai 2018).
Fiction Borges est un workshop sur les mythologies fictionnelles in progress de Jean-Christophe Pichon.
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[1] Cf. Christophe Bernard, « La Loterie à Babylone et La Bibliothèque de Babel (Borges) : vers une lecture complexe », Loxias, n° 18, 9 septembre 2007.
[2] Idem.