À l’occasion de la publication de son CÉLINE ALONE (Laggg2020, 2022), STÉPHANE ZAGDANSKI nous propose – dans son intégralité et pour la première fois – l’entretien qu’il a eu avec CHRISTINE LECERF en vue de l’émission collective, LOUIS-FERDINAND CÉLINE, AU FOND DE LA NUIT (France-Culture, 2019) :
À quel âge, quand et comment avez-vous découvert Céline pour la première fois ?
J’ai découvert Céline assez tardivement parce qu’on ne m’en avait jamais parlé au lycée ni à l’université. En revanche, je savais avant même de le lire que c’était un classique, un classique moderne, un grand écrivain, un des plus grands écrivains du 20e siècle. Et je le savais pour la raison simple que d’autres écrivains, que je lisais dans des revues ou dans leurs essais, dans leurs romans, me l’avaient transmis comme tel. Donc c’était pour moi un écrivain qui m’attendait, un grand écrivain du 20e siècle qui m’attendait, comme les autres m’avaient attendu, comme m’avaient attendu Joyce, Kafka, Proust. Et je savais d’emblée qu’il était à cette altitude-là. Je peux vous citer, par exemple, ce qu’en dit Philip Roth dans Opération Shylock. C’est un des personnages, un double évidemment de Roth, qui explique :
Céline aussi était cinglé, c’était un écrivain français génial et un antisémite virulent de l’époque de la Deuxième Guerre. J’essaie désespérément de le détester et je donne ses livres démentiels à lire à mes étudiants.
Vous voyez, je savais à quoi m’attendre. Je l’ai donc découvert entre 20 et 24 ans.
Vous n’avez pas eu une lecture naïve ?
Je n’en ai pas eu du tout une lecture naïve, et n’ai pas été surpris de découvrir qu’il était antisémite. Je n’ai pas commencé par Voyage, comme certains qui le lisent à l’adolescence parce que c’est le livre en apparence le plus facile à lire. Je savais que c’était un Himalaya littéraire immense, et ce fut avec un grand plaisir, une grande gourmandise, un grand enthousiasme, que j’ai commencé à le lire.
Et alors, c’est Guignol’s Band, et c’est les premières pages, voire même les premiers mots qui vous éblouissent ?
Je l’ai découvert par hasard par Guignol’s Band parce que j’allais à l’époque m’acheter des livres d’occasion chez Gibert Jeune, près de la place Saint-Michel, et il se trouve que je suis tombé sur Guignol’s Band et que j’ai commencé par ça. Donc ce n’est pas un début chronologique. Et immédiatement, j’ouvre les premières pages et je tombe sur cette virtuosité verbale au vitriol de Céline, qui décrit un guéridon traversant les airs, c’était comme une sorte de métaphore de sa célérité prosodique antigravitationnelle, si vous voulez. Tout de suite, on est dans un monde en ébullition, la description d’un univers, d’un paysage, d’un événement en ébullition, les meubles volent et s’éclatent partout, et on est déjà dans une sorte de métaphore de ce que va accomplir la prose de Céline par rapport au monde, c’est-à-dire une manière de renverser la lourdeur en une forme de légèreté, avec déjà du rire, avec déjà de la danse, avec déjà une trépidation prosodique évidente et passionnante et enthousiasmante. Dès les premiers mots, dès les premières lignes.
Cela étant, il s’agit quand même d’un bombardement…
Oui, il s’agit tout à fait d’un bombardement, c’est pour ça qu’on a déjà tous lu Céline. La lourdeur, l’atrocité, elle est dans le bombardement, elle est dans la réalité qu’il décrit, et la phrase, elle, n’est pas lourde, elle n’est pas pesante, elle n’est pas mortifère. On a tout le paradoxe du génie de Céline dès les premiers mots de Guignol’s Band. Mais on a ça à peu près dans n’importe quelle phrase de Céline, à n’importe quelle ligne de Céline, très tôt, très vite. Il y a aussi quelque chose qui, d’emblée, dans Guignol’s Band, signale la spécificité de Céline, c’est que ça commence, un petit peu auparavant, par une sorte de déclaration de style. Il revient sur son style, il revient sur l’animosité que lui vouent les autres écrivains. D’emblée on est dans un roman qui est aussi une autobiographie, qui est aussi un traité du style, qui est aussi un essai sur le monde, sur la fureur du monde. Tout ça dès les premières pages, dès les premières lignes. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il n’y a pas besoin d’une initiation à Céline. Il vous met immédiatement dans le bain. Soit on aime, soit on n’aime pas. Soit on est pris, soit on n’est pas pris. De ce point de vue là, il n’y a pas de littérature de jeunesse de Céline. On n’a pas le temps de s’habituer à Céline. On le lit, on se le prend en pleine face. Ça vous explose au cerveau et aux oreilles. Soit vous adorez ça, soit vous détestez ça. Mais il n’y a pas de demi-mesure. Comme avec Proust. Exactement comme avec Proust.
Est-ce que vous êtes resté fidèle à ce premier ébranlement ?
Comment dire… Je savais que Céline était un immense écrivain. Je n’en doutais pas. J’avais déjà lu des phrases citées à droite, à gauche par d’autres écrivains, comme je vous l’ai dit. Donc, j’avais déjà été initié à Céline. Le plaisir, la jouissance que j’ai eu à découvrir Céline, c’était la jouissance de pouvoir enfin me mettre à le lire. Et cette jouissance n’a jamais cessé, comme avec tous les très grands écrivains que j’ai lus dans ma vie. C’est une forme de passion immédiate, profonde, pensive, méditative, quel que soit l’écrivain, quel qu’ait pu être son parcours historique, ou social, ou humain. Et c’était évident pour Céline. J’étais déjà écrivain, je me considérais déjà comme écrivain quand j’ai découvert Céline. Donc, pour moi, c’était un grand précurseur et un grand initiateur aux mystères du monde, comme l’ont été tous les autres écrivains pour moi.
Quels souvenirs de lecture gardez-vous du Voyage ?
J’ai lu Voyage au bout de la nuit un peu plus tard, après avoir lu quelques autres livres de Céline, je ne me souviens plus dans quel ordre. C’est venu assez vite, mais enfin, ça n’a pas été ma grande découverte de Céline, comme pour beaucoup d’adolescents ou de jeunes adultes. Voyage a d’abord été… comment dire… ce ne fut pas un apprentissage, à vrai dire. C’était un plaisir de découvrir un écrivain qui, enfin, ne se la racontait pas et qui était d’un pessimisme absolu. Qui commence par raconter la guerre, la guerre de 1914, et la boucherie et l’atrocité de la guerre. C’est un des thèmes majeurs, on le sait, du début de Voyage au bout de la nuit. Pour moi, la guerre, la Seconde Guerre mondiale, et les guerres du 20e siècle, étaient d’emblée des événements atroces, dans lesquels une bonne partie de ma famille, juive ashkénaze, avait péri. Et je connaissais les récits familiaux de l’Occupation, la manière dont mes parents avaient été persécutés, dont mes grands-parents avaient été persécutés, dont une partie de mes proches avait disparu dans les camps d’extermination allemands. Donc pour moi, ce n’était pas un thème drôle, la guerre, ni un thème abstrait. C’était quelque chose qui avait broyé une partie de ma famille, avant même ma naissance, puisque je suis né en 1963. Lorsque Céline décrit l’atrocité de la guerre de 1914, avec une sorte de dégoût, de dépit, et de désabusement absolus, j’étais entièrement en phase avec lui. Il n’y avait aucune beauté pour moi dans la guerre, dans l’héroïsme. C’est différent de la manière dont Hemingway, que j’adore aussi et que je lisais aussi à la même époque, décrit la guerre. D’ailleurs, il ne l’héroïse pas non plus. Mais chez Céline, on sentait quelque chose qui est un dégoût spontané pour la guerre, et pour l’homme surtout. Un pessimisme universel. Et ça, ça m’a tout de suite beaucoup parlé, beaucoup plu. La seconde chose qui m’a beaucoup plu dans Voyage, puisque j’étais déjà un jeune adulte, en âge de réfléchir, c’était cette vision globale d’un conflit planétaire, et d’une réalité planétaire, qui s’organise sur fond de morbidité et de haine de chacun pour tous, et de tous pour chacun. C’est un livre très pessimiste sur le cours du monde, et très lucide sur le cours du monde, aussi bien les périodes de guerre que l’empire colonial, la bourgeoisie, la petite bourgeoisie, la misère urbaine, le capitalisme américain. Il y a tous les aspects du monde du 20e siècle qui sont présents dans Voyage, et qui sont critiqués, traversés, radiographiés et pulvérisés par la beauté de la prose de Céline parce que c’est déjà très beau, Voyage, et par sa lucidité absolue. C’était très jouissif aussi, très intéressant pour moi.
Il parle beaucoup de la nuit, vous parlez aussi parfois du noir, ce serait quoi la nuit célinienne pour vous ?
Le voyage au bout de la nuit, c’est une métaphore pour dire le voyage au bout de l’enfer, et pas au bout d’ailleurs parce que l’enfer ne cessera pas. Donc la nuit, c’est ce désabusement, ce pessimisme célinien, la nuit c’est ce qui s’est déployé sur le monde, depuis sa naissance, voire avant sa naissance, et qui ne s’est plus jamais éclairci. C’est très étrange parce que c’est un écrivain qui a une grande énergie, une grande lumière intérieure, une grande luminosité mystique intérieure, et qui déploie cette luminosité, cette énergie intérieure, dans la description et la révélation des ténèbres que les autres tentent de dissimuler. Quand je dis les autres, c’est ce que lui appellera le « blabla », c’est-à-dire la propagande, la banale propagande humaine, le bavardage humain qui passe son temps à essayer de réfuter et de dissimuler la pourriture de l’âme humaine. C’est comme ça qu’il le décrit. Et déjà, dès Voyage, on a des éléments qui reviendront ensuite dans toute la prose de Céline. Ça m’avait beaucoup plu, aussi, le mélange entre une description très poético-comique d’un personnage, par exemple, et puis quelques considérations littéraires. Je peux vous citer un petit passage si vous voulez. C’est l’exemple de Madame Herote, un des personnages de Voyage, la lingère qui se fait aussi mère maquerelle dans sa boutique. Et il la décrit, vous voyez, il suffit de lire la phrase pour qu’on soit immédiatement happé et séduit, si on doit l’être, par la petite musique de Céline. Voilà ce qu’il dit de Madame Herote ; je vous lirai ensuite quelques lignes plus bas, les phrases qui succèdent à ces phrases-là et qui parlent de Proust :
Grand nombre de rencontres étrangères et nationales eurent lieu à l’ombre rosée de ces brise-bise parmi les phrases incessantes de la patronne dont toute la personne substantielle, bavarde et parfumée jusqu’à l’évanouissement, aurait pu rendre grivois le plus ranci des hépatiques.
Ça c’est le portrait de Madame Herote. Et quelques lignes plus bas, sur Proust, pour qu’on entende un peu la musique de la phrase de Céline :
Proust, mi-revenant lui-même, s’est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l’infini, la diluante futilité des rites et démarches qui s’entortillent autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désir, partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain d’improbables Cythères.
J’ai bien respecté la ponctuation pour qu’on sente vraiment comme c’est travaillé, comme c’est construit, comme c’est musicalement pensé, la phrase de Céline. Ça c’est dès Voyage au bout de la nuit. C’est un des grands charmes aussi de la phrase de Céline. Et tout de suite, on a des références littéraires, des références historiques, beaucoup évidemment, mais des références littéraires, des références sociologiques… Donc, Voyage, comme tous les textes de Céline, c’est de la pensée. Pour moi, c’est de la pensée à l’état pur. C’est ce que se doit de faire, lorsqu’il écrit, un écrivain.
La pensée, mais pas de la théorie, pas de l’idéologie, pas de l’intellectualisme…
Exactement. Lorsque je dis que c’est de la pensée à l’état pur, ça signifie que c’est une pensée spontanément poétique et qui est unique. C’est-à-dire qu’elle est sa voix, c’est comme un timbre de voix. Un livre, un texte, une phrase d’un grand écrivain, c’est le timbre de voix de sa pensée. Pas de ce qu’il a vu, de ses considérations, pas de son discours idéologique, même s’il y en a parfois – en général, chez les grands écrivains, il y en a très peu. Mais vraiment, de la manière dont il comprend le monde. Et il comprend le monde au fur et à mesure qu’il l’écrit et qu’il le décrit. C’est une expérience que font tous les écrivains. On ne sait pas d’avance ce que l’on va découvrir et ce que l’on va comprendre. Un grand écrivain qui vous parle, un grand écrivain que vous lisez, vous le lisez aussi pour comprendre le monde et pour apprendre le monde. Il n’y a pas de séparation possible entre le fait de découvrir le monde, et le fait de comprendre le monde. Lorsque vous lisez Moby Dick, ce n’est pas seulement une description de chasseurs à la baleine. C’est autre chose. C’est une vision du monde, c’est une métaphysique entière, c’est tout un édifice architectonique, spirituel, prodigieux.
Et Céline, c’est ça ?
Céline, c’est aussi un édifice architectonique spirituel prodigieux. D’une grande intelligence, d’une grande lucidité et d’une grande humanité. D’où les faiblesses humaines, d’où la manière de sombrer parfois – c’est une question très compliquée – dans les discours idéologiques les plus bas et les plus misérables de son époque. Mais il laisse parler à travers lui l’époque, c’est ça qui est intéressant.
Il y a des gens qui considèrent que Céline a fait son entrée dans le paysage littéraire en se construisant une figure, qui est presque indépendante même de ce qu’il va écrire. J’ai l’impression que vous, vous le faites entrer à travers l’effet qu’il va produire dans la langue…
Oui. Céline n’est pas un personnage, c’est pas un masque, c’est pas un caractère de théâtre. Quand on connaît sa biographie, on le sait, on le devine, quand on lit ses lettres, sa correspondance de jeunesse, on le comprend très vite. C’est un être entier, et qui est doué d’une génialité indubitable. La Pléiade de la correspondance de Céline est paru il y a quelques années, on peut voir toute son évolution littéraire, c’est passionnant. Lorsqu’il commence à écrire, dès ses lettres d’adolescence, on sent que ce n’est pas un enfant comme les autres. C’est un enfant très tracassé par la mort, très angoissé par la mort. Et plus que cela, très vite, dès l’adolescence, il considère qu’il ne faut pas bavasser autour de la mort. Que c’est presque dégradant de discuter, d’essayer de contourner la mort par le bavardage. Ça, il en a une notion très lucide et très aiguë, très tôt. Il comprend très vite, aussi – et évidemment l’expérience de la Grande Guerre va le dépuceler à tout jamais –, que les hommes dissimulent la noirceur et les ténèbres du monde par ce que lui, plus tard, appellera le « blabla », qui est un néologisme, un mot devenu formidablement usuel, mais un néologisme à l’intérieur de Bagatelles pour un massacre. Le « blabla », c’est-à-dire la manière dont les hommes s’assourdissent et s’aveuglent concernant la misère de leur propre condition. Ce sont des choses qu’il va découvrir très vite. Il découvre que toute la société est organisée comme un complot, depuis l’éducation de la famille. Il y a des scènes extraordinaires, dans Mort à crédit, où l’on voit des parents torturer leur propre enfant. C’est ce que Kafka révèle dans ses Journaux, que Céline a très vite compris aussi : l’éducation est un complot fomenté par la famille. Céline le comprend très vite. Et puis pareil pour l’école, et puis pareil pour l’armée, et puis pareil pour le travail, le monde du travail, et puis pareil pour le journalisme, et puis pareil pour la littérature, ses contemporains. Tout n’est que « blabla », tout n’est que recouvrement par des fausses phrases, par une langue fausse, une langue corsetée pour empêcher la vie de jaillir à travers elle, et pour empêcher la vérité de jaillir à travers elle. Ça, ce sont des choses qui viennent très vite chez Céline. C’est sa découverte. Sa génialité, elle est là aussi, dans la compréhension que le langage, ou les langues humaines, en tout cas le français, qu’il connaît très bien, est un langage qui, d’un point de vue social, d’un point de vue de la communauté, d’un point de vue de la communication, est un langage de mort. Et lui ne veut pas se laisser mourir, il ne veut pas se laisser enterrer. Il a une grande, une énorme, une extravagante vitalité, patente lorsqu’on le lit. Une vitalité qui devient une vitalité verbale quand il se met à l’écriture. Ça c’est la grande caractéristique de Céline.
Alors qu’est-ce qu’il fait là-dedans ? Il dynamite tout ? Là, vous avez posé le diagnostic, maintenant il faut le rendre actif.
D’abord, il faut parler du succès de Voyage au bout de la nuit, pour comprendre le Céline qui suit. Voyage au bout de la nuit, immédiatement, fait effraction dans le monde un peu plan-plan de la littérature contemporaine des années 20 et des années 30, comme un roman immense. Tout le monde le comprend, tout le monde l’accepte. C’est un grand roman de gauche, il va avoir tous les socialistes et les communistes et les intellectuels de gauche avec lui, qu’il va bien décevoir ensuite quand il reviendra d’URSS, et qu’il va dénoncer le stalinisme, un des premiers… Mais c’est un roman qui est mal compris, perçu comme un roman social, ce qu’il n’est pas. Parce qu’il dénonce autant la misère qui règne dans la banlieue, le mauvais sort qui est fait au prolétariat, que l’esprit mesquin de la petite-bourgeoisie, le capitalisme, le colonialisme, la société de consommation… Il y a déjà des choses, comme ça, qui transparaissent dans Voyage au bout de la nuit. Il va gagner énormément d’argent, il va être traduit dans des tas de langues, et pourtant ça ne le satisfait pas parce qu’il a l’impression qu’on essaie de le bâillonner par les lauriers, d’une certaine manière. Il le dit, il est « voyeur », le succès ne lui plaît pas, les applaudissements suscitent le singe, explique-t-il… Il sent qu’il y a quelque chose dans ce succès qui ne lui correspond pas. D’abord, parce que c’est un grand solitaire, et qu’il découvre des vérités concernant le fonctionnement de l’âme humaine. Et que ce n’est pas en recueillant des applaudissements, en ayant les journaux, les journalistes et le succès médiatique comme on dirait aujourd’hui, que cette découverte va s’apaiser. Donc, il va ressentir le besoin de commettre une nouvelle effraction à l’intérieur même de cette première effraction – parce qu’il aurait pu faire cinquante fois Voyage et avoir un grand succès, devenir prix Nobel… Et sa seconde effraction, ça va être l’invention des « trois points ». C’est dans Mort à crédit, qui est un titre extrêmement pessimiste, comme on peut l’envisager, où le discours ne change pas sur la mort qui règne, sur le nihilisme à l’œuvre partout sur la planète et dans le monde, et où déjà apparaît sa volonté de transgresser, de subvertir ce qu’il y avait d’encore un peu littéraire, donc « merdeux », dit-il, dans Voyage. C’est lui-même qui fait ce commentaire. Et là, ça va très mal se passer parce que ce roman va beaucoup déplaire. Il n’est plus récupérable, si vous voulez. Ça lui a été insupportable d’être récupéré, par qui que ce soit. Avec d’autres éléments, le fait qu’il n’ait pas eu le Goncourt aussi, ça l’a mis en rogne, mais enfin, sur le fond même de son rapport au monde, ça lui était insupportable d’être récupéré, par qui que ce fût. Et il fera toujours tout pour se mettre tout le monde à dos. Il le dit lui-même. « L’hostilité du monde entier », c’est ce qui alimente sa turbine, sa turbine géniale. Il a besoin d’être seul face au monde. Et un petit peu plus tard, le fait de s’adonner d’une manière aussi délirante et aussi enfiévrée à l’antisémitisme, c’est aussi parce que, dans sa paranoïa antisémite – qui est réelle, qui est concrète – il s’imagine que les Juifs dominent tout et que tout le monde – face auquel il s’arc-boute – est enjuivé…
Je voudrais qu’on finisse sur sa conception de l’écriture, son moteur. On dirait que c’est lié, mais…
Oui, c’est lié, après, ça va se rejoindre. Ça s’entend déjà dans Voyage, dans Mort à crédit. Quand on dit que c’est un écrivain génial, ça signifie qu’il est doué d’emblée, cette prosodie en lui, qu’il va touiller de manière à se procurer une effervescence hyperbolique, elle est déjà en lui très tôt. Dès l’adolescence, on sent que ce n’est pas seulement un gamin qui écrit des lettres. C’est quelque chose qu’il n’a pas besoin de cultiver. En revanche, sa vision du monde, sa conception du monde, sa compréhension du monde, il se la construit au fur et à mesure des événements historiques. Entre les deux guerres, il se passe beaucoup de choses et Céline observe tout et comprend beaucoup de choses. Il comprend en particulier – ça c’est inédit – il comprend qu’il n’y a pas de grande différence entre le stalinisme, le fascisme et les sociétés bourgeoises. Il le dit dans sa correspondance, et il le montre dans ses textes. Donc ça, c’est quelque chose de très rare, comprendre « ça » à cette époque-là. Et c’est lié aussi à sa compréhension du langage. Malgré les différences des discours idéologiques et des différents camps qui s’affrontent entre les deux guerres – les camps politiques, les camps idéologiques et même les camps littéraires – il y a une seule et même chape de plomb verbale, qui est le beau langage, le langage lettré, le langage de ce qu’il appelait l’ « agagadémie », donc, le langage académique pour la partie littéraire, mais c’est vrai aussi pour le reste des activités humaines. C’est le discours idéologique, le discours de la propagande que, plus tard, il concevra comme discours de la publicité. Ainsi, il a un ennemi majeur, qu’il appellera le « verbe ». C’est pour cela qu’il parlera de sa « grande attaque contre le verbe ». Le « verbe », c’est-à-dire la communication. Le verbe de la communication, le verbe social, la manière dont la langue sert à cimenter les sociétés, y compris à cimenter leurs désaccords, leurs rivalités et leurs guerres entre elles.
Est-ce que vous pourriez nous donner sa définition merdique ou merdeuse de l’écriture ? Il y a un psychanalyste qui a parlé de ce passage, il parlait de sa mère et de mettre du caca partout. Ces métaphores scatologiques reviennent souvent et j’aime bien votre définition de « l’écriture comme défécation acide ». Et surtout que les autres sont des péteurs. Et il y en a un qui est roi péteur…
Oui, c’est Proust. Ça, c’est dans les pamphlets déjà…
Par sa conception de l’écriture, maintenant que vous avez diagnostiqué sa vision du monde, il faudrait peut-être nous expliquer ce que c’est que l’écriture.
Il a de l’écriture une conception tout à fait inouïe, extraordinaire, qui part de sa compréhension de ce qu’est l’adverse de son écriture, le langage communicationnel, le langage social, le langage de la société et des sociétés, le langage du monde. Son idée à lui, c’est que le langage social, servant à dissimuler la putréfaction qui est à l’œuvre dès que l’homme naît, qui est à l’œuvre abstraitement, spirituellement, intellectuellement et physiquement – il dit que l’ovule est déjà destiné à la mort, c’est le pessimisme propre de sa pensée –, le langage, donc, est fait pour dissimuler ça, pour replâtrer cette putréfaction dissimulée en dessous. C’est une des raisons du mépris qu’il manifeste pour l’âme humaine. C’est un grand connaisseur de l’âme humaine, des coins retors et moisis et putréfiés de l’âme humaine. Ça fait partie de son pessimisme. Il considère aussi que le langage est une mascarade de vanité. C’est un autre thème essentiel de Céline, qui permet de comprendre la manière dont lui va fonctionner. Le langage, le beau langage, et pas seulement le beau langage, mais le langage simplement humain, sert à faire oublier la mort, à dissimuler la putréfaction et à se pavaner. C’est ce qu’il appelle « les perruchelets paoniformes ». L’homme est un insecte, une petite perruche, et il se prend pour un paon, il se pavane par différents moyens, mais aussi par le langage, par la langue. Et lui, il se considère comme celui qui vient révéler cela… Il ne faut pas oublier que c’est un médecin, un praticien – il se comparait beaucoup à Rabelais parce qu’il disait : comme Rabelais, « j’ai la crudité vraie ». Donc, ce n’est pas qu’il ait peur, qu’il chercherait à se dissimuler la putréfaction à l’œuvre chez les êtres, c’est qu’au contraire il en est parfaitement conscient et entend fermement la révéler. Et pour révéler cette putréfaction verbale, il va falloir abandonner toute vanité, s’attaquer à sa propre vanité, comme un ermite, un ascète. Pour cela, il va user d’une métaphore : il va « recouvrir son Je de merde ». C’est une allusion à la fois à la vulgarité, à l’apparente vulgarité de son style, et à l’idée que son image, l’image qu’on peut avoir de lui, ne l’intéresse pas, au sens narcissique du terme. Il comprend que le narcissisme est une des raisons, des pires raisons, de tous les errements humains. Il a lu Freud, très tôt, très vite, et il conçoit ce genre de choses. Donc, il se conçoit comme étant celui qui « chie », au sens où il fait chier tout le monde, il conchie tout le monde, il emmerde le monde, le monde avec un grand M, et au sens où sa prose est mal vue par les gens qui sont eux-mêmes pétris de vices, de tares, d’imbécillités et de méchancetés. Il ne veut pas faire partie de la bonne société, y compris de la bonne société littéraire. Et l’autre conception qui est tout à fait unique, c’est que pour lui, cette manière de chier, de chier verbalement, sur la langue, contre la langue, ça va en révéler toutes les articulations, toute la fausseté. C’est pour ça que je parle de « défécation acide ». Il y a encore une autre métaphore qu’il utilise : il refusait de se faire filmer et photographier en train d’écrire – n’oublions pas qu’il était célébrissime à partir de Voyage au bout de la nuit, que ça défilait en permanence chez lui, les journalistes, les intervieweurs qui désiraient le filmer, le photographier et l’enregistrer. Or, il refusait d’être photographié ou filmé en train d’écrire, comme on le lui demandait souvent parce que disait-il, on ne photographie pas un homme « sur le trône ». C’est la métaphore qui est intéressante, la métaphore qu’on comprend seulement si on connaît le langage français familier, « être sur son trône », c’est être aux chiottes en train de chier, et en même temps, on est sur un « trône » parce qu’on s’imagine être un roi. On a déjà toute l’ambivalence du rapport à la merde et du rapport à la fécalité de Céline.
Il y a aussi le moteur de l’écriture, c’est toute l’énergie Céline que vous avez bien percée à jour, cette manière de se mettre en transe, de se mettre en mouvement.
Pourquoi est-il si lucide sur la vanité humaine ? En tant que médecin, il sait que l’être humain, c’est une panse de viande, une panse de viande qui passe le plus clair de son temps à bâfrer, à digérer, à péter, à chier… Il décrit la bourgeoisie, ce sont des passages ahurissants de drôlerie, qui se promène le dimanche, après avoir bien gueuletonné, pour évacuer toutes ses flatulences. Donc, pour lui, l’être humain est un être boursouflé de flatulences. C’est métaphorique, mais ce n’est pas faux, quand on est un peu lucide et pessimiste sur les organisations humaines. Ce sont des flatulences verbales, évidemment. Ce sont des choses qui apparaissent dans Bagatelles pour un massacre, son premier pamphlet antisémite. Il va considérer que tout le monde fait des concours de pétomanie, mais qu’il a quand même un grand, grand, grand rival littéraire, qu’il va surnommer « Prout-Proust » ! Pour lui, Proust est le pétomane en chef, celui qui ne mérite pas sa couronne de chieur en chef. C’est ce qu’il explique dans Bagatelles. Si « Prout-Proust » est couronné en tant que péteur en chef – celui qui est dans l’artifice absolu du langage –, c’est parce qu’il est juif. C’est uniquement parce que Proust est juif qu’il est couronné roi de la littérature. Il le dira plus tard, il était jaloux de Proust, il en a voulu à Proust, bien plus tard, après la guerre, quand il reviendra sur Proust, et qu’il en dira beaucoup de bien. Mais pour lui, c’est insupportable. Alors lui va être celui qui pète plus haut, qui chie plus juste. Il dit : « Ne chie pas juste qui veut ». C’est une de ses phrases, c’est-à-dire qu’il va « chier » plus juste que Proust, qu’il va entrer en rivalité absolue avec Proust, son grand collègue, son grand rival au 20e siècle. Tout ça est une des trames et un des thèmes de Bagatelles pour un massacre.
Oui, oui, oui. Céline et son temps, on l’a fait, non ?
Il y a au moins trois époques. L’époque de la Première Guerre mondiale ; après, l’époque des pamphlets, de l’antisémitisme, la Seconde Guerre mondiale et tout ce qui va s’ensuivre, Sigmaringen, etc. ; et ensuite, il y a l’après-guerre. Et à chaque fois, il a une manière différente, il renouvelle sa lucidité face au monde et face à son époque.
Alors donc, on y va avec les pamphlets. Et j’aimerais bien que vous commenciez par ce qui est le plus choquant, c’est-à-dire le comique, les scènes prodigieuses, toutes ces choses que vous y voyez, d’abord. C’est ça qui va vous distinguer des autres. Parce qu’il y en a qui passent par toute une phase où c’est la description de tout ce qui ne va pas. Et ils sauvent toujours les mêmes choses, Leningrad, etc. Vous voyez ce que je veux dire ? On voit l’effet que ça fait sur vous. On voit ce que vous aimez prodigieusement là-dedans. Et puis, ensuite, on va découvrir ce que vous pensez de son antisémitisme. On fait comme ça ?
D’accord, d’accord.
Alors, comment vous les avez découverts, ces pamphlets ? Parce que ce qui est troublant, c’est qu’en fait, il y a le même effet de sidération face à ce texte qu’aux autres.
Oui, sauf que je connaissais déjà bien mieux la pensée et la langue de Céline. J’avais déjà beaucoup lu Céline lorsque j’ai découvert pour la première fois les pamphlets antisémites. Ça a commencé par Bagatelles, dont je connaissais évidemment l’existence, comme tout le monde, mais qui était très difficile à trouver à l’époque. C’était dans les années 90, on ne les trouvait à Paris que dans quelques librairies fascistes. Et il était hors de question pour moi d’aller payer une somme énorme – ça valait quelque 400 francs à l’époque, Bagatelles, il me semble –, pour les donner à une librairie fasciste et antisémite. Donc, je ne les connaissais pas. En revanche, j’avais déjà une bonne connaissance de Céline et des romans accessibles de Céline. Je voulais quand même découvrir ces fameux pamphlets. Je pensais que j’allais m’ennuyer, que j’allais découvrir une partie de Céline ratée, un Céline idéologue, un Céline stupide, un Céline crétin, un Céline bas de gamme, un peu comme on pourrait le dire des passages antisémites chez Voltaire ou chez Diderot. Ça n’aurait pas été la première fois que j’aurais découvert un écrivain qui, tout à coup, manifeste une baisse de régime dans sa virtuosité littéraire dès qu’il se met à fulminer contre les Juifs. C’est donc un peu à cela que je m’attendais. J’ai réussi à obtenir une photocopie de Bagatelles pour un massacre, je l’ai ouverte, et immédiatement, j’ai été extravagamment surpris par le fait que c’était du Céline à l’état pur. Ça ne commence pas du tout par des déclarations antisémites, ça commence, comme toujours chez Céline, par une déclaration de style, un traité de style, son rapport avec les autres écrivains, écrit d’une manière tordante, c’est-à-dire à la fois drôle et puissante et subversive, lorsqu’il parle des autres écrivains qui se prétendent raffinés et qui ne le sont pas. Je dis « tordant » parce que c’est un des mots qui revient tout le temps dans sa correspondance, quand il est jeune. Il parle d’un français qui est tordant, il parle de la langue française, d’un texte en français qui est tordant, c’est un mot qui revient tout le temps. Et c’est très intéressant parce que c’est le mot qui décrit le mieux la manière dont Céline distord la réalité. Et là, c’est pareil. Là, il est en train de distordre une forme de réalité – son rapport aux autres écrivains – c’est comme cela que commence Bagatelles pour un massacre. Et très vite, on sent que, dans cette spirale d’énergie prosodique, il y a un kérosène essentiel qui est l’antisémitisme, la furie antisémite. Cette furie antisémite est tellement intriquée dans sa prose et sa pensée, toujours drôle, toujours tordante du monde, qu’elle en est indissociable. Et donc, si on n’est pas révulsé – parce qu’on en aurait souffert parce qu’on est juif et qu’on a souffert de l’antisémitisme, ou parce qu’on est d’une éthique irréprochable et que le moindre pet de travers intellectuel vous débecte –, on ne peut que hurler de rire. C’est exactement ce qui m’est arrivé. C’est-à-dire que j’ai trouvé ça hilarant. Mais ce sont des choses que lui-même dira plus tard. Il dira que le côté burlesque absolu de Bagatelles le rend absolument pas crédible. Et il a tout à fait raison, et c’est ce que lui reprocheront les vrais antisémites, ce que lui reprochera Gide, ce que lui reprocheront les gens de Je suis partout. À savoir, Bagatelles est un livre trop drôle, trop outrancier de drôlerie et de comique, malgré sa furie antisémite, qui était sincère chez Céline, mais qui restait inextricable de sa génialité rhétorique. Bagatelles est un texte tellement irrécupérable que les antisémites eux-mêmes, les publicistes antisémites, ne l’ont pas admis. Il a eu pourtant un énorme succès de vente. Alors voilà, c’est tout ça que j’ai découvert, une nouvelle révélation en lisant Céline : ce n’étaient pas des textes ennuyeux, c’étaient des textes dans lesquels il y avait une grande portée d’analyse de son époque. De la lâcheté humaine, de la vanité humaine. Ce sont des textes, les trois pamphlets qui se suivent, qui sont très cruels et très sévères pour ses contemporains français non-juifs aussi. Les politiciens, les journalistes, les autres écrivains, les gens du peuple, les gens du monde, sont tous embringués dans ce même chaudron démoniaque qu’il fait bouillir et dont le feu est alimenté par son antisémitisme.
Vous parlez de « shoot à l’antisémitisme » qui produit le délire antisémite. Vous dites que c’est le livre qui met à nu pour la première fois le délire antisémite. C’est ça qu’il faut bien qu’on comprenne.
La grande nouveauté de Bagatelles pour un massacre, ce n’est pas d’être un pamphlet antisémite. Il y a une sous-littérature antisémite depuis des siècles, en France, et pas seulement en France, que Céline connaissait très bien, qu’il avait pillée, qu’il avait pompée, il l’avoue lui-même à un autre sous-littérateur antisémite, pour nourrir cette transe. Il a besoin de se mettre en transe, il a besoin de se mettre dans un état second pour alimenter sa prose et pour sustenter sa sévérité, sa crudité, son regard absolument désabusé et critique de son époque et du monde. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que lui, il a besoin d’une transe prosodique, il est en transe de manière perpétuelle, mais il va utiliser la fièvre antisémite, ou le délire antisémite, quasiment à l’état pur. C’est-à-dire qu’il ne va faire aucun effort, contrairement aux antisémites bon teint, aux antisémites intellectuels, ou même à tous les antisémites de la planète d’ailleurs, il ne va faire aucun effort pour essayer de théoriser et de convaincre son public. L’antisémite classique est un paranoïaque, et il y a tous les traits de la paranoïa antisémite dans le discours de Céline, mais c’est parce qu’il reprend des choses. Ça ne veut pas dire qu’il ne les pensait pas, il les pensait, mais tout ça est fait de manière absolument pas intellectualisée, chez lui. Donc, il pense tout ça, il y croit, mais il le boursoufle en des affirmations qui sont tellement incroyables, hyperboliquement comiques, que plus personne ne peut le prendre en considération. C’est-à-dire que, pour Céline, tout le monde devient juif ! Le pape est juif, Racine est juif, toute la France est enjuivée, comme on disait à l’époque, y compris les gens les moins soupçonnables d’être juifs. Pour lui, tout le monde est juif. C’est un délire si manifestement grossier, qu’il en révèle quelque chose d’essentiel que les antisémites ne peuvent pas eux-mêmes considérer en face, c’est le caractère profondément délirant de tout discours antisémite, à la racine. Il révèle le pot aux roses. Il montre qu’on ne peut pas être un antisémite sans être un grand délirant. Il y a donc un double effet de l’antisémitisme. D’abord, il a besoin de se mettre en transe, et deuxièmement il révèle que l’antisémitisme est foncièrement un délire, et non pas, comme le croient les antisémites, ou comme voudraient le démontrer les antisémites, une réflexion philosophique sur le monde et sur l’influence des Juifs sur le monde. Vous savez que c’était la définition de la paranoïa chez Freud : une « philosophie déformée ». L’antisémitisme est aussi une « philosophie », une forme de philosophie déformée, de très bas niveau, ressassante, ratiocineuse, si j’ose dire. Céline, lui n’est pas dans ce défaut-là. Il a besoin de l’antisémitisme, il a besoin du ressassement antisémite pour déployer sa verve contre ses contemporains. C’est vrai dans Bagatelles, c’est vrai dans L’École des cadavres, c’est vrai dans les Beaux draps. Or, ce que l’on perçoit quand on lit les trois pamphlets à la suite – parce qu’une fois que j’en ai découvert un, j’ai voulu lire les deux autres – c’est que la fureur antisémite va s’apaiser, avec les années qui passent et les textes qui se succèdent, mais que, au contraire, la fureur contre ses contemporains, qu’il appelle les « Aryens » ou les « Français » ou les « Blancs », va devenir de plus en plus explosive. Au point que, après la sortie des Beaux draps, son troisième et dernier pamphlet antisémite, les journaux antisémites, en pleine Occupation, lui en feront le reproche : « Les Juifs n’ont plus la vedette dans les Beaux draps ! ». Lui le considérera comme une évidence, à savoir que c’est terminé, la fièvre est passée, il n’en a plus besoin pour comprendre le monde. Et peut-être, est-il en train de comprendre aussi que les Juifs ne dominent pas tant que ça le monde, puisqu’ils sont en train d’être massivement massacrés. Toute la mince pellicule de rationalité du discours antisémite, à savoir que les Juifs dominent tout, que les Juifs décident de tout, que les Juifs sont partout, s’effondre à partir du moment où l’on comprend que les Juifs sont le peuple le plus persécuté d’Europe à cette époque-là, le peuple le plus faible, le plus fragile d’Europe. C’est contradictoire. Alors, lui va le comprendre. Il le dit, ce sont des choses qu’il dit, qui apparaissent subrepticement, de manière un peu pudique parce que ce n’est pas non plus un grand culpabilisé, il n’a pas passé son temps à dire : « Je me suis trompé, j’ai mal compris les choses ». Mais enfin, il va comprendre à un moment que les Juifs aussi en ont bavé. Du coup, il se comparera aux Juifs, souvent, après-guerre.
Vous avez dit Voyage au bout de la nuit, c’est un livre sur le mal et la mort. Est-ce que les pamphlets font entrer le mal ? C’est plus être sur le mal, c’est carrément l’être ?
Il n’y a pas de différence, de divergence fondamentale entre les pamphlets, entre la teneur des pamphlets, ou plutôt le discours des pamphlets, et les discours des livres précédents et des livres qui suivent. Céline est un pessimiste en fureur. Le fait d’être antisémite, ce n’est pas nouveau pour Céline. Il est antisémite comme énormément de Français de cette époque, et pas seulement de cette époque, par éducation. Ses parents étaient anti-dreyfusards. Il ne faut pas oublier que, à l’époque où Céline écrit les pamphlets, l’antisémitisme n’était pas un crime. C’était une opinion extraordinairement répandue. Par conséquent, l’originalité des pamphlets n’est pas dans leur antisémitisme, contrairement à ce qu’on peut imaginer maintenant. L’originalité des pamphlets est dans le fait que l’antisémitisme s’y manifeste sur un mode bouffon, sur un mode burlesque et sur un mode délirant. Et ça, c’est unique, c’est nouveau. L’antisémitisme, sinon il n’y a que ça, y compris dans la littérature française.
Passons à la caractérisation de l’antisémitisme, selon vous, de Céline. Est-ce qu’il est banal ? Vous l’avez dit, non. Lire les pamphlets quand on est juif. Walter Benjamin les a lus. Il était exilé à Paris à ce moment-là. Hannah Arendt les a lus aussi. Elle en a fait une lecture particulière. Et à un moment donné, Stéphane Zagdanski, vous êtes juif, vous lisez ça, et le fait d’être juif va vous permettre de comprendre ce que Céline reproche aux Juifs, à savoir d’être dans la langue. C’est ça que j’ai compris. Est-ce que je vous ai bien compris ? Il faut que vous disiez aussi, c’est important, que vos parents ne peuvent peut-être pas lire les pamphlets. C’est ce que vous disiez. Si je peux les lire, c’est parce que je suis arrivé à un moment particulier de l’histoire. Et si je les lis comme je les lis, c’est aussi parce que je suis de culture juive ?
Oui, oui, c’est ça. C’est le rapport à la pensée juive qui m’a permis de bien comprendre les pamphlets. On n’a pas à forcer qui que ce soit à lire Céline, ni à lire les pamphlets de Céline, et surtout pas à demander à quelqu’un qui a souffert de l’antisémitisme – c’est le cas de la génération qui m’a précédé, mes parents, mes grands-parents – de s’énamourer, de lire et d’étudier universitairement les pamphlets de Céline. Ça n’a aucun sens, c’est ridicule. Moi, je suis né après-guerre, en 1963, je suis d’après la Catastrophe, et j’ai porté sur le texte de Céline, la littérature de Céline, et le génie Céline, un regard profondément juif, en ce qui me concerne, car nourri de mystique et de pensée juive. La pensée juive considère que c’est le texte qui doit juger le texte, et non pas l’homme, ou la biographie de l’homme, qui juge le texte. C’est une pensée, la mystique juive, qui est pré-proustienne, au sens où elle ne tient pas en considération autre chose que le texte, et autre chose que la manière dont s’organise la parole, pour juger du monde, pour comprendre le monde, pour décrire la Création. Ça, c’est très important parce que c’est ce qui m’a permis d’envisager la littérature, toute grande littérature, mais aussi la littérature de Céline, et aussi, à l’intérieur de la littérature de Céline, les pamphlets de Céline, d’une manière très différente de celle de mes contemporains. Je suis nourri par la grande mystique juive, et il y a dans la grande mystique juive une partie qui s’appelle la Kabbale lourianique, dans laquelle on considère que le Mal est intriqué dans la création du monde. C’est ce qu’on appelle des écorces. Le Mal et le Bien, il n’y a pas de manichéisme possible, sont intriqués l’un dans l’autre, pour des raisons qui tiennent à la mythologie de la mystique juive, le processus divin de création du monde. Et cette imbrication extrême d’écorces, de déchets, de scories, et de luminosité, de sainteté, c’est quelque chose de très puissamment pensé dans le judaïsme. Lorsque j’ai lu les pamphlets, j’aimais déjà beaucoup Céline. J’avais lu déjà pas mal de grosses inepties sur Céline, pour le défendre ou pour l’attaquer, c’était la même chose, et je n’étais pas satisfait de ce qui s’écrivait sur Céline. C’est pour ça que j’ai décidé à l’époque d’écrire mon essai sur Céline. Mon idée, c’était qu’il fallait faire opérer à cette littérature, par mon commentaire – qui est un acte spécifiquement juif, l’herméneutique, le commentaire du texte –, ce que l’on appelle le tiqoun, la réparation de Céline. C’est-à-dire nettoyer la sainteté – ce sont des métaphores évidemment mystiques, mais pour moi, elles étaient très prégnantes – la sainteté du génie célinien, des écorces dans lesquelles elle se dissimulait. Et les écorces, c’était en l’occurrence son discours antisémite. Si vous voulez, je me sentais une sorte de mission chevaleresque, comparable à la mission dont lui se sentait investi lorsqu’il soignait les pauvres. Je voulais soigner, pas soigner Céline de son antisémitisme, mais réparer le tort que Céline s’était fait à lui-même et à sa propre génialité en sombrant dans l’antisémitisme. C’est comme ça que j’ai abordé les pamphlets.
C’est très beau. Venons-en au fond. Ce qui emmerde le plus Céline, c’est pas que les Juifs soient partout, mais qu’ils soient surtout dans la langue, et ce qu’ils font à la langue. La vraie concurrence, c’est ça. Vous appuyez sur la lettre à Combelle en 1943. En fait, c’est une affaire de langue, son problème avec les Juifs.
Oui, comme quoi il a bien compris que le judaïsme était la religion du Verbe et du Livre, c’est évident. Il y a une chose que Céline sait d’emblée, même s’il ne le dit pas toujours comme ça, c’est que les Juifs sont le peuple du Livre, le peuple de la Parole, le peuple du Verbe, et que c’est pour eux beaucoup plus important que toute la réalité du monde. C’est quelque chose qui est très gênant pour lui, et ça va l’amener à un certain paradoxe, en particulier dans Bagatelles, et dans la manière dont il va parler de Proust. D’une part, lui se conçoit comme celui qui doit détruire, attaquer et pulvériser le verbe, le verbe au sens de la gangue verbale qui cimente la société et qui n’est faite que de mensonges. Et d’autre part, la manière dont il décrit ce que les Juifs font à la langue. Alors, c’est très paradoxal parce qu’il va dire que les Juifs utilisent la langue pour dominer le monde, et en même temps qu’ils utilisent la langue pour souiller le monde, et pour souiller la littérature. Et pour lui, l’exemple suprême c’est Proust. Mais avant Proust, c’est Racine, c’est-à-dire un langage mort, c’est comme ça que Céline le décrit et le comprend. C’est pour ça que Céline a besoin de considérer que Racine est juif. Il prend le prétexte que Racine a fait des grandes tragédies qui utilisent et mettent en scène des personnages bibliques. Mais il a besoin de considérer que ce sont les Juifs qui, tout à fait paradoxalement, sont responsables de la mise à mort en latin, de la mise en tombeau du français. Et en même temps, ce sont ceux qui attaquent le plus la tradition, la langue, l’aryanité de la langue, donc il est complètement ambivalent et paradoxal, et ça l’amène très vite à se mettre en situation de rivalité avec les Juifs. C’est-à-dire qu’il n’y en a qu’un qui a le droit d’attaquer la langue, c’est lui, et pas Proust, par exemple. Et lorsqu’il décrit le style de Proust dans une lettre célèbre à Lucien Combelle, en 1943, il le décrit comme un massacreur d’élite nobiliaire, quelqu’un qui, par son style, qu’il va qualifier de « talmudique », va immédiatement enrober d’une forme d’acide révélateur tous les domaines de la société qu’il parcourt. Là, je parle de Proust tel que le décrit Céline.
La chenille…
Voilà, la « chenille », la métaphore qu’il trouve. Il décrit Proust comme une chenille, et c’est une chenille talmudique. Cette métaphore, elle lui vient de Napoléon. C’est Napoléon, déjà, qui avait dû lire des extraits du Talmud mal traduits par des propagandistes antisémites, qui disait que c’est absolument indigeste, on dirait une chenille qui détruit tout, qui répand son suc acide, son sillage acide sur toutes les plantes, et qui veut tout détruire. Céline reprend cette métaphore et l’applique à Proust. Et il va s’énerver, ou s’agacer, ou s’enfurier contre Proust parce que Proust lui pique sa place. C’est lui, Céline, celui qui doit « chier » sur le pseudo-élitisme académique, si vous voulez, pour parler en termes de société littéraire, pas Proust. Alors c’est très net dans Bagatelles pour un massacre. On le voit immédiatement entrer en rivalité avec Proust, sur un mode toujours drôle, toujours comique, toujours virtuose, verbalement parlant, et donc jamais ennuyeux. C’est aussi le cas dans la lettre envoyée à Lucien Combelle, le 12 février 1943, où il compare Proust au Talmud. C’est très intéressant. C’est très intéressant parce qu’il ne faut pas oublier que Céline se conçoit lui-même comme celui qui va radiographier le monde par sa défécation acide. On prend la métaphore de Céline, on la met dans un coin de son esprit, et on écoute la manière dont il décrit Proust :
Il est beaucoup ergoté autour de Proust. Ce style ?… Cette bizarre construction ?… D’où, qui, que, quoi ? Oh c’est très simple ! Talmudique ! Le Talmud est à peu près bâti, conçu comme les romans de Proust, tortueux, arabescoïde, mozaïque désordonnée – le genre sans queue ni tête. Par quel bout les prendre ? Mais au fond infiniment tendancieux, passionnément, acharnément. Du travail de chenille. Cela passe, revient, retourne, repart, n’oublie rien, incohérent en apparence, pour nous qui ne sommes pas juifs, mais de « style » pour les initiés ! La chenille laisse ainsi derrière elle tel Proust une sorte de tulle, de vernis irisé, impeccable, capte, étouffe, réduit, empoisonne tout ce qu’elle touche et bave, rose ou étron. Poésie proustienne. Quant au fond de l’œuvre proustienne : conforme au style, aux origines, au sémitisme ! désignation, enrobage des élites pourries, nobiliaires, mondaines, inverties, etc… en vue de leur massacre. Épuration. La chenille passe dessus, bave, les irise. Le tank et la mitraillette font le reste. Proust a accompli sa tâche, talmudique. (Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, p. 720)
C’est un texte très intéressant parce qu’on y voit pointer l’antisémitisme : les Juifs détruisent tout, les Juifs sont les grands massacreurs de la société française, et en même temps, il décrit les choses d’une manière qui ne peut pas ne pas faire envisager la manière dont lui-même attaque la société française et vitupère l’organisation de la société. On perçoit que lui-même, en le comprenant et sans le comprendre, se place immédiatement en rivalité avec Proust.
Alors, venons-en à la polémique. Est-ce que vous êtes pour ou contre la réédition des pamphlets ? Et pourquoi ? Pourquoi vous, vous séparez l’homme de l’œuvre ? Il y a beaucoup de gens qui disent qu’il ne faut pas les éditer parce que le pamphlétaire et le romancier, ce n’est pas la même chose. Il y en a d’autres qui disent qu’il faut les publier parce qu’un homme c’est son œuvre, etc. Alors que vous, vous êtes complètement dans un autre esprit.
Oui, je vais être très franc…
Et puis aussi, qu’est-ce que vous pensez du fait qu’il y a quand même l’édition canadienne avec ce titre Écrits polémiques ? Qu’est-ce que vous pensez de tout ça ?
Il y a eu un projet, torpillé dans l’œuf en France, de rééditer les pamphlets de Céline. Tout le monde s’est prononcé sur cette question et je dois dire que, en ce qui me concerne, ça m’est parfaitement indifférent. Pour une raison très simple, c’est que d’abord, moi, les pamphlets, je les connais, je les ai lus, je les ai étudiés, j’ai écrit dessus, et je n’en ai strictement rien à faire que d’autres les découvrent ou pas. Je suis d’un pessimisme absolu, comme Céline – c’est pour ça que j’aime Céline. Je ne crois pas que les pamphlets, s’ils étaient publiés, feraient un antisémite de plus sur la planète. Il y en a déjà beaucoup, qui n’ont pas besoin des pamphlets de Céline pour être antisémites. Ni que ça guérirait qui que ce soit de son antisémitisme. Et ni que ça servirait les jeunes générations ou les universitaires ou les journalistes à comprendre l’antisémitisme. Je n’y crois absolument pas. Donc ça m’est parfaitement indifférent. Vous savez que c’est Céline qui a interdit la republication des pamphlets antisémites. Ce n’est pas un hasard. Il avait compris que c’était terminé, que c’était anachronique. Donc, il ne voulait pas les republier. Il aurait très bien pu le faire. Il a interdit leur republication. Si on devait vraiment les publier, je pense qu’il ne faut pas les séparer du reste de l’œuvre. Il faut un outillage critique extrêmement aigu. Pas du tout moralisateur, mais très au fait de la manière dont l’antisémitisme était répandu à l’époque des pamphlets, de la manière dont l’antisémitisme a joué dans la biographie de Céline et dans la chronologie de Céline. Il y a des très bons universitaires d’ailleurs, français ou américains, Alice Yeager Kaplan (Relevé des sources et citations dans Bagatelles pour un massacre, 1987) étant une des plus compétentes, qui pourraient très bien rédiger les notes d’explication et d’explicitation des pamphlets. Il faudrait les publier en Pléiade, selon moi, c’est-à-dire dans le cours de l’œuvre, comme la correspondance, comme les romans. Parce qu’ils font partie de l’œuvre célinienne intégralement. Il ne faut pas les dissocier. La manière dont les Canadiens, par exemple, ont publié ça sous le titre d’Écrits polémiques, c’est ridicule. Tout est écrit polémique chez Céline. N’importe quelle phrase de Céline, la plus légère, la plus indifférente au monde, est un écrit polémique. C’est le propre de son génie d’être polémique. Sa génialité s’exprime comme ça. Donc tout est écrit polémique. En revanche, il faut des notes qui permettent de comprendre le contexte de l’antisémitisme, et surtout le rapport de Céline à la sous-littérature antisémite. C’est-à-dire de comprendre – pour ceux qui ont envie de comprendre, à mon avis, il n’y a pas grand monde – comment fonctionne l’antisémitisme, et en quoi les pamphlets de Céline, dans leur antisémitisme, dans la partie antisémite, n’inventent rien. Il a pompé toute une sous-littérature antisémite, et il s’est servi dans cette littérature. Il le dit, il l’avoue. Ce qui l’intéressait, ce n’était pas de faire du nouveau. Il le dit lui-même, on n’a rien de nouveau à dire là-dessus. C’était vraiment un enjeu entre lui et lui, entre sa prose et lui, de se shooter à cet antisémitisme-là. Donc, il n’y a rien de nouveau dans l’antisémitisme de Céline, il n’y a rien de profondément plus scandaleux que n’importe quel autre ouvrage antisémite, depuis bien avant, depuis le 18e, 19e siècle, depuis Toussenel, depuis Proudhon, depuis même Sur la question juive de Marx. C’est ce qu’il faudrait bien expliquer si on devait faire des notes ou une notice sur les pamphlets. Rééditer en Pléiade, sinon rien, et le rien me va aussi bien. Ça m’est parfaitement indifférent.
Annie Ernaux pense qu’un appareil critique ne peut rien contre ce qu’elle appelle la « séduction horrifiée ». Qu’il n’y a pas de mur de mots possible contre la dangerosité de ça. En gros, le consensus c’est : on publie les pamphlets, mais comme Mein Kampf, c’est-à-dire qu’on enfermerait la dangerosité de tout ça dans un appareil de mots, de critique. Ernaux n’y croit pas. Elle ne croit pas à la possibilité que des mots organisés en discours critique puissent faire muraille contre la séduction.
Tout le monde s’est exprimé sur cette question des pamphlets. Annie Ernaux, par exemple, considère qu’ils ont une force nocive, ce qu’elle appelle une « séduction horrifiée », qu’aucun appareil critique ne pourrait empêcher. Je suis profondément en désaccord avec ça. C’est ne pas connaître l’histoire de l’antisémitisme et l’histoire de la sous-littérature antisémite en France, mais aussi dans le monde, que de penser comme cela. L’antisémitisme, je l’ai dit, et on le comprend quand on lit Céline, enfin, si on ne l’a pas compris, si on ne le sait pas d’avance, on le voit de manière évidente, c’est un délire. C’est pas une opinion qui vient tout à coup vous séduire, vous amuser, vous convertir, vous expliquer les choses. Si vous n’êtes pas susceptible d’entrer dans le délire, vous n’y entrerez jamais. Si vous êtes susceptible d’entrer dans ce délire-là, comme dans d’autres délires, le délire du militantisme, le délire de l’académisme, toutes les sortes de délires, toutes les formes que peut prendre la paranoïa parce que c’est une paranoïa profonde, c’est une paranoïa civilisationnelle, l’antisémitisme. C’est ça qu’il faut concevoir. Donc le discours antisémite, que ce soit celui de Céline ou de qui que ce soit, ne convaincra personne qui n’est pas convaincu d’avance. Et être convaincu d’avance, c’est par exemple avoir eu une éducation profondément antisémite, ou simplement une éducation dans laquelle on n’a pas eu les armes pour lutter contre les clichés de l’antisémitisme. C’est vrai d’un tas de personnes. C’est par exemple vrai dans le cas de Heidegger, qui est un peu comparable, mutatis mutandis, avec celui de Céline. C’est-à-dire quelqu’un qui a été élevé dans un milieu normalement antisémite – l’Allemagne du début du 20e siècle, même chose pour Céline, c’est la France du début du 20e siècle et de la fin du 19e siècle, la France anti-dreyfusarde – et qui n’a aucune arme pour comprendre que ce qu’on lui enseigne sur les Juifs n’est pas la réalité. Donc, Céline ne va faire jouir personne qui ne sera pas déjà prête à être profondément séduite par le discours antisémite. Ça ne peut que précéder la lecture de Céline. Et l’appareil critique ne sert à rien, mais il ne sert à rien parce que l’antisémitisme lui-même ne sert à rien, le texte antisémite lui-même ne sert à rien, il ne va pas provoquer de délire antisémite si on n’est pas déjà profondément sujet à ce délire-là. L’antisémitisme, ce n’est pas une opinion anodine, en Europe, ou par ailleurs dans les pays musulmans où il y a aussi un antisémitisme très prégnant. Dans la construction de la civilisation occidentale chrétienne, catholique puis protestante, ou musulmane d’autre part, soit les trois grandes civilisations qui sont nées du judaïsme, du Livre, l’antisémitisme a une fonction psychologique structurale. Céline le disait quand il était un peu dégrisé, il disait les Juifs sont nos pères et on maudit toujours ses pères, on finit toujours par maudire ses pères. Si on ne comprend pas comment se sont ancrées dans la construction de la civilisation occidentale, et musulmane aussi, les civilisations qui sont nées du Livre, qui sont nées des Livres, on ne comprend rien à l’antisémitisme et on ne comprend pas comment cette fièvre peut s’emparer d’un être. Lire Céline ne rajoutera strictement rien à cela, ni de le publier, ni de ne pas le publier d’ailleurs. De toute façon, n’importe qui peut trouver les pamphlets en accès libre sur Internet.
Ce qui serait bien c’est que vous expliquiez qu’il est passé « de l’antisémitisme à l’anticélinisme », ça c’est intéressant. Vous dites que ce n’était pas un type à faire son mea culpa. Le Céline d’après la Shoah ne vous choque pas ?
Non, bien sûr. Après-guerre, Céline connaît quelques désagréments, comme il le note lui-même. Il est poursuivi pour être jugé, il s’enfuit, d’abord à Sigmaringen avec les collaborateurs, et ensuite au Danemark où il sera emprisonné un an et demi. De même que la question morale n’a aucun intérêt pour un écrivain, la question de la manière dont la société doit se venger d’un écrivain, d’un intellectuel, de quelqu’un qui n’a tué personne, qui n’a fait aucun mal physiquement, n’est pas pertinente, pour moi, en tant qu’écrivain. D’abord, il a fait de la prison, donc il a payé son crime qui était un crime de propagande intellectuelle, c’est comme ça que ça se définissait à l’époque. Et la manière dont lui va interpréter sa « culpabilité », et son rapport au reste des Français, est beaucoup plus intéressante que de savoir si on aurait dû le juger plus sévèrement ou moins sévèrement, si on aurait dû le fusiller, ou pas, pour ses pamphlets antisémites.
Pour vous, il n’est pas coupable ?
Ça ne signifie pas qu’il n’est pas coupable. Ça signifie que la culpabilité ou l’innocence n’entrent pas en jeu dans la manière dont j’envisage un écrivain. Je ne suis pas procureur. Un écrivain qui lit un autre écrivain et qui l’étudie ne se met pas en position de procureur. Sinon, il ne le lit pas. Ce serait pareil si je lisais un écrivain qui a vécu sous Louis XIV et qui aurait participé aux massacres de protestants liés à la révocation de l’Édit de Nantes. Si c’est un écrivain génial, ça ne change rien pour moi. Là, c’est pareil. Il n’y a pas à juger Céline plus sévèrement ou moins sévèrement qu’il ne l’a été. Et surtout, ce que lui a très bien compris, c’est que si on juge Céline aussi sévèrement aujourd’hui, au 20e et au 21e siècles, c’est parce qu’on a intérêt à dissimuler – toujours selon l’idée que le langage est de la propagande qui recouvre la pourriture humaine – on a intérêt à maquiller ce que fut cette époque, la manière extraordinairement perverse dont l’ensemble des Européens se sont comportés à l’égard des Juifs à cette époque. Mes parents, mes grands-parents l’ont vécue directement. Toute mon histoire familiale me l’a décrite et expliquée, me l’a fait vivre par procuration beaucoup mieux que tous les livres d’histoire. Ça c’est très important. C’est pour cela que, personnellement, je ne fais pas partie des gens qui courent après Céline pour le faire condamner parce que je sais ce qu’était la réalité minable de cette époque-là. Par mon histoire familiale, par les récits familiaux. Et je sais que s’il faut condamner Céline, alors il faut condamner tout le monde. Tous les autres écrivains antisémites de cette époque. Il y en a beaucoup, donc il ne reste plus rien. Il n’y a pas beaucoup d’écrivains philosémites pendant la Seconde Guerre mondiale. Il faut condamner Sartre pour sa lâcheté d’être allé à la Kommandantur chercher du papier, pour avoir fait représenter ses pièces dans des salles de théâtre comblées d’officiers nazis. Il faut faire condamner Camus pour avoir osé abjectement accepter, lorsque la Gestapo le lui a ordonné, de supprimer le chapitre de L’Homme révolté sur Kafka parce qu’il est juif. Vous voyez, toutes ces petites compromissions de l’ensemble des écrivains et des intellectuels français pendant la Seconde Guerre mondiale, sont tout aussi abjectes, tout aussi dégoûtantes. Donc voilà, le procès Céline, ça ne me concerne pas, ça ne m’intéresse pas. Je ne suis pas procureur et je ne fais pas de procès. Soit on fait un procès au monde, et dans ce cas là, on est Céline et on le fait génialement, et on dit que c’est le monde entier et l’humanité entière qui est condamnable, et qui est lourde, qui est à périr d’ennui et de vanité et de bavasserie et d’imbécillité et de crétinerie et de sadisme et de narcissisme, ce qu’on voit qu’elle est toujours aujourd’hui… Soit on ne condamne personne. Autant y aller dans les grandes envergures, si on doit faire des condamnations.
Alors très vite, est-ce que vous pouvez nous parler de la lettre à Canavaggia en 47 sur « l’anticélinisme » ?
Il y a quelque chose qui est très intéressant, lorsque Céline envisage la manière dont il est poursuivi par l’ensemble de la presse, et par une bonne partie des intellectuels et des écrivains de son époque pour le faire rapatrier et juger en France. Il comprend qu’il est en position de bouc émissaire. Qu’il va payer, ou qu’on voudrait qu’il payât pour l’ensemble des collaborateurs et de tous ceux qui n’ont pas été fusillés ou qui n’ont pas succombé pendant la guerre. Il comprend très vite que, tout à coup, il se retrouve en position de victime absolue. C’est-à-dire qu’il va transformer sa culpabilité éthique en une position de victime de la jalousie, de la méchanceté, de la bêtise de l’ensemble de ses confrères, écrivains ratés. C’est comme ça qu’il le décrit. C’est très intéressant parce qu’il comprend en même temps que l’antisémitisme était une erreur, ça se dégonfle complètement, il comprend que ça ne sert « que la police », que c’est idiot, que c’est bête… Il le dit à ses correspondants, il le répète, il l’explique. Ça ne signifie pas que lui-même n’est plus antisémite, ça signifie que le discours antisémite n’est plus valable pour lui. Il est devenu « anachronique », premièrement. Deuxièmement, il va comprendre qu’à partir du moment où lui est un écrivain génial – ça n’a pas changé, ce n’est pas parce qu’il a fait des pamphlets antisémites que son génie a disparu – il subit la même jalousie qu’après Voyage au bout de la nuit. Il le redira tout le temps : ce n’est pas pour les pamphlets qu’on me poursuit, c’est pour Voyage, c’est parce que j’ai fait effraction et que j’ai détruit la baraque de la littérature française et de son imposture. Et troisièmement, il va se retrouver une forme, si vous voulez, non pas de philosémitisme, mais une nouvelle manière d’envisager la question juive – qui quand même le taraude – en se mettant tout à coup à côté des Juifs, dans la position de celui que tout le monde hait et voudrait faire disparaître ! Et c’est là qu’il va avoir, dans sa lettre à Marie Canavaggia, sa secrétaire, cette formule extraordinaire… Ce qu’il y a à comprendre ensemble, c’est l’antisémitisme et l’anticélinisme, qui sont aussi bêtes l’un que l’autre.
Cette manière d’inverser la culpabilité en innocence, ça ne vous débecte pas ?
Non (rire), je vous l’ai dit, je ne suis pas dans la position d’un procureur. Non, ça ne me débecte pas. Il faut comprendre Céline comme un phénomène. Un grand écrivain, un grand artiste, un grand peintre, un grand musicien, c’est un phénomène humain, c’est un miracle à l’échelle de l’humanité. Quelqu’un à qui les lois habituelles et usuelles de compréhension des cerveaux et des psychologies humaines ne s’appliquent plus. Alors, juger Céline sur le mode simplement moralisateur, c’est être complètement à côté de la plaque parce qu’on ne juge plus Céline, on juge un homme, un antisémite. Dans ce cas là, en effet, on peut tenir tout un discours et expliquer pourquoi on est débecté par l’antisémitisme, par les antisémites, etc., et il n’y a pas raison de ne pas l’être. Mais on est dans un autre discours. On n’est pas dans la compréhension de Céline, de l’homme Céline et de l’écrivain Céline. Lorsqu’on évalue un écrivain, un grand écrivain, on doit considérer – c’est le point de vue juif que j’adopte, qui est le mien – que d’une part ce sont ses textes qui permettent de comprendre sa texture, si vous préférez, ce sont ses textes qui permettent de comprendre la texture de son âme, et rien d’autre. Ça c’est proustien – ce n’est pas un hasard si Proust était juif aussi. L’homme social, y compris dans ses errements les plus criminels, n’a rien à voir avec l’écrivain. Et d’autre part, cela consiste à comprendre qu’il n’y a pas d’avant ni d’après dans la génialité d’un écrivain, dans la manière dont les textes se succèdent. C’est une phrase de la mystique juive qui dit qu’ « il n’y a pas d’avant ni d’après dans la Torah ». Pour interpréter, pour commenter le texte de la Torah, on n’a pas besoin de savoir que tel verset précède tel autre verset. Et l’on n’a plus à respecter du tout la chronologie biographique d’un être humain. Donc, on peut très bien comprendre la manière dont fonctionne l’antisémitisme de Céline en utilisant ses déclarations d’après sa période antisémite, d’avant sa période antisémite, de pendant sa période antisémite, dans ses textes à lui. C’est la seule chose qui doit permettre de traverser cet antisémitisme-là. Si on ne le comprend pas, si on reste hébété par le jugement moralisateur, on n’a pas fait de progrès et l’on est susceptible un jour ou l’autre d’être soi-même converti, par une conversion maniaque, à l’antisémitisme. Soit on pense, soit on ne pense pas les choses. Les juger, ce n’est pas les penser.
Vous aimez les Entretiens avec le professeur Y ? Un autre écrivain, qui est Yves Pagès, les aime, il rigole, mais il me dit que c’est le comble de la mauvaise foi. Vous, vous les lisez comment, ces Entretiens ?
Les Entretiens avec le professeur Y sont très intéressants parce que c’est son grand retour sur la scène littéraire, avec succès, après son retour en France. Quand je dis que c’est son grand retour, c’est parce qu’il explique dans ce texte que Gaston Gallimard lui a commandé un texte parce que ses livres ne se vendent pas. Il est toujours un peu maudit, il ne sera pas jugé, il ne sera pas condamné, il ne sera pas emprisonné en France, mais enfin, il est un peu maudit, il n’est pas bien vu. Céline va répondre à cette accusation de Gallimard, qu’il décrit dans le texte – c’est ça qui est très drôle, il explique tout dans le texte des Entretiens avec le professeur Y –, avec une verve et une cruauté comiques, et un génie absolu. C’est un petit livre, c’est quasiment le livre par lequel je conseillerais de commencer la lecture de Céline, à qui que ce soit. Ça va être un faux entretien, évidemment, avec un universitaire qui ne rêve que d’une chose, c’est d’avoir son propre livre publié chez Gallimard, et d’obtenir le Goncourt. Et c’est un livre absolument hilarant parce qu’il va transformer les accusations qu’on lui fait, non plus maintenant d’être un méchant Céline, mais d’être un Céline qui ne vend pas de livres, et qui n’aide pas Gallimard. Il appelait quand même Gaston Gallimard – le grand-père d’Antoine Gallimard – il l’appelait « vieux coffre-fort qui fait blabla ». C’est comme ça qu’il lui écrivait dans les lettres. Il avait avec Gallimard un rapport d’impertinence comique irrésistible. Ce qui apparaît dans les Entretiens avec le professeur Y. Et ça va être une déclaration de guerre contre tous ses contemporains, contre tout le petit monde de la littérature de son temps, et contre la société de son temps. Ce sont les prémices, déjà, de sa grande critique de la société moderne des années 50 et 60. C’est faramineusement drôle, et puissant, et intelligent. On dirait du Philip Roth avant la lettre. Je comprends que Philip Roth adorait Céline parce que c’est vraiment extravagant. Ça n’existe pas ailleurs dans la langue française et dans la littérature française, ce genre de puissance comique, prosodique et d’intelligence des choses. Parce que, évidemment, tout ce qu’il dit est absolument vrai, d’un point de vue de la psychologie de l’écrivaillon médiocre qu’est le professeur Y…
Alors qu’est-ce que ça dit de ce que veut être Céline ? Il s’agit quand même de savoir qu’est-ce qu’un écrivain ?
Pourquoi c’est un livre prodigieusement drôle, les Entretiens avec le professeur Y ? Parce que, évidemment, Céline sait qu’il est le grand écrivain, maintenant que tous les autres sont morts, que la guerre est finie, et que les problèmes politiques sont en train de se résoudre. Les problèmes, je veux dire les connivences des uns et des autres avec les différents partis politiques. Il sait très bien, c’est quelque chose dont il n’a jamais douté depuis Voyage, qu’il est le plus grand écrivain de langue française vivant. Il le sait, il le dit, il l’écrit et il a raison. Alors ça signifie qu’il joue comme un chat avec une souris avec le professeur Y, d’une manière très drôle. À un moment le professeur Y a envie de pisser, alors le personnage qui joue Céline dans le dialogue, il fait « pssssss psssss » pour lui donner envie encore plus de pisser, pour le mettre encore plus mal à l’aise. Il y a des choses, comme ça, de l’ordre du comique rabelaisien. Il se sentait très proche de Rabelais, d’où le rapport à la merde aussi, le rapport à la pisse, la « crudité juste » comme il disait parce que Rabelais était médecin comme lui. Là c’est pareil, il dissèque l’âme humaine, il dissèque la vanité humaine, mais il applique son microscope si vous voulez ou son scalpel sur la vanité des gens de lettres. Et c’est très très drôle, comme ses Lettres à la NRF, c’est d’une drôlerie absolue. Et il ne peut dire cela, et être drôle et être vrai que parce qu’il est qui il est, à savoir le grand Céline. Il y a un portrait hilarant, dans les Entretiens, de Mauriac en mante religieuse. C’est très drôle, c’est très dur, très méchant et c’est d’une grande drôlerie.
Alors qu’est-ce que ça vous a fait d’entendre la voix de Céline, de l’entendre lui parler, et de le voir ? Puisqu’il a surgi aussi dans le paysage télévisuel ?
Après avoir lu Céline, après avoir découvert la littérature de Céline, je le connaissais par quelques photos, mais je ne connaissais pas encore les émissions télé qu’il avait faites, qu’on peut trouver maintenant très facilement sur Internet. À l’époque, il fallait s’échanger des cassettes de magnétoscope pour découvrir ça, de manière éberluée parce que c’était des vieilles émissions auxquelles plus personne n’accédait. Comme à chaque fois que je vois un corps d’écrivain que j’aime, à l’image, ça a été un grand enseignement, et un grand plaisir. Je veux dire par là que, de même qu’un grand écrivain, un écrivain de génie, n’est pas n’importe quel cerveau, n’est pas n’importe quelle psychologie, n’est pas n’importe quelle âme, n’est pas n’importe quel esprit, ce n’est pas non plus n’importe quel corps. C’est un corps très singulier, le corps de Céline, la bouille de Céline, la face de Céline, c’est quelque chose, c’est une leçon qu’on comprend aussi en lisant Proust, à savoir que le physique des gens… On critique toujours les gens qui attaquent d’autres personnes sur leur physique, mais là il ne s’agit pas « d’attaquer », il s’agit de comprendre que le physique d’un être humain est en corrélation directe avec son âme, avec son intériorité. C’est vrai dans le mal, c’est vrai pour les gens qui sont méprisables, et c’est vrai dans le bien, enfin dans le bien au sens artistique du terme, c’est vrai aussi pour les grandioses. Alors on entend tout ça…
Vous décririez comment, c’est quoi le corps de Céline ?
Le corps de Céline, c’est un corps profondément, intimement enfantin, avec une grande hilarité, mais enfantine, innocente intérieure, qui est délabré à l’extérieur, et qui utilise ce délabrement – exactement comme, dans la mystique juive, les kelipoth, à savoir les « écorces », recouvrent et protègent et dissimulent les étincelles de sainteté. Eh bien, son corps est une sorte de coquille, d’écorce, de boue presque, et il travaillait cet aspect méprisable et misérable de son apparence, servant à recouvrir sa lumière intérieure. L’inverse du « blabla », en somme. C’est très visible, c’est très manifeste lorsqu’on le voit et lorsqu’on l’écoute. Et c’est très intéressant parce qu’il explique à ceux qui l’enregistrent, à ceux qui le filment, dans les derniers reportages télévisés, que la technique de la caméra, des microphones – de toutes les machines dont il explique à quel point elles sont profondément frigides, c’est une de ses grandes trouvailles – ne peuvent pas capter cela. Elles ne peuvent pas capter l’intériorité géniale d’un écrivain tel que Céline, ou de n’importe qui. C’est au moment où l’on voit apparaître son corps, le corps de Céline, à la télé, pour les gens qui le regardaient à la télé en direct, et pour moi qui l’ai découvert bien plus tard par des enregistrements, le moment dans l’histoire où apparaît son corps, c’est le moment aussi où il va critiquer le plus, et être le plus acerbe et le plus lucide sur ce qu’est en train de faire la technique au monde, aux hommes et aux corps des hommes.
Vous en faites un visionnaire, un anticipateur de la « société du spectacle »…
Oui. C’est assez patent lorsqu’on lit ses derniers entretiens, et lorsqu’on le regarde, lorsqu’on l’entend. Sa voix aussi est tout à fait singulière. Elle m’évoque un vers de Mallarmé convoquant « viole et clavecin ». Elle n’est pas du tout éraillée, comme celle de Mauriac, pas du tout pointue, elle est à la fois ferme et vibratoire, vibratile. Et donc on pense immédiatement à des instruments de musique du 17e ou du 18e siècle quand on l’écoute. Ça c’est très important. Le timbre de voix d’un écrivain, évidemment, en dit beaucoup sur son intériorité. La manière dont il envisage la société des années 50 et 60, elle est conforme à la manière dont il a commencé d’envisager la société et le monde dans les années 14-18. Il voit l’immense recouvrement de tout par la propagande. Sauf que la propagande a changé de nom, elle s’est métamorphosée, mais ça reste la même propagande mensongère. Ce n’est plus la propagande guerrière et militariste des années précédant la Première Guerre mondiale. Ce n’est plus la propagande stalinienne ou fasciste, ou capitaliste des années de la Seconde Guerre mondiale. C’est la propagande de la publicité. Et là il est extraordinairement précurseur de la façon dont Guy Debord va analyser la société moderne. Il est évident que Debord a lu Céline, et qu’il a été en partie influencé, en tout cas qu’il s’est nourri de Céline. Ce que je veux dire par-là, c’est que Céline, avec quelques très rares esprits de son temps, comprend que le monde ne se sépare pas, contrairement à ce que clame la propagande des discours militants, entre deux blocs, entre le Communisme et l’Europe de l’Ouest. Ce que tout le monde pensait, ce que tout le monde envisageait dans les années 50 et 60. Il comprend qu’il y a quelque chose de beaucoup plus transversal, c’est la manière dont la société de consommation se vend à tous les individus, et les abrutit, et les étouffe, et les bâillonne, uniquement pour leur refourguer des objets dont ils n’ont pas besoin. Il y a des machines qui ne servent à rien. Il y a tout un discours sur le machinisme et contre le machinisme, et contre le progrès technique moderne chez Céline, qui vient de très loin, qui apparaît déjà même dans Voyage au bout de la nuit. Il comprend que le progrès technique d’après-guerre, le progrès de la prospérité, c’est le même progrès technique de la guerre qui a fait tant de millions de morts. Ce sont les mêmes ingénieurs qui produisent les mêmes effets. Et comme lui, il est de toute façon passionnément conscient de la pulsion de mort à l’œuvre dans le monde, il comprend que les gens qui fabriquent la bombe atomique, c’est-à-dire la possibilité technique, industrielle, de réduire à néant toute l’humanité, sont les successeurs des nazis, les staliniens et capitalistes qui ravagent le monde. Il comprend tout ça très bien.
Alors, votre souvenir de maison, la belle sultane, et là, j’adore ça, on voudrait que vous nous parliez sur le « style fait fille » de Céline. L’important, c’est que vous alliez à Meudon, vous nous décriviez avec vos mots cette maison, est-ce que le fantôme de Céline était là ? Et cette femme, ce que vous voyez en cette femme ?
Dans les années 90, après la parution de Céline seul, j’ai été invité par le petit cercle des proches de Lucette Destouches, la veuve de Céline, à Meudon, dans la fameuse maison que je connaissais par des reportages et des photos, dans laquelle avait vécu Céline à son retour en France, après son année et demie de captivité au Danemark. C’était une rencontre passionnante parce que, comme je dis… – j’allais dire « souvent », mais ça ne m’est pas arrivé souvent – aux quelques veuves de génie que j’ai pu croiser dans ma vie – l’autre étant Rita Gombrowicz, la femme de Witold Gombrowicz – pour moi, les veuves de génie sont toujours aussi des génies. Je ne l’ai pas dit comme ça à Lucette, mais je le pense aussi, et c’est d’ailleurs comme ça que Céline la présente. C’est-à-dire qu’elle était la forme physique, énergique, musclée, dansante, de son propre génie verbal à lui. Et elle est tout à fait conforme aux descriptions que Céline en fait. C’était une vieille dame, évidemment, souvent allongée parce qu’elle souffrait déjà beaucoup d’arthrose. Elle est toujours vivante, donc c’est toujours la même, elle reste la petite fille merveilleuse que décrit Céline. Je fus évidemment bien reçu. J’étais une sorte de bête curieuse, un Céline parmi les céliniens, à savoir un Juif qui dit tellement de bien de Céline, ils n’avaient jamais vu ça, et ils étaient très intrigués de m’entendre. La maison avait été complètement détruite en 1968 par un incendie, donc on ne reconnaissait plus rien. De l’extérieur, on la reconnaît bien, de l’intérieur, on ne reconnaît plus du tout le bureau de Céline, les endroits où était Céline. La seule chose qui restait semblable, ce sont les animaux. Il y avait un perroquet, il y avait des chiens, il y avait des chats, etc. Donc tout ça était très touchant et très intéressant. Et il y avait Lucette Destouches qui, pendant que je parlais et que j’expliquais… – j’étais un jeune écrivain, c’était mon second livre, Céline seul – mes théories, ma manière de concevoir Céline, tout ce que je viens de vous expliquer, et je commençais à m’échauffer, à m’enthousiasmer, je racontais les prophètes dans la Bible, et en quoi Céline pouvait être comparé à un prophète biblique, etc., elle se tourne vers Sergine, qui était à côté d’elle, et lui dit d’une voix assez forte pour que je l’entende en même temps que je parle, que je pérore un peu, que je me pavane un peu devant cette société de céliniens, elle lui dit : « Oui, Louis me le disait bien. Il n’y a que les Juifs qui me comprennent… ». J’entendais ça d’une oreille, et j’étais ravi, évidemment, j’étais très content d’avoir une phrase en direct qui me parvenait à travers le temps, une sorte de poinçon de vérité de la bouche de Céline à travers celle de Lucette Almansor. C’était très intéressant parce qu’il y avait tout l’univers célinien, mais de manière éthérée, de manière abstraite, à savoir les animaux. Pourquoi les animaux sont si importants dans l’œuvre de Céline, et pourquoi ils étaient si présents dans sa vie ? C’est que les animaux sont l’inverse des humains, c’est de la grâce pure, de l’agilité pure et sans « blabla ». Pas de recouvrement, des infirmités humaines. Ainsi Céline a toujours été très sensible d’une part aux animaux, à la beauté des animaux, à la grandeur, à la noblesse des animaux, et d’autre part, à leur souffrance. Dans quasiment tous ses textes, il y a un chien qui meurt, ou une chatte, ou un chat, ou un cheval qui est blessé et qui ne se plaint pas, qui ne se lamente pas, contrairement aux humains, qui ne pleurniche pas, qui se laisse mourir doucement, avec une grande dignité, avec une grande sobriété. Ça, ça l’a toujours beaucoup marqué, et il le dit. C’est en miroir, si vous voulez, ou en contraste avec la manière dont les humains l’insupportent. Et puis, il y a les enfants parce que je dis que Lucette était une enfant, un peu comme Céline aussi avait en lui quelque chose d’enfantin, de l’enfance au sens du génie enfantin que Baudelaire remarquait et a si bien défini : « L’enfance retrouvée à volonté ». C’est ça le génie, dit Baudelaire, et c’était évident chez Céline. Il y a toujours aussi des portraits d’enfants, ou plutôt des contrastes, des couples d’enfants avec un enfant déjà un peu pervers, un peu méchant, déjà un peu malicieux et contaminé par la mauvaiseté des adultes, et un enfant joyeux, gracieux, qui échappe à la fatalité, chez Céline, dans les textes de Céline. Et l’enfant qui est beau, joyeux, gai, guilleret, enjoué, est toujours en but à la haine et à la jalousie des autres enfants. Exactement comme pour les adultes, et on imagine très bien dans quel camp, il se situait, et à qui pouvait se comparer Céline.
Est-ce que vous vous considérez comme un célinien, et c’est quoi un célinien ?
Est-ce qu’on peut être un célinien ? Quand on prend la littérature au sérieux, lorsqu’on prend l’écriture au sérieux, alors c’est le monde entier qu’on ne prend pas au sérieux. La littérature a plus de réalité et d’efficace mystique, magique, chamanique que tout le reste du monde. Non seulement la réalité usuelle, mais la réalité virtuelle qu’on nous présente sous une forme, aujourd’hui, d’écran et d’image perpétuelle, ou de discours. Alors, qu’est-ce que ça voudrait dire être un célinien ? C’est ridicule. J’aime Céline exactement comme j’aime le Talmud, comme j’aime Kafka, comme j’aime Proust, comme j’aime Bossuet. Je suis pleinement complice de tout grand écrivain parce que ce sont des drogues dures qui me permettent de supporter le monde, qui me permettent de supporter en permanence, aussi bien Céline que les autres, les offenses répétées du monde à l’égard de toute personne un tant soit peu sensible et lucide. Je crois que quelqu’un qui se définirait comme célinien se heurterait, avec raison, aux foudres de Céline, qui le mépriserait. Il y a une anecdote célèbre, lorsque son petit-fils est venu le voir, à 17 ans. Il avait un grand-père célèbre et il voulait le voir. Il est arrivé à Meudon, a sonné à la porte, et Céline, qui était extraordinairement cruel, et drôle, et véridique comme toujours, ouvre le portail, et le voit habillé avec une pipe et une casquette, et lui lance : « Ah… tu te la joues Rimbaud ! Repars passer ton bachot, on verra après ». Il lui a fermé la porte au nez et ne l’a plus jamais revu. Il n’y a pas moyen de séduire Céline.
Ce que je voulais dire par-là, c’est que les Céliniens – j’ai cette impression en tout cas en faisant cette émission – forment un drôle de réseau, presque une secte, une idéologie. J’ai l’impression que vous plutôt, c’est se prendre un kiff de Céline, c’est un truc qui ne regarde que soi, c’est pas une défense.
Il n’y a rien de plus imbécile que de se comporter comme un célinien, d’ailleurs comme de se comporter comme un proustien, un balzacien, etc., de vouloir faire communauté pour traquer celui qui est une singularité absolue. Parce qu’un grand écrivain est toujours une singularité absolue, et les céliniens, comme ils s’intitulent, sont toujours des gens extraordinairement petits, étriqués, mesquins dans leur manière de lire Céline. Il n’y a que le Céline qui n’est pas dangereux pour eux qui les intéresse. Et le Céline qui n’est pas dangereux pour eux, c’est la part la plus infime de Céline. C’est pareil pour les proustiens. Les proustiens vont s’intéresser à la manière dont on décrit les fleurs dans À la recherche du temps perdu, jamais à l’antisémitisme, à l’analyse profonde de l’antisémitisme dans la Recherche ou à l’analyse profonde de l’homosexualité et de la manière dont la société et l’homosexualité s’arrangent l’une avec l’autre dans la Recherche, thème majeur. Donc, ce sont des gens, comment dire… ce sont intellectuellement de petites gens. Les congrégations qui se réunissent autour des écrivains, qu’ils s’appellent céliniens ou proustiens ou kafkaïens ou balzaciens, sont des gens qui voient le génie par le petit bout de la lorgnette. Et évidemment, c’est pas comme ça que les génies doivent être envisagés !
C’est quoi le legs de Céline pour vous ?
Aujourd’hui, au 21e siècle – en 2019 – on est loin derrière, bien plus enfoncés encore dans l’apocalypse affreuse que déjà pressentait et décrivait Céline. Le legs qu’on pourrait tirer de sa lecture… Le monde est tellement épouvantablement atroce à l’œil nu, aujourd’hui, qu’on n’a quasiment plus besoin de grands écrivains pour le comprendre. Pour voir, en effet, que l’homme est plus un loup pour l’homme, l’homme est un misérable, une malfaisante créature en train de détruire la planète par vanité, pour pouvoir continuer de goûter de quelques instants de digestion, comme disait Céline, c’est-à-dire pouvoir continuer de tapoter sur son petit portable, sur son ordinateur, partir faire du tourisme en vacances, etc. Il est en train de foutre en l’air la planète entière, la nature et surtout, on le sait aujourd’hui, il y a quelque chose qui est très triste pour quelqu’un qui aime beaucoup Céline – mais pas seulement que pour quelqu’un qui aime beaucoup Céline – donc, pour quelqu’un qui a beaucoup médité Céline, c’est que nous sommes à une époque, et je tiens à le dire pour qu’il soit inscrit que je le pense maintenant, nous sommes à une époque où nous voyons – et où j’aurai vu, pour ma part – mourir les animaux du monde. C’est quelque chose qui me met dans une grande tristesse et dans une grande colère à l’égard des êtres humains et de leurs ravages.
Entretien © Stéphane Zagdanski & Christine Lecerf – Illustrations © DR
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