Série de 23 photographies issues de peintures à l’encre de Chine inspirées par les lectures de l’Allégorie de la caverne de Platon et de La Catacombe de Molussie de Günther Anders.
Par l’intermédiaire de ces deux oeuvres, les dimensions de « l’obsolescence de l’homme » et de la « colère du noir » (asservissement, conditionnement, enfermement) ont résonné en moi comme s’il avait fallu – une fois encore – rejouer mon histoire familiale pour réussir enfin à en conjurer cette noirceur liée au Désastre, et qui semble faire écho à la honte prométhéenne, de la manière même dont l’indique Günther Anders : « Et maintenant, il est important pour moi que cela n’ait pas lieu demain. C’est important pour moi, parce que c’est important. Ce n’est pas important parce que c’est important pour moi ». Ainsi, Blind Time – oeuvre de l’artiste Robert Morris filmée par Teri Wehn-Damish – m’a donc incitée à reproduire son protocole afin que je parvienne à traverser cette épreuve. À l’écran, on voit Morris, les yeux bandés, enduire ses mains d’une peinture noire et l’étaler au gré de son inspiration sur des feuilles blanches avant d’inscrire le temps écoulé. De même, à l’aveugle, évitant ainsi toute intention mentale et esthétique, j’ai inlassablement étalé sur des feuilles blanches la substance de l’encre, cette « matière noire » qualifiée en astrophysique de « masse manquante ». Prenant connaissance de ces créations en différé, j’ai découvert ce que mes mains avaient formé comme traces, ainsi que leur dimension mémorielle. Une fois l’encre séchée, j’ai alors retranscrit en creux le fil continu de voix rendues silencieuses par la Shoah, et qui retentissent obsessionnellement à mes oreilles, encore et toujours. De fait, je peux dire de ces compositions qu’elle révèlent les deux faces innommables de l’extermination : d’une part, la présence ineffaçable de tous ces corps violentés, exploités et transformés comme « matière première », et d’autre part, l’absence persistante de tous ces « être manquants » que recèle cette matière noire. Cette présence « d’absence » ou cette absence éternellement « présente » illustre en quelque sorte les paroles effroyables de Heidegger : « Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils succombent. Ils sont abattus… Meurent-ils ? Ils deviennent les pièces d’un stock de fabrication de cadavres… Meurent-ils ? Ils sont discrètement liquidés dans les camps d’extermination […]. Partout en masse les détresses d’innombrables morts, épouvantablement non mortes – et néanmoins l’essence de la mort est cachée aux hommes. L’homme n’est pas encore le mortel ».
La série La Caverne de Molussie appartient au projet Image manquante. Ce projet propose une construction photographique composée de 23 séries, elles-mêmes constituées de 23 images – la 23e représentant « l’image manquante » à la manière de la « lettre manquante » de l’alphabet hébraïque. La totalité des 529 photographies sont organisées sous la forme d’un « carré magique », sorte de vision révélée et révélatrice de notre époque, de ses crises, mais également, de ce que peut encore une image artistique. La 23e image de chacune des séries n’apparaîtra qu’à l’achèvement du projet.
Texte & Photographies © Isabelle Rozenbaum /ADAGP
Si vous avez apprécié cette publication, merci de nous soutenir.