Nocturama : Métamorphoses dantesques

Londres de nuit, nous roulons sur la mauvaise voie – à la française – les lampadaires accrochent leurs ampoules couleur whisky le long d’un câble électrique. Poursuivis par deux sirènes de police, nous roulons de plus en plus vite. Les ampoules mises bout à bout forment une ligne orangée continue. Désormais poursuivis par trois sirènes de police, nous fonçons droit dans la gueule d’un tigre. Passés de l’autre côté d’un théâtre d’ombres chinoises, nous contemplons le soleil de Platon transpercer le corps radiographié de marionnettistes fantômes. Insidieusement, la lumière se fait également en nous (apparemment je ne suis pas seul) : nous allons passer le reste de nos jours en prison. Bienvenue à

Chicago : Vue en contre-plongée de buildings dans South Wabash. Hauteurs de masses sombres, et par-dessus, un coin de ciel pénétrant vaguement, de sa lumière, le cœur des artères sous les rails du métro aérien. Entre les derniers rayons du soleil et le trottoir, sur les rames surélevées, des ouvriers transportent des poutres métalliques qui prennent, selon la forme de leurs ombres projetées sur le trottoir, celles de femmes ou d’autres objets plus ou moins désirables : cocktails multicolores, strings, serre-têtes à oreilles de lapin, guêpières, fouet, menottes, talons aiguilles, chevaux au galop, tickets de tiercé gagnants, machines à sous… au gré de leurs fantasmes et de leur aveuglement. Un ouvrier soulève son casque de soudeur dans ma direction, et me souhaite : « Welcome to the heart of the cave ».

Au gibet noir, dansent les maigres paladins du diable. Belzébuth tire par la cravate ses petits pantins en leur claquant au front de lourds revers de savate pour leur arracher du larynx les décibels d’une douleur incurable. Hadès : « Vos gueules les morts ! C’est l’enfer du jeu ici, pas le purgatoire… ». Billes d’os lancées avec fureur sur des roulettes rouges et noires par Sharon Stone. Tourne tourne la roue tourne… Robert de Niro en profite pour lui mâter le cul.

Je repense à Lincoln et à sa statue dans le parc ce matin. Au vent venu du lac, et au bruit des sirènes sur Michigan Avenue, aux geysers de vapeur dans South Wabash s’immisçant par bouffées depuis les bouches d’égout sous les jupes de filles décollées du sol comme d’humains ascenseurs à la vitesse de bouchons de champagne chassés de leurs enclaves de verre par de vieux démons. Au loin, un bruit d’acier roulant sur de l’acier, et le tremblement de poutres métalliques enchâssées dans l’asphalte aérien : Chicago vient de s’élever de six à dix mètres au-dessus d’elle-même, couverte de poussière de chrome et de vieux chewing-gums.

Vro-o. Vroo-o. Vro-o. Vroo-o. Vro-o. Vroo-o. et chant lancinant des sirènes depuis les eaux profondes de la police psychique.

Immersion impromptue au cœur du mouvement et du bruit : la vie motorisée tous azimuts dans toutes les directions possibles, et le risque de mourir à chaque pas, au milieu de poulets plumés, et d’odeurs d’œufs pourris. Phnom Penh aux neuf-cents pagodes d’or couvertes de fientes de pigeon énigmatiques se révèle sous une incroyable lumière écrasant tout au sol, tel un Nirvana jeté dans la poussière avec amputation à chaque coin de rue.

Coincée sous une forêt de néons, nous pénétrons dans La Taverne de Bouddha où nous attendent, fumant comme de l’azote liquide, les 120 cocktails phosphorescents de la Vertu-Rédemptrice-Avec-Les-Compliments-De-La-Patronne. Des filles se prélassent couchées sur le billard central en tenues de sirènes. Derrière le bar, s’étendent à perte de vue des plages de sable blanc bordées de cocotiers entre lesquels semblent avoir fleuri des groupes d’Américaines et d’Allemandes, rouges comme des homards tout juste sortis de l’eau bouillante. De toute évidence, le Nirvana n’est qu’une invention de banquiers singapouriens pour attraper les touristes occidentaux.

Déçus, nous remontons en bagnole, et nous voici quinze milles au sud de Monterey, filant le long de l’ultra sauvage côte californienne et ses récifs où viennent mourir les eaux blanches du Pacifique, des chevaux de montagne chassés des sommets par des vents préhistoriques viennent s’y briser les os, suivis, dans leur très lente descente vers les failles sismiques, par notre décapotable noire zébrée de blanc. Il est l’heure de rentrer pioncer ! Au coin de Waker’s Street et South Clark, à Chicago, en attendant que passe sous son aile noire notre procession de bringueurs ubiquitaires, la grande Faucheuse s’est accroupie sur une horloge en fonte, observant de son œil comptable, les piétons pour en soustraire mentalement le nombre de saluts et de damnations.

Un détour imaginé pour échapper au jeu de la mort et son préalable : le dernier jugement. Nous longeons, avec toutes les ombres en fuite du crépuscule, les murs imbibés de cris fossilisés du camp S-21. La lumière étrangement épaisse du soleil mourant, sur les toits de Phnom Penh, tente de mouler, dans l’extension des ombres sous nos pas, les traits difformes de milliers de visages anonymes terrifiés, extrêmement terrifiants. Parmi eux, un ancien « pensionnaire » du camp, nous raconte comment ses tortionnaires lui ont arraché les ongles des pieds et des mains à la tenailles, lui ont brisé à la masse toutes les phalanges, lui déboitaient chaque matin une épaule et comment, alors que l’armée vietnamienne pénétrait la ville pour chasser les khmers rouges du pouvoir, en transit vers l’ouest, en compagnie de sa femme et de son enfant, il la vit se prendre une balle en pleine tête à bout portant sans raison, mais nous nous en tirons à bon compte au jeu de Trompe le Mort. Nous verrons bien ce qui nous attend au cercle suivant. Tourne tourne la roue tourne… Billes d’os lancées avec fureur sur des roulettes rouges et noires par Sharon Stone.

Tokyo Hotel, Chicago, Room 1523, et des cafards. Couchés par-dessus les couvertures Tout – les sensations les émotions et les troubles emmagasinés au contact de cette ville, et ailleurs en amont du Cocyte et de l’Achéron, défilait à la vitesse d’un pur flux projeté sur la toile psychique à travers la fenêtre depuis l’avenir tendu comme un biceps par-dessus l’horizon. Au réveil – les paupières aussi pâteuses que du sang – des grésillements d’origine magnétique, non localisables, se transformaient au contact des murs en une ligne mobile et dysharmonique d’acouphènes phosphorescents.

Et voici que, longeant la tapisserie, des hardes de daims tout droit sortis du Pacifique rejoignent les steppes d’aspect lunaire qui surplombent Big Sur, suivis de près par nos multiples fantômes marins dégoulinant d’algues brunes et étreignant, une fois atteint le sommet illuné de l’Olympe californien toute la largeur du ciel d’une seule main, comme si la coupe renversée du monde étoilé n’était qu’une coquille vide retournée à la manière d’une boule à neige sur le monde merveilleux de la sauvagerie sans passion des animaux nocturnes, et de rugir alors, nos fronts surmontés de bois captant dans leurs arcs les rayons gamma du soleil de Platon, tandis que, le long des rives boueuses du Mékong, les rescapés de la folie khmère s’amusent à effrayer les occidentaux en s’empiffrant à pleines mains de mygales vivantes : voici ce qui nous attends !

Texte © G. Mar – Illustration © DR
Nocturama est un workshop d’écriture fictionnelle in progress de G. Mar.
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