L’oeil du Sphinx qui…

PHILIPPE MARLIN s’entretient avec nous sur les Éditions de l’Œil du Sphinx qu’il a fondées et à l’occasion de la publication de son recueil, LE BIBLIOTHÉCAIRE DU RAZÈS (ODS, 2021) :

PREMIÈRE PARTIE

Dans l’univers entier, notre univers, il n’est plus que des mythomanes ou des scientistes. (Jean-Charles Pichon)

1 – Philippe, nous te connaissons que peu, mais depuis longtemps, le catalogue de ta maison nous a toujours paru très « d’effiction », notamment parce que l’imaginaire y est prépondérant et que l’imagination est son fer de lance comme sa ligne éditoriale, fidèle en ce sens à cette parole d’Albert Einstein : « L’imagination est plus importante que la connaissance. La connaissance est limitée alors que l’imagination englobe le monde entier, stimule le progrès, suscite l’évolution ». Or, si l’ODS est à ce point ouverte pour explorer les domaines de l’imaginaire, c’est qu’elle est évidemment à ton image, celle d’un grand fou littéraire, d’une sorte d’obsédé maniaco-textuel, d’un lecteur hors norme dont le profil est véritablement gargantuesque : depuis ta plus jeune enfance, tu as tout lu, ou presque, des domaines de l’inexpliqué et de l’inexplicable. Bref, à nos yeux, tu représentes notre Robert Langdon national. La preuve en est que, tout comme ce professeur de symbologie américain, héros entre autres du Da Vinci Code, tu as commis plusieurs textes et ouvrages dans les domaines de la parascience, t’intéressant notamment à l’apocalypse, à la géopolitique, aux phénomènes régressifs, mais aussi à des figures de premier plan tels Jacques Bergier, Jean-Charles Pichon, John Dee, Howard P. Lovecraft, et en particulier – sinon tout particulièrement – à François-Bérenger Saunière, plus communément appelé « l’abbé Saunière » auquel tu consacres ton dernier ouvrage en date, Le Bibliothécaire du Razès, qui expose treize « Principes élémentaires de saunièrologie », issus de tes travaux et autres conférences publiques. Avant d’entrer plus avant dans le sujet, nous souhaiterions comprendre comment s’est déclenchée chez toi cette soif de curiosité pour de tels domaines, pourquoi cette soif ne s’est jamais tarie alors même que ta formation à Science-Po « Service public », tes études en économie, tout comme ta vie professionnelle dans les salles de marchés internationales, t’ont plutôt amené hors de ces domaines, et ce qui a fait que cette même soif t’a poussé, d’abord à créer une structure éditoriale, puis à reprendre et animer pendant plusieurs années une librairie spécialisée, celle de Rennes-le-Château. En d’autres termes, pour avoir une telle passion et une telle vocation à représenter et défendre la culture « parallèle », voire « maudite », si décriée par le système tout entier, faut-il être venu « d’Ailleurs », avoir eu un destin déterminé au berceau par une fée, être tombé dans la marmite d’un druide ou d’un alchimiste, avoir reçu le sort d’une quelconque sorcière au cœur des Ardennes, ou encore, être la réincarnation – rien ne se perd tout se transforme – d’un certain Maugis ? Qui es-tu donc, et de quelle planète viens-tu ?

J’ai bien sûr souri en lisant que je représentais « notre Robert Langdon national ». L’un de mes auteurs, Roger Facon, m’a récemment qualifié d’« ancien trader devenu libraire-éditeur-baroudeur de l’étrange, sorte de Kerouac de la route 66 de l’inexpliqué ». Au risque de vous décevoir, je suis quelqu’un de très simple. Ma présentation académique signalerait que je suis sedanais et que j’aime me ressourcer et retrouver les racines de mon imaginaire dans ma ville natale où je suis né en 1947 et dans laquelle j’ai vécu jusqu’à l’obtention de mon bac philo. J’ai ensuite poursuivi des études supérieures à Sciences-Po Paris, puis à la faculté de droit d’Assas et de sciences économiques, ainsi qu’à l’université Friedrich-Alexander d’Erlangen-Nuremberg. Enfin, ma carrière s’est entièrement déroulée jusqu’à ma retraite à la Société générale dont j’ai été un cadre dirigeant : audit, affaires internationales, opérations de marché, titres et bourse. Je suis passionné depuis le plus jeune âge par l’imaginaire sous toutes ses formes et genres (SF, fantastique, mythes et légendes, histoire mystérieuse, ésotérisme). Mon apprentissage s’est déroulé en plusieurs étapes : d’abord, grâce à deux amis au lycée dont le père de l’un possédait la collection complètes des ouvrages de SF du Fleuve Noir quand le père du second possédait une impressionnante collection d’ouvrages d’occultisme sous les signatures prestigieuses d’Éliphas Lévi ou de Papus. Ces lectures m’ont beaucoup marqué et je crois que certaines de ces œuvres majeures de l’occultisme mériteraient d’être enseignées. Je pense par exemple à Aleister Crowley, véritable rénovateur de l’occultisme. Sa rencontre avec Fernando Pessoa est un monument d’ésotérisme mâtiné de littérature [1].

J’ai eu la chance également de rencontrer un libraire de Sedan qui est devenu mon fournisseur officiel d’ouvrages de SF et de fantastique, mais aussi des nombreux volumes des aventures de Bob Morane. Encore que, complètement intoxiqué par ces aventures, il m’arrivait de demander à mes parents de nous rendre le week-end de l’autre côté de la frontière, en Belgique, où il y avait une librairie de Dinant qui était approvisionnée avant l’échoppe sedanaise. Il est vrai que l’éditeur – Marabout – est d’origine belge. Je suis également redevable à ce libraire de Sedan d’une plongée, sans espoir de retour, dans les collections L’Aventure mystérieuse (les « Petits rouges » de chez J’ai Lu) et Les Énigmes de l’Univers (les « Grands noirs » de chez Laffont). Je ne peux allonger à l’infini la liste des autres admirations qu’il m’a fait partager, mais je citerai encore l’incontournable Dracula de Bram Stoker, les troublants Mystères des Cathédrales de l’alchimiste Fulcanelli ou l’œuvre indicible de l’écrivain américain Howard P. Lovecraft. Une œuvre décisive dans la constitution de mon imaginaire. Je dois aussi mon goût pour la poésie à un professeur de français tout comme la découverte de la « bombe littéraire » des années 60 : Le Matin des magiciens, introduction au réalisme fantastique de Louis Pauwels et Jacques Bergier et de leur célèbre revue, Planète. Un professeur de philosophie m’a, quant à lui, orienté vers des voies au discret parfum de soufre, puisqu’il m’a fait lire Raymond Abellio et sa Fosse de Babel (1962) de même que Herbert Marcuse et son Homme unidimensionnel (1964). Mais c’est avec un aumônier, dont j’ai suivi les enseignements jusqu’en Terminale, que je me suis intéressé aux autres religions du monde, ce qui m’a ouvert un grand champ d’investigation, d’autant que sa fascination pour les apparitions mariales ne lassait pas de perturber mes certitudes d’alors. Il ressort de tout cela que je suis tombé très tôt dans cette soupe que je qualifierai, par la suite, de « Matière » et dont le contenu est assez facile à lister : cela va des littératures de l’imaginaire jusqu’à l’ésotérisme, en passant par le paranormal et les nombreuses disciplines du fortéanisme (du nom de Charles Hoy Fort : mythes, légendes, mystères de l’histoire, ufologie, etc.). Ce qui est intéressant, dans cette « matière fédératrice », c’est qu’elle ne connaît pas les frontières sociales habituelles, ou plutôt, elle les transcende. Il y a de tout dans ce groupe : de l’extrême gauche à la droite nationale, de l’athéisme au catholicisme traditionnaliste, de l’autodidacte à l’universitaire chevronné, du chômeur au cadre de banque… Tout ce petit monde cohabite paisiblement en laissant sa carte du parti au vestiaire !

Mais, pourquoi cette Matière est-elle aussi fédératrice ? L’itinéraire habituel des adeptes est très typé : je découvre avec délice la Matière, mais je suis simultanément pris d’un gros doute : suis-je normal ? Car si j’en parle autour de moi, en général, j’essuie au mieux le sourire, au pire la moquerie. Alors je me replie sur moi jusqu’au jour où j’apprends que telle revue, tel groupe, s’intéresse au sujet. Et commence le lent chemin de la délivrance : je ne suis pas seul au monde et la Matière n’est pas honteuse… Nous avons vu que la Matière regroupait des sujets ayant trait à l’Imaginaire, d’autres aux mystères. Le cas des mythes est intéressant car il se trouve au confluent des deux groupes. Certains mythes sont totalement imaginaires, et ne reposent sur rien d’autre que l’illumination de leur créateur : le mythe de Cthulhu en est un bon exemple. D’autres mythes sont bien assis sur un vrai mystère, mais seront ensuite considérablement développés par l’imaginaire de certains chercheurs. On peut, ici, citer le mystère de l’abbé Saunière, la clef de son curieux enrichissement ayant été transformée en une véritable réécriture de l’histoire et de la religion par certains auteurs audacieux. Donc « Matière = Imaginaire + Mystère ». J’aurais tendance à fédérer ces deux groupes sur le vocable de « l’Ailleurs ». La Matière explore les terres de l’Ailleurs, par opposition aux terres balisées du monde connu. Son moteur est l’imagination, un processus extraordinaire qui est synonyme de liberté. Ce que je ne trouve pas dans la vie quotidienne, je vais le chercher dans la Matière. Ceci étant posé, la suite de mon parcours est facile à deviner : oui, j’ai eu une vie professionnelle assez trépidante, mais j’ai parallèlement développé mes travaux sur la Matière, certainement pour garder la tête sur les épaules. Il est réconfortant, lorsque l’on quitte le bureau avec une position accrochée de plusieurs millions de dollars sur les marchés de taux, de retrouver les petites rues du Royaume de Lankhmar avec Fritz Leiber[2] ou le fabuleux Monde perdu de Conan Doyle. C’est ainsi que cela s’est traduit par la création, en 1989, d’une association très active, puis en 2000, d’une société d’édition toujours en vie grâce à l’équipe formidable qui m’entoure, et qui a pu proposer l’organisation de rencontres, de salons comme celui des « Littératures maudites » que je parraine, et de voyages d’études baptisés pour le fun de « missions scientifiques » : le Providence de Lovecraft, la Roumanie de Dracula, Sherlock Holmes en Suisse, le trésor des Templiers de Gisors, ou encore, le Graal à Montségur…

2 – Ce qui retient notre attention quant à ta démarche intellectuelle et à la constitution de ton catalogue – à la différence d’autres maisons d’édition dites « ésotériques » – c’est d’aborder toutes ces questions sur l’inexpliqué et l’inexplicable avec rationalisme, à savoir avec une méthodologie proprement cartésienne : collecter, recouper, disséquer, vérifier et classer sources et matériaux de toutes origines. Tu as ainsi exprimé dans un livre d’entretiens à l’ODS – Philippe Marlin, un enfant de Planète (2019) – que les sciences occultes étaient pour toi des sciences, et que tu ne comprenais pas pourquoi « à côté des sciences physiques, des sciences chimiques, on n’apprenait pas les sciences occultes au lycée ». Ainsi, ton approche a toujours été de brasser des hypothèses sans asséner de certitudes, et encore moins de vérités, de faire le tri, de remettre en perspective, d’approfondir, de ne pas juger, donc d’avoir foncièrement toujours un esprit critique, à savoir un esprit fortéen. Peux-tu nous expliquer pourquoi Charles Hoy Fort, considéré comme le premier chercheur sérieux sur les phénomènes paranormaux et dont Le Livre des Damnés (1919) produisit une telle révolution dans les milieux intellectuels de son époque, t’a ainsi influencé ? Comment sa vision et sa démarche – « Nous tiendrons une procession de tous les damnés que la science a jugé bon d’exclure » – ainsi que son esprit critique, sinon sceptique – pour lui, on ne peut rien prouver sur quoi que ce soit, conviction qui rejoint celle de Teilhard de Chardin : « Seul le fantastique a des chances d’être vrai » – comment donc, cette vision et cet esprit demeurent pour toi incontournables et une référence absolue pour mener des études sur l’inexpliqué et l’inexplicable jusqu’à avoir même pu exprimer – dans ton ouvrage d’entretiens cité plus haut – que, « avant les premières manifestations du dadaïsme et du surréalisme, Charles Fort introduisait dans la science ce que Tzara, Breton et leurs disciples allaient introduire dans les arts et la littérature : le refus flamboyant de jouer à un jeu où tout le monde triche, la furieuse affirmation qu’il y a autre chose » ? Peux-tu ainsi revenir pour nous sur le fortéanisme ? N’est-ce pas finalement qu’une sorte de paradigme épistémologique, à la manière dont l’entend Thomas S. Kuhn, mais plus aléatoire, et donc plus hardie et susceptible de paralogisme ? En quoi le fortéanisme t’apparaît-il toujours d’actualité à l’heure où Gérald Bronner estime, pour sa part, que le complotisme et autres fake news résultent précisément de ces « millefeuilles argumentatifs » qui, à la manière des « Produits Fort » et du Da Vinci Code, « caractérise[nt] de plus en plus fréquemment les produits frelatés qui peuvent s’échanger sur le marché cognitif contemporain », et dont il qualifie d’ailleurs l’impression de trouble « lorsque l’on est confronté, sans préparation, à ce type de croyances », d’effet Fort [3] ? Que réponds-tu à cet a priori, sinon à cette attaque en règle de la part d’un haut représentant de la sociologie française, alors même que, pour ta part, tu as toujours eu la volonté de t’inscrire aux antipodes du complotisme et des fake news, faisant reposer ta réflexion plutôt à partir de l’Histoire évolutive dont Hegel est le père ? Comment le fortéanisme correspondrait-il à cette philosophie de l’Histoire ? De quelle manière cette philosophie permet-elle de théoriser ce « moment » précis qui, dans toute démarche intellectuelle, représente d’après toi, ce « passage de la résonance à la reliance » ? En ce sens, rejoindrais-tu Wu Ming 1 (Roberto Bui) dont le dernier ouvrage en date traite de façon pertinente de cette question : Q comme complot, comment les fantasmes de complot défendent le système ?

La démarche utilisée a effectivement une grande importance. Il faut absolument rejeter le complotisme, qui est le meilleur moyen de ne jamais avancer en essayant de faire avaler n’importe quoi. Il faut se méfier du rationalisme pur et dur, car il aboutit souvent à « circulez, il n’y a rien à voir ».  Il faut garder un esprit ouvert (tout est intéressant à étudier a priori), ne pas se départir d’une bonne dose de romantisme du « et si c’était vrai ? », mais ne jamais perdre un solide sens critique. Équilibre difficile et souvent instable entre le croyant béat et le débunker. J’ai découvert Charles Fort par Le Matin des magiciens et ressenti une profonde similitude avec ma propre démarche. Il est vrai que la critique de Gérald Bronner avec ses « millefeuilles argumentatifs » est perturbante car notre chercheur américain n’a pas pu s’empêcher – et c’est logique – de suggérer des explications aux bizarreries qu’il collectait : œuvres d’extraterrestres venus sur Terre il y a déjà très longtemps ; produits du Petit Peuple (géants et fées) très présents en des temps anciens ; existence d’une super mer des Sargasses dans l’espace… Mais ce serait s’arrêter à des hypothèses de travail, et comme le signale Claude Arz, « il ne faut surtout pas oublier que Charles Fort lui-même était un sceptique, qu’il a creusé l’univers des anomalies pour pousser les scientifiques à s’intéresser à ces domaines oubliés, qu’il voulait éclairer les consciences, jamais les obscurcir, et ce toujours avec allégorie et humour » [4]. Voir dans notre collectionneur d’aberrations un des pères du complotisme est à mon avis une grave erreur ! Il est, selon ma terminologie, dans une phase de résonance. Les excentricités du cratère Copernic, la soudaine apparition d’Anglais bleus, les radiants de pluies de météores qui semblent tourner avec la Terre, l’observation d’une pousse de cheveux sur le crâne dégarni d’une momie, tous ces phénomènes étranges semblent procéder d’une musique émanant d’un même orchestre dont il ne voit pas le chef. Je ne suis pas persuadé qu’il y ait dans la démarche fortéenne une véritable philosophie de l’Histoire. Mais il y a assurément une recherche de « reliance ». Elle apparaît lorsque se construisent des liens solides (je les appelle des câbles) entre plusieurs sujets apparemment non connectés. C’est là que commence le vertige, un sentiment de plongée sans fin dans les arcanes de la connaissance de la Matière… Quelques exemples de câbles : L’Odyssée de la conscience menée par Colin Wilson qui conduit à l’occultisme, la psychologie, la sexualité, le crime, et à des personnages extraordinaires (Borges, Jung, Wilhelm Reich, Rudolf Steiner, Gurdjieff, Crowley…). Mais aussi, le cosmicisme chez Lovecraft qui, même si elle est une création purement littéraire, débouche sur la métaphysique du néant, la régression et les archétypes. Et enfin, tout ce qui touche à la mécanique quantique qui conduit à une révision en profondeur de notre conception de l’univers et au pressentiment de la présence d’une intelligence cosmique qui donne du sens à l’évolution. Ces câbles se croisent souvent et ouvrent des perspectives infinies au chercheur curieux. Pour être complet, j’ajouterai que cette notion de reliance devient à la mode et s’érige en outil de recherche. Deux de mes amis, Jocelin Morisson et Romuald Leterrier ont d’ailleurs signé un ouvrage intéressant à ce sujet: Univers, esprit, tout est relié (2023). Quant à l’ouvrage de Wu Ming 1 auquel vous faites allusion, il est effectivement passionnant. J’apprécie tout particulièrement sa démonstration qui montre que la littérature a un rôle fondamental à jouer dans le combat contre la haine et le mensonge. D’autres travaux auxquels je me réfère sont également ceux menés par Jean-Pierre Monteils dans son ouvrage, Les Magiciens du crépuscule : Sectes, sociétés secrètes et complot mondial (2023). L’auteur cherche à répondre à une question finalement assez simple : y a-t-il une conspiration mondiale, et si oui, est-elle l’œuvre de sectes/sociétés secrètes ? Exprimé de la sorte, la question peut faire sourire, et on intuite facilement la réponse… Mais le sujet a été tellement galvaudé par la littérature ésotérique aux parfums complotistes et par l’avalanche de fake news que nous déversent quotidiennement les réseaux sociaux qu’il n’était pas inutile de reprendre le sujet à la base pour le dénoncer de façon rigoureuse. D’autant que l’actualité récente autour des gilets jaunes, de la pandémie mondiale, du terrorisme islamique et de la collapsologie prophétique ne peut que perturber « l’honnête homme ».

3 – Toi qui te dis avoir été « piqué de passion pour l’Islam et la tradition juive », qui a eu pour mentor de jeunesse le grand rabbin de Sedan, qui a été un rocardien de cœur, comment expliques-tu que les parasciences, le paranormal, l’ésotérisme, l’occultisme soient systématiquement classés comme une culture d’extrême-droite rattachée à des croyances traditionnelles fascisantes ? Ainsi, d’aucuns considèrent que Jacques Bergier, juif d’origine russe, scientifique reconnu en chimie nucléaire, qui a été résistant à Lyon au sein du trio des ingénieurs, puis du réseau Marco Polo avant d’être arrêté par la Gestapo et déporté au camp de Neue Bremm, puis à ceux de Mauthausen et de Gusen où il a été soumis à la torture à 44 reprises, n’aurait été finalement qu’un « pseudo intellectuel », une sorte d’imposteur et de charlatan de l’ultra droite adepte de théories nazifiantes, notamment du fait qu’il ait contribué à la promotion, en France, du réalisme fantastique par le biais de son livre Le Matin des magiciens, introduction au réalisme fantastique, écrit avec son acolyte Louis Pauwels – lui-même considéré comme un véritable fasciste à l’heure où nous discutons – avec qui il a ensuite fondé la revue Planète. De la sorte, si on tire le profil du plus parfait lecteur de Bergier, d’Abellio, de Lovecraft, de Jimmy Guieu, etc., qui se passionne pour les fandom, l’alchimie, les sociétés secrètes, les Cathares, le paranormal, et qui finit par tomber jusqu’au cou dans les mythes et légendes de Rennes-le-Château et du Da Vinci Code, nous avons toutes les chances – nous disons bien toutes, sans l’ombre d’une marge d’erreur – d’obtenir un véritable sympathisant de la mouvance d’extrême-droite, en fait un véritable fasciste ou carrément un néo-nazi, à savoir dans tous les cas, un antisémite et un raciste notoire de la pire espèce. Tous les domaines auxquels tu t’intéresses sont ainsi perçus et qualifiés par l’ensemble de la société, et plus étonnant encore par la recherche universitaire elle-même qui, pourtant, se devrait d’étudier plus que quiconque ces domaines, mais passons… Serais-tu donc, tout comme Jacques Bergier aimait à le dire de lui-même, « un être dépourvu de nombril, car natif de la planète Mars », ou caches-tu bien ton jeu ? Ce que nous voudrions comprendre, au fond, c’est comment et pourquoi des domaines comme l’alchimie, le fantastique ou le paranormal sont – surtout en France – ostracisés et leurs aficionados vilipendés sans même que ces domaines puissent simplement être envisagés pour ce qu’ils sont, uniquement parce que des courants politiques extrêmes s’en réclament ou se les accaparent pour les interpréter comme bon leur semble. Mettrait-on à l’index l’ensemble de la littérature française du fait qu’elle offre à lire les œuvres de Louis-Ferdinand Céline, de Maurice Sachs, de Romain Rolland, ou encore de Louis Aragon ? Taxerait-on les lecteurs de Céline ou de Sachs de « collabos », d’antisémites et de néo-nazis, tout comme ceux de Rolland et d’Aragon de « cocos » et de staliniens patentés, et ceux de Philippe Sollers et de son groupe, sans même parler de Michel Foucault, de maoïstes psychotiques ? Oserait-on seulement sourciller devant un lecteur de Jean-Paul Sartre qui refuse toujours de faire son mea culpa sur la stupidité avec laquelle son maître a traité Albert Camus ? De même en philosophie, taxerait-on ceux qui étudient et lisent les œuvres de Heidegger de nazis et d’antisémites (Stéphane Zagdanski appréciera au passage…), ou encore les lecteurs d’Alain Badiou ou de Noam Chomski de « khmers rouges », sans même parler de ceux qui, à travers le monde, se réclament de Marx ? Bref, des écrivains et des intellectuels qui, eux, sont étudiés à l’université, mis en avant dans les médias, et considérés comme penseurs de premier plan sans que jamais, ou si rarement, soient remises en question les conséquences mêmes de leurs engagements et de leurs écrits qui dépassent de fort loin celles de n’importe quelle œuvre, en fiction, d’un Jacques Bergier, d’un H. P. Lovecraft et d’un J. R. R. Tolkien réunis, tout comme les essais d’un Fulcanelli, d’un Rudolf Steiner et d’un Raymond Ruyer rassemblés ? Qu’est-ce qui motive donc automatiquement ces a priori définitifs et ces critiques radicales et caricaturales concernant le réaliste fantastique, le paranormal, ou l’ésotérisme comparés aux admirations et aux mansuétudes politiquement correctes des institutions et de la société dans leur ensemble pour les domaines conventionnels de la pensée ou de la littérature académique ?

Vous posez LA question autour de laquelle je tourne en permanence. Comme vous l’évoquez du reste, ce phénomène est particulièrement marqué en France… En effet, l’ésotérisme médiéval a droit à la recherche universitaire aux Pays-Bas [5] alors que l’histoire de l’alchimie est étudiée à l’Université de Cracovie (Pologne). Pour ce qui est de la France, quand même, on ne peut ignorer l’excellent département spécialisé de l’École pratique des Hautes Études (EPHE), longtemps dirigé par feu notre ami Antoine Faivre. Beaucoup de mes camarades de l’ODS ont fréquenté cette filiation, comme notre brillante collaboratrice, Geneviève Béduneau, infatigable mythologue, ou Paul-Georges Sansonetti, très versé dans les traditions nordiques. Côté chercheurs universitaires, n’oublions pas Stéphane François qui multiplie les travaux de bonne facture sur la mythologie de Thulé et Pierre Lagrange, tous deux autour de la revue Politica Hermetica. On doit, entre autres à ce dernier, cosigné avec Claudie Voisenat, L’Ésotérisme contemporain et ses lecteurs : Entre savoirs, croyances et fictions (2006). Cela dit, ce ne sont que des exceptions qui confirment la règle que vous venez de poser. Je n’ai pas de réponse de synthèse à cette aberration intellectuelle, mais je peux vous proposer un faisceau d’indices :

– Le désir de puissance est une des caractéristiques de l’être humain et d’aucuns pensent que l’ésotérisme, dans la mesure où il a pour objectif d’étudier les choses cachées derrière les apparences, est un chemin pour le satisfaire. Or, cette recherche de la puissance est la manifestation la plus évidente des régimes fascistes. Je parle de fascisme et non du seul nazisme, car cette démarche concerne aussi les dictatures « rouges ». On se référera à Shambhala, le Royaume rouge : Magie et géopolitique au coeur de l’Asie (2015), d’Andrei A. Znamenski. Ce qui est étonnant, dans son ouvrage, c’est que cette « collusion » nous est montrée dans un environnement où l’on ne soupçonnerait pas qu’elle puisse exister, celui de la Russie stalinienne. On pourrait continuer à tirer le trait et évoquer les sources ésotériques de « l’islamo fascisme » comme l’a fait – sous forme de roman, il est vrai – Pierre Rehov avec 88 (2021).

– Cette puissance ainsi obtenue grâce à ces « choses cachées » devient troublante lorsqu’elle rencontre la culture populaire. Le soi-disant « ésotérisme nazi » a été mis en lumière par Le Matin des magiciens et a fait de nombreux descendants, souvent de qualité fort médiocre. Je t’épargnerai la liste de tous les « Petits rouges » ou les « Grands noirs » commis sur le sujet. Seuls, peut être, les ouvrages de Nicholas Goodrick-Clarke, notamment Les Racines occultistes du nazisme : Les Aryosophistes en Autriche et en Allemagne, 1830-1935 (1998) peuvent être sauvés du lot, ainsi que le très intéressant L’Imaginaire face au nazisme : Le cauchemar de fer de Guillaud & Debenat qui recherche dans la littérature allemande d’avant-guerre les signes précurseurs de la montée du nazisme. La conséquence la plus flagrante de cet engouement est le développement d’une véritable « nazimania » aussi curieuse qu’envahissante. La bande dessinée s’est emparée du sujet avec, par exemple, la série Wunderwaffen de Richard Nolane (plus de 20 volumes publiés !). Le cinéma n’est pas en reste et nous a donné un hilarant Iron Sky où l’on apprend que des nazis se sont exilés sur la face cachée de la lune et qu’ils s’apprêtent à reprendre le pouvoir !

– L’antisémitisme est aussi un indice important dans notre travail sur l’équation « Terres d’Ailleurs = Fascisme ». Cette idéologie nauséabonde remonte à la plus haute antiquité. Il faut relire le Livre d’Esther dans la Bible pour constater que les projets d’anéantissement du peuple juif étaient déjà dans l’air du temps (environ 1 000 avant J.C.)… Le parallèle entre les deux Shoah a été étudié en profondeur par Benyamin & Perez dans Le Code d’Esther (2012). L’image caricaturale du juif est celle de la puissance et de l’accaparement de richesses, mais c’est aussi par la kabbale, un fin spécialiste des choses cachées. Il est étonnant de voir comment les juifs s’intéressant aux contrées de l’Ailleurs, peuvent être rejetés ! Vous citez notre excellent Jacques Bergier, qui malgré sa déportation peut être considéré par certains comme suspect. Il suffit de lire son magnifique texte sur l’Économie politique d’un enfer [6] pour remettre quelques pendules à l’heure.

– Une autre affaire intéressante est celle du prestidigitateur tchèque Herbert Nivelli, considéré par les nazis, et notamment le gauleiter Reinhard Heydrich, comme un grand initié dont il fallait se concilier les pouvoirs. Las, lorsque les envahisseurs apprendront qu’il était juif, il aura droit avec sa famille à un billet gratuit pour Auschwitz-Birkenau. Cette histoire sulfureuse a été documentée sous forme de romans par José Rodriguez Dos Santos (Le Magicien d’Auschwitz & Le Manuscrit de Birkenau) et par l’émouvant témoignage de la petite Dita, recueilli par Antonio González Iturbe dans La Bibliothécaire d’Auschwitz. Un livre qui est d’autant plus remarquable qu’il est aussi une illustration poignante de la liberté que peut procurer le livre.

4 – Le Matin des magiciens de Jacques Bergier et Louis Pauwels a donc marqué toute une génération, voire même plusieurs. Il est cependant difficile de mesurer, à présent, l’impact de ce que le réalisme fantastique, qui en a découlé, a généré dans les pratiques de lecture, mais surtout, dans les pratiques éditoriales. Toi qui es l’éditeur d’une somme, sous la direction de Joseph Altairac,  absolument fabuleuse sur Bergier – L’Aube du magicien – peux-tu nous rendre compte de l’effet de la publication du Matin des magiciens au cours de cette décennie 60 ? Rétrospectivement, comment te remémores-tu ta découverte de cet ouvrage et le surgissement du réalisme fantastique dans la culture française à une période qui, avant 1968, fut politiquement et socialement très tendue – straight dirait-on aujourd’hui (conflits du Viêt Nam, de l’Algérie, du Biafra, de la guerre des Six Jours, mais aussi dictature des colonels en Grèce, Guerre froide, assassinat de Kennedy, révolution culturelle en Chine, etc.) ? Estimerais-tu que nous traversons une période aussi tendue en ce moment et que penses-tu des censures, épurations et amalgames intellectuels qui sévissent un peu partout ? Est-on en train d’assister à une remise en place d’un fascisme pur et dur, sous la forme d’un jdanovisme rouge-brun tentaculaire et globalisé ?

Comme je vous l’ai dit, j’ai découvert Le Matin des magiciens à la fin de mes années de lycée. Nous n’étions pas encore entrés dans la « forme vide » actuelle, mais les premières fissures n’allaient pas tarder à apparaître. La France était encore prisonnière de la gangue sartrienne alors que les derniers échos de la clarinette de Boris Vian étaient en train de s’estomper. Et voilà que deux quidams – Louis Pauwels et Jacques Bergier – que je ne connaissais absolument pas, se posent sur la scène éditoriale en faisant preuve d’une reliance percutante : la science et la tradition se répondent, les bibliothèques d’alchimie contiennent des trésors pour la recherche, l’étude des animaux mythiques n’est pas étrangère à la zoologie, l’humanité remonte à un passé immémorial, etc. Ils qualifient leur réflexion de « réalisme fantastique » et adoptent une méthode fort séduisante : on n’assène pas de vérités, mais on émet des hypothèses tout en s’appuyant pour les illustrer sur une « littérature différente ». Je dois au Matin, la découverte d’auteurs qui deviendront rapidement mes admirations : Lovecraft, « ce grand génie venu d’Ailleurs », Arthur Machen, Talbot Mundy, Jorge Luis Borges, Colin Wilson ou Jean-Charles Pichon, par exemple. L’ouvrage aura un succès considérable et incitera les auteurs à lancer en octobre 1961 la revue Planète qui fera sensation et tirera à 100 000 exemplaires. De nombreuses collections suivront comme Présence Planète (essais), L’Encyclopédie Planète (études thématiques), ou diverses anthologies de « littérature différente ». Le fil conducteur est toujours, bien sûr, les deux aspects de la réalité, celle visible et celle invisible que l’on peut approcher par l’imagination et qui débouche sur l’intuition des correspondances entre science et tradition. Damien Karbovnik, auteur d’une thèse monumentale sur le sujet [7], voit une connotation fortement religieuse dans le cheminement de la pensée des fondateurs, sorte de parcours initiatique à la recherche des traces de Dieu. La revue poursuivra ces interrogations sur la période 1960/65, avant d’amorcer un tournant, faisant une place plus importante aux questions socio-politiques. Un virage qui s’accentuera avec le Nouveau Planète (1968) qui se soldera par la mort de l’entreprise (1970). Le réalisme fantastique cherchera à s’organiser en cercles de réflexions, Les Ateliers Planète. Les critiques seront nombreuses, dénonçant les approximations et les invraisemblances des travaux de nos deux compères. Une série de suites au Matin étaient prévues, dont seul sortira le premier tome, L’Homme éternel (1970). Pauwels voulait que cette série soit un « manuel d’embellissement de la vie ». Ce livre ne connut pas le succès du Matin des magiciens et le réalisme fantastique finit, comme tout, par lasser le public… Comme dans Le Matin, Pauwels et Bergier sont obsédés par les sociétés secrètes. Ils démarrent L’Homme éternel en affirmant que « notre civilisation, comme toute civilisation, est une conjuration ». Cette conjuration aurait pour but de nous faire méconnaître qu’il y a un autre monde dans celui que nous habitons. Le réalisme fantastique est résumé dans cette phrase du baron Gleichen que les deux auteurs reprennent à leur compte : « Le penchant pour le merveilleux, inné à tous les hommes, notre goût pour les impossibilités, notre mépris pour ce que l’on sait, notre respect pour ce que l’on ignore, voilà notre mobile ». La série d’ouvrages prévue par Pauwels et Bergier devait comprendre cinq volumes : L’Homme éternel, essai et rêverie sur le thème des civilisations disparues. L’Homme infini devait traiter de la condition surhumaine. L’Homme en croix devait évoquer les risques et les chances de notre civilisation, du pari sur les chances. L’Homme relié, devait reposer sur le contact avec des intelligences différentes dans le ciel et ici-bas. Et enfin L’Homme et des dieux à venir devait développer l’idée qu’il n’est peut-être pas possible de créer un mythe nouveau, mais que la venue d’un tel mythe est indispensable. Pour être complet, il faut préciser que le second volume a été rédigé par Bergier sous le titre La Condition surhumaine et figure dans le fonds Pauwels à la BNF. Cet ouvrage n’a jamais été publié, Pauwels le trouvant mal écrit… Mais Damien Karbovnik montre que, bien au-delà des problèmes de forme, ce sont deux conceptions sur l’homme qui s’affrontent : celle de Bergier voyant en l’homme un être venu d’Ailleurs (E.T. !) et celle de Pauwels, plus marquée par l’empreinte de la Tradition et par un travail continu de réalisation de soi-même. La revue Question de sera le dernier « sursaut » de l’aventure initiale qui avait fait son temps. Son premier numéro en 1973 s’inscrit clairement dans une optique de « filiation ». Si le produit est moins luxueux que Planète, on y retrouve, aux côtés de Louis Pauwels, une partie des équipes de la première aventure et ce petit plus qui faisait le charme de la grande sœur, à savoir la place accordée à l’art et à la littérature. Les thématiques traitées sont parallèles, avec une sympathie évidente pour les « nouveaux mouvements religieux ».

Raymond Abellio et Raymond Ruyer sont souvent à l’honneur. Pauwels ne tarit pas d’éloges à l’égard de ce dernier, considérant son ouvrage, La Gnose de Princeton, comme la seule véritable suite intelligente du Matin des magiciens. La Gnose de Princeton développe l’idée qu’un groupe secret de chercheurs à Pasadena et à Princeton, développe un ensemble de théories scientifico-religieuses censées constituer une forme de connaissance ultime, réconciliant science et philosophie, aussi bien que science et religion. Ruyer parle alors de gnose scientifique et reconnaît volontiers l’oxymore de la formule, qui n’est pas sans rappeler celui de réalisme fantastique. Mais, selon lui, au moment où il écrit, cet oxymore est dépassé, car la science peut déduire de ses propres démarches et de ses propres protocoles une forme de connaissance singulière. Mais, comme déjà constaté depuis 1965, les questions socio-politiques occupent de plus en plus le terrain. Il est frappant, par exemple, de remarquer que dès le numéro 3 (1974), Alain de Benoist pousse discrètement la porte dans l’idée de s’installer confortablement dans la place. Louis Pauwels se retirera de l’aventure en 1980, après Jacques Bergier, et la revue continuera de vivre une vie autonome dans l’univers du new age. Mais pour rebondir sur la fin de votre question, je ne sais pas si nous sommes en train d’assister à la résurgence d’un fascisme pur et dur. Les temps ont changé depuis la naissance du réalisme fantastique. Pauwels et Bergier ont ouvert les portes, et le meilleur comme le pire s’y sont engouffrés. Nous avons cette fois plongé dans la « forme vide » et nous ne discernons pas encore les contours de la période suivante alors que nous avons perdu les repères passés. C’est à l’évidence une période de grande confusion, et au terme « fasciste », je préférerais le thème « populiste » pour la caractériser. Flatter les bas instincts est devenu le moyen privilégié d’accession au pouvoir, faute d’avoir la capacité et la force de fabriquer une vision fédératrice. Et le populisme n’est ni à droite, ni à gauche ; il est hélas partout, comme le montre si bien La Dictatrice (2020) de Diane Ducret.

5 – À ce titre, Les Magiciens du nouveau siècle : retour vers le réalisme fantastique (2018) est un ouvrage qui se réclame justement de celui de Bergier et Pauwels. Nous savons que tu as lu cet ouvrage fort épais et riche, et très étonnant à bien des égards, notamment du fait que les auteurs – ils seraient plusieurs – ont décidé de garder l’anonymat tout en clamant que leur livre est « destiné à devenir le nouveau texte de référence du genre » et que « leur propos sont incontournables pour qui veut comprendre notre société ». Les sujets qu’il aborde – géopolitique, Russie, système solaire, transhumanisme, sectes et religions, occultisme, physique quantique, recherches scientifiques, écologie, développement personnel et new age… – mettent en perspective les avancées autant que les regrès et les limites de notre système. Est-il donc une suite naturelle et pertinente au Matin des magiciens ? Participe-t-il d’une quelconque contre-culture contemporaine permettant de saisir les enjeux qui se posent à nous aujourd’hui ? Soulignons toutefois que, à la différence du Matin des magiciens, l’ouvrage n’a pas retenu l’intérêt des lecteurs, et n’a fait l’objet d’aucune recension critique, hormis une analyse de ta part dans la première livraison de La Nouvelle Gazette fortéenne [8]. Peux-tu nous éclairer sur les raisons pour lesquelles les auteurs ont voulu garder l’anonymat, et à ce qu’ils risquaient de publier ces contributions sous leur nom, et donc ce que tu penses d’un tel ouvrage ? Nous aimerions un scoop comme, par exemple, de savoir si tu y as contribué toi-même ou bien si tu as refusé, en tant qu’éditeur, le manuscrit de l’ouvrage. En bref, nous voudrions savoir ce que tu en penses…

Écrire un nouveau Matin des magiciens et plus généralement perpétuer l’esprit Planète est un fantasme récurrent de la contre-culture contemporaine. On lui doit quelques réalisations sympathiques, comme la revue Orbs, l’autre planète. Je ne veux pas oublier non plus Agnès B. dont la Fondation a accueilli Un autre monde /// dans notre monde, une évocation et un hommage – sous forme d’exposition contemporaine – au réalisme fantastique. Outre l’organisation de colloques, cette exposition accorde une large place à l’art, car le mouvement Planète a aussi contribué à inspirer toute une école graphique. La publication des Magiciens du Nouveau Siècle nous a amené à nous interroger sur ce type de démarche « survivaliste », présentée comme suit par l’éditeur:

Il est plus que temps de faire le point sur notre savoir, nos ignorances, nos choix existentiels et les mythes qui attisent notre désir collectif. Louis Pauwels et Jacques Bergier avaient ressenti ce même besoin au début des années 1960, alors que tout semblait exalter le progrès. Cela s’appela le Matin des magiciens. La critique du « réalisme fantastique » est achevée, mais le paysage s’est modifié. À notre tour, il nous faut aborder ce qui se lève, ombres et lumières mêlées, au risque d’en devenir aveugle ou d’être éblouis. Le XXIe siècle devait être spirituel ou pas, il donne au contraire naissance à un monde de faux-semblants. Les auteurs de cet ouvrage destiné à devenir le nouveau texte de référence du genre ont fait parvenir leur manuscrit de façon anonyme. Combien sont-ils, nul ne le sait, mais leurs propos sont incontournables pour qui veut comprendre notre société.

Alors, non, je n’ai pas cherché à contribuer à ce travail, ni de près, ni de loin. Pourquoi? Parce que je connais bien les cinq « anonymous », et ne partageais pas l’idéologie ésotérico-négative de certains d’entre eux. Il ne m’appartient pas de lever le voile sur leur identité, sauf dans un cas, puisque la personne n’est plus de ce monde. Il s’agit de Geneviève Beduneau qui a signé les premières entrées, celles relatives à la science. Tout cela ressort d’un marketing d’autant plus douteux que chacun sait que l’anonymat ne résiste jamais à l’analyse des petits curieux ! Car il y a évidemment beaucoup de « déjà lu » dans cet ouvrage, et notamment dans la seconde partie. Il n’est pas facile de synthétiser une telle « somme », d’autant qu’elle ne s’ouvre pas sur une préface (ou introduction) qui aurait pu éclairer le lecteur sur le sens de ce travail colossal, avant de le lancer dans une dégustation de 1 188 pages. Même remarque sur une conclusion qui aurait proposé de mettre en perspective ces analyses bouillonnantes. On regrettera encore l’absence d’index nominen pour se retrouver dans le foisonnement des personnes citées. Lorsque je lis ce type d’ouvrage, je me pose toujours la question de savoir de quoi veut-on nous parler : Fin ou Renouveau ? Fin finale ? Renouveau étouffé ? Il faut dire que la couleur des deux premiers tiers du livre est particulièrement négative. Les progrès scientifiques accroissent les potentialités de désastre planétaire, Daesh nous épie derrière les Tours du Diable, quant au satanisme et au néonazisme, ils sont ultra-marginaux, mais méfions-nous, la bête est toujours là! Et pour rester dans cette grande œuvre au noir, une remarque qui me semble fondamentale : l’une des principales menaces qui pèse sur nos têtes n’est pas évoquée, à savoir ce que j’ai appelé, dans The Watan Origin (2016), la « diabolisation » de la finance [9]. La déconnexion opérée à partir des années 80 entre la finance et l’économie réelle a conduit à des aberrations comme la crise des subprimes, laissant dans les « caves » des banques de redoutables bombes à retardement. Force est de constater que la course forcenée au profit nous fait oublier de tirer des leçons. Ce travail est pourtant sauvé par sa dernière partie qui renoue avec l’œuvre fondatrice – et optimiste – de Bergier et Pauwels: « [Le père de Pauwels] disait que l’espèce humaine n’était pas achevée. Elle progressait vers un état de super-conscience, à travers la montée de la vie collective et de la lente création d’un psychisme humaniste ». Dès lors, il est aisé de franchir le pas : s’il y a éventuellement un Dieu, c’est l’intelligence intentionnelle qui est à l’origine de la création et de la mécanique cosmique, l’entité qui a conçu les lois de l’univers et les constances de la nature, la source des mathématiques, de la physique et de la chimie. La vie peut alors transcender la biologie et générer une intelligence post biologique dont la motivation n’est rien d’autre, dans le cadre du cycle de l’évolution, que de remplacer le maillon le plus faible de la chaîne [10]. Alors, un nouveau Matin des magiciens ? Une œuvre, certes, qui force le respect par l’incroyable érudition dont il fait preuve. Mais certainement pas un nouveau Matin, tout d’abord parce que les auteurs ont négligé ce qui faisait la toile de fond incontournable du travail des fondateurs, à savoir celle d’une « littérature différente ». Bergier n’a cessé de rechercher des écrivains « éclaireurs » pour illustrer ses prospectives intellectuelles et Le Matin est à ma connaissance l’une des rares études (la seule ?) intégrant dans ses démonstrations des nouvelles entières d’écrivains venus « d’Ailleurs » [11]. Ensuite et surtout, parce qu’ils ont donné à l’ensemble une « couleur morale » que je ne partage pas. Certes, les nuages s’accumulent et les menaces qui planent sur nos têtes sont terrifiantes. Mais pour les « chercheurs fortéens » que nous sommes, le verre n’est jamais à moitié vide et il convient de maintenir les fenêtres ouvertes et d’étudier les nouvelles pistes de recherche qui s’offrent à nous.

On peut également écouter cette série d’entretiens exceptionnelle avec Jacques Bergier, réalisée par la télévision suisse romande (TSR) en décembre 1978, ici.

Pour lire la seconde partie de l’entretien avec Philippe Marlin, c’est ici !
Texte © Philippe Marlin & Caroline Hoctan – Illustrations © DR
(Paris-Rennes-le-Château, avril 2023)
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[1] Cf. Le Secret de la Bouche de l’Enfer, sous la direction d’Emmanuel Thibault (2015). Cet ouvrage présente la rencontre entre une démarche initiatique individuelle et intérieure (Pessoa) et un cheminement cérémoniel et rituellique (Crowley). Une rencontre improbable entre deux droites qui n’auraient jamais dû se croiser… Cf. également le récit de cette rencontre par Ana Maria Binet.

[2] Cf. Le Cycle des épées (1970-1988).

[3] Gérald Bronner, La Démocratie des Crédules (2013), p. 87-93.

[4] Claude Arz in Les Littératures maudites, n° 2 : Actes du Salon 2017 à Charleville-Mézières, dédiés à Jacques Bergier (2018).

[5] Sous-département d’histoire de la philosophie hermétique et des courants apparentés Geschiedenis van de Hermetische Filosofie en Verwante Stromingen, en abrégé GHF, Amsterdam.

[6] In Marc Saccardi, Jacques Bergier (1912-1978) : Amateur d’insolite et scribe de miracles (2008).

[7] L’Ésotérisme grand public : le Réalisme fantastique et sa réception. Contribution à une sociologie de l’occulture, thèse sous la direction de Jean-Bruno Renard, Université de Montpelier (2017).

[8] Cf. Philippe Marlin, « Du Matin des magiciens aux Magiciens du Nouveau Siècle » , La Nouvelle Gazette Fortéenne, n° 1 (2020).

[9] Cf. Philippe Marlin, The Watan Origin : La géopolitique au regard de la science, de l’ésotérisme et de la littérature (2016).

[10] On se reportera à ce sujet à un autre roman de J. R. Dos Santos, Signe de Vie (2018).

[11] Arthur C. Clarke, Les Neuf milliards de noms de Dieu ; Walter M. Miller, Un cantique pour Saint Leibowitz ; Jorge Luis Borges, Le Nom de Dieu (extrait de L’Aleph) ; Gustav Meyrinck, extrait du Visage Vert, etc.