L’émotion européenne : Dante, Sade, Aquin

L’élément déclencheur de L’Émotion européenne : Dante, Sade, Aquin (Montréal, Varia, 2004, rééd. Alias, 2017), a été la montée dans les années 1990 de deux phénomènes qu’on tenait pour des adversaires à l’époque, mais qui me semblaient finalement participer d’une même logique. Je fais référence à la mondialisation des économies d’une part, et, d’autre part, au pluralisme axiologique, ce qu’on l’on appelle plus communément l’idéologie du multiculturalisme. Ce qui les rend « mêmes » selon moi, c’est le fait qu’il y a là des exemples de « sociétés closes » (Henri Bergson), en ce sens que ces deux phénomènes incarnent le refus du fond d’Étrangeté que les hommes (au sens générique) ont en commun. Contrairement aux animaux, l’homme n’a en partage que l’étrangeté. La nature de l’homme est de ne pas avoir de nature. Au sein de l’homme, il y a un abîme.

Dans ce faux affrontement (mondialisation vs multiculturalisme), les chantres de la pluralité des cultures voyaient l’Europe comme étant à l’origine de tous les maux. L’Europe serait, selon eux, ethno-centriste, impérialiste, sanguinaire, nihiliste, bref, elle était puissance destructrice de la diversité des peuples et communautés culturelles. Les Conquistadores n’avaient-ils pas mis à feu et à sang les Amériques ? Sans nier les crimes terribles qui ont bel et bien été commis par l’Europe (en particulier contre les populations indigènes d’Amérique et celles d’Afrique qu’on a réduites à l’esclavage), il me semblait important de dire que l’Europe n’était pas que la somme de ses crimes, et qu’il y avait une autre Europe, qui est finalement, selon moi, l’Europe du Verbe.

Je suis donc parti à la recherche de cette autre Europe. Un peu comme on part à la découverte d’un continent inconnu que j’ai cru trouver, distillé, dans les écrits de Dante, de Sade et d’Hubert Aquin.

En 1999, je me retrouvais à Venise, et comme je fais chaque fois que je suis dans cette ville, je me suis rendu à la Scuola di San Rocco où j’ai pu voir le magnifique tableau de l’Annonciation du Tintoret que je connaissais pourtant très bien et que j’ai toujours aimé. Mais cette fois, j’y voyais ce que je n’y avais jamais vu : le blason de cette Europe que j’essayais alors de décrire dans cet essai auquel j’étais en train de travailler. L’Annonciation du Tintoret est totalement différente des nombreuses Annonciations peintes à travers les siècles – par exemple, L’Annonciation de Léonard de Vinci qui, elle, est tout imprégnée d’une sérénité hiératique. Au contraire, celle du Tintoret est violente. Les anges (au pluriel, alors qu’on ne voit en général que l’ange Gabriel) semblent passer en trombe à travers le mur de la maison de Marie, détruisant à peu près tout sur leur passage. Ainsi ces anges, qui sont comme les envoyés d’un Dieu barbare, pénètrent-ils sans ménagement dans la sphère privée de la Vierge (sa chambre à coucher). Ils forment presque une cohorte de violeurs. Sommes-nous déjà chez Sade ? La Vierge en perd l’équilibre, elle est visiblement sous le coup d’une émotion au voisinage certain de l’effroi. C’est cela qui m’a conduit à exprimer le motif central de mon essai de la façon suivante : « Le barbare (ou l’Étranger), pénétrant par effraction dans la Cité, est cause d’une émotion politique » (p. 23).

C’est de cette émotion qu’il est question dans mon essai, émotion qui n’est autre que le choc suscité par la rencontre ou le face à face avec l’étrangeté ou l’abîme qui, par définition, vient d’un ailleurs absolu. Cette étrangeté, il faut le souligner, n’a rien à voir avec l’altérité ou l’autre tant célébré par les idéologues du multiculturalisme. Elle est brutale, fondamentale bien que sans fond.

Or, c’est justement cela (l’étrangeté, l’abyssalité) qui me semble être au cœur de cette chose qu’on appelle l’Europe et qui donne à ce continent un destin autre que le destin des Amériques ou des continents d’Asie ou d’Afrique, etc. Cette Europe — que j’appelle l’Europe contractualiste, et que j’oppose à l’Europe libérale —, je l’ai trouvé, distillée, dans les écrits de Dante, de Sade et d’Hubert Aquin. Le mérite de ces écrivains est de nous permettre de réfléchir à l’attitude que l’on peut, peut-être même que l’on doit ou devrait, avoir face à l’autre. Dois-je tout mettre en œuvre pour le refouler, le chasser, l’anéantir, comme ont fait les Conquistadores à l’époque de la conquête des Amériques ? Ou dois-je me contenter de le contempler, c’est-à-dire le reconnaître et le célébrer dans sa différence, comme le veulent les idéologues du multiculturalisme ? Ou dois-je plutôt — et c’est ce à quoi nous invitent Dante, Sade, Aquin — m’identifier à lui, me reconnaître en lui, voire me laisser habiter par lui, me laisser pénétrer par lui ? Encore faut-il préciser qu’il ne s’agit pas ici de se reconnaître ou de s’identifier en l’autre phénoménal, c’est-à-dire l’individu issu de telle ou telle culture, mais plutôt de s’identifier à ce fond d’étrangeté, à cette abyssalité originaire que hommes et femmes ont en partage.

À partir de cette toile du Tintoret, je développe un certain nombre de sous-motifs ou de paradigmes pour décrire l’Europe ou du moins la conception que j’en ai. J’en retiens deux que je décris brièvement :

1 – Les anges de la toile du Tintoret seraient porteurs de la loi du Dieu barbare, qui est une loi paradoxale en ce sens qu’elle ne peut être représentée que sous la forme de sa propre transgression (p. 42). On pourrait la décrire comme étant la loi de l’ironie généralisée. On la trouve exprimée de façon constante dans les œuvres de Dante, Sade et Aquin, mais sans doute de façon particulièrement marquée chez le Divin Marquis. L’ironie – l’ironie simple, dirais-je – est l’art de dire « blanc » pour faire entendre « noir ». Ici, le processus de décodage est tout à fait simple. Mais il y aurait une ironie générale ou généralisée (faisant écho à la volonté générale de Rousseau) où le processus de décodage serait sans fin, et de ce fait : abyssal. Ce type d’ironie (générale) se caractérise par une absence absolue de points de référence — si bien qu’on se voit obligé (c’est la loi) de se mouvoir sans fin dans ce que Pascal aurait pu appeler le silence infini des espaces référentiels. Ce type d’ironie est le socle fuyant de l’Europe, la loi, structurée comme l’ironie générale, étant constitutive de la subjectivité politique.

2 – L’art est la condition du politique. C’est pour la proposition contraire que militent les idéologues du multiculturalisme : la politique (genre féminin) comme condition de l’art. À leurs yeux, l’art doit servir de porte-voix ou de porte-étendard à une culture, à un peuple ou à une nation. L’art serait ainsi au service de la politique et des délires identitaires. J’ai donc voulu prendre le contre-pied de ces questions pour dire que l’art n’est pas ce qui consolide, mais ce qui diffracte, brise, atomise, ouvrant ainsi sur une multiplicité effrénée.

Si l’Europe a bel et bien été une machine à promouvoir de l’« un », l’« un » de l’autorité et de l’oppression (pas question, encore une fois, de nier les nombreux crimes perpétrés, entre autres, contre les premiers habitants du Nouveau Monde), elle a aussi été une dynamique centrifuge et une puissance de jaillissements au pluriel. Il ne s’agit pas ici de conjurer le désordre — en particulier, ce « désordre des femmes » selon l’expression délicieuse de Sade. C’est tout le contraire. Ainsi… de quoi s’agit-il, sinon peut-être de ce que Pierre Bourdieu appelle la tradition libertaire de la gauche ? Dans cet essai, on n’est ni dans l’ordre du collectif et des collectivités ni dans celui de l’individu qu’il soit libéral ou néolibéral : on est dans ce qui est radicalement public. Or, c’est cela qui nécessite de nouveaux principes de vision et de division.

C’est cette Europe-là, celle du gouffre et de la multiplicité, celle de la pléthore, celle du barbare, que j’ai voulu porter au jour.

Texte © Robert Richard – Illustrations © DR
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