Le Bazar, mode d’emploi : de la Perse à Jaffeux

Philippe Jaffeux est un « Très Ancien ». Sa naissance remonte au temps où l’homme parlait encore aux oiseaux et savait les entendre. Suivez-le en forêt et vous comprendrez pourquoi. Mais avant, relisez parmi les premières lignes de la Genèse le passage où Jéhova souhaite ardemment qu’Adam mâle-et-femelle lui ressemble jusqu’à régner sur les oiseaux qui se déploient de la terre au ciel. De même que Jéhova a appelé Adam d’un nom signifiant Rouge-couleur-terre, d’où sa mission d’entretenir cette terre dont il est copropriétaire avec les oiseaux et autres bêtes, de même Adam devra donner à chaque bête un nom savant, savant en ce sens que chargé du pourquoi de son nom, s’il veut réaliser le vœu de Jéhova. Philippe Jaffeux a réalisé ce vœu, le premier à ma connaissance, et en a fait un livre illustrant la Genèse. Il s’intitule De l’Abeille au Zèbre (2023) et se déploie comme un abécédaire dans une jungle domestiquée non pas à l’échelle de l’homme, mais à la hauteur du parfait Adam Kadmon, car sur 26 pages, autant que de lettres dans l’alphabet.

Dès les premiers pas dans ce jardin, Philippe Jaffeux pour guide, vous comprenez qu’il est un Très Ancien à la manière dont il a de désigner l’herbivore bien connu des amateurs de méchoui : « La douceur d’un agneau blesse un rédempteur sacrifié à une religion sanguinaire ». Jésus a acté Zoroastre. Là où ce dernier se fit l’avocat de la vache pour que cessent les hécatombes, ce tout au long d’un long chant poétique (gāthā), Jésus s’est simplement couché au tombeau comme victime expiatoire à la place de l’agneau sacrifié, à la bouche un filet de sang et une seule parole : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Parce que s’abandonner au destin est le nom de l’Agneau, le sort de l’Ignare, tant le destin est cruel. Cette cruauté en rebute plus d’un. On lève alors les yeux, toujours Philippe Jaffeux pour guide, cherchant à percer si, dans le ciel, éclaircie d’éternité il y a. Incarnation et ascension restent des abstractions pour catéchumènes jusqu’à ce que Philippe Jaffeux tende le doigt : « Le Akh s’incarne dans une aigrette qui traduit l’envol d’un esprit transfiguré ». Il y a un double éthérique, un corps de gloire s’échappant de l’enveloppe du tombeau, ce que surent les Égyptiens de toute éternité, car l’Aigrette incarne Thot, encorne Tout, transmue l’aigreur en grandeur.

Dans le parc animalier de Philippe Jaffeux, s’ébattent 499 faunes en liberté, des oiseaux en majorité : albatros, colombe, goëland, poule, et même le corbeau qui a si mauvaise presse chez les Modernes. Notre Très Ancien sait lui redonner sa lettre de noblesse : « Un battement d’ailes magique s’adapte à l’intelligence palpitante d’un corbeau ». Oui, à bien y réfléchir, le corps de gloire sorti du tombeau ne peut être qu’un corps beau. Le héros celte qu’on croit (crôa) mort, ne meurt plus dès lors que la déesse Morrigan, celle qui morigène la mort et a pour corps un corbeau, s’adosse à son épaule. Il existe toutefois des oiseaux qui peuvent précipiter votre fin et Philippe Jaffeux, guide attentionné, Virgile à sa façon, ne manque pas de vous les signaler. Le geai est messager, mais pas de bons présages : « Une veillée funèbre réunit des geais autour du cadavre d’un de leurs semblables ». On dirait des hommes de lettres qui pleurent l’un des leurs, et tel est le cas. Celui qui a cassé sa pipe le premier a pompé trop vite l’encre de son encrier. Voilà ce qui vous pend au nez à écrire d’un jet, s’amuse Philippe Jaffeux dont la lenteur d’écriture n’a d’égal que le vol du Trentoiseau de la Perse, Simorgh en persan, ainsi appelé car dans le Royaume des Ailés, il n’y a que trente Élus récompensés pour leur long acharnement à piéger l’immortalité. Philippe Jaffeux le sait et le souligne : « le royaume d’un simorgh divin capture une éternité qui soigne un temps malade ».

Philippe Jaffeux le sait et le souligne en Très Ancien qu’il est. J’ai appris à le connaître il y a mil ans de cela, et il était déjà là bien avant moi. J’habitais alors la ville de Nichapour dans un baraquement adossé au bazar. Pour ceux qui ne connaissent pas l’Iran, je dois d’abord leur dire ce qu’est un bazar. Il s’agit d’un dédale de galeries voûtées le long desquelles, ici s’alignent, là serpentent, des myriades de boutiques, d’échoppes à vrai dire, toutes rectangulaires comme les casiers d’une ruche et toutes chatoyantes, qu’elles proposent des étoffes ou débitent du pain. En les parcourant, le badaud peut avoir l’impression de sauter d’une perle à l’autre sur le fil d’un collier, impression amplifiée par le paysage sonore que procure le bazar. Dans ses boyaux enchevêtrés les uns aux autres, deux cages ont été judicieusement placées, chacune à un bout opposé, invisibles l’une de l’autre, et dans chacune un bengali, oiseau au chant si enchanteur que Philippe Jaffeux l’a laissé hors-champs de son inventaire De l’Abeille au Zèbre. Un bengali siffle une amorce et se mure aussitôt dans le silence. L’amorce suffit pour qu’au loin, l’écho ayant porté, son collègue d’infortune réponde d’une roucoulade à faire pâlir les dieux devant appel si pressant à l’union. Les bengalis permutent parfois leur rôle entre qui joue le déclencheur et qui joue le louangeur, mais cette élégie n’a de cesse sous les voûtes de pierre tant que le bazar reste ouvert. La poésie persane est née de l’écoute de leur duo.

C’est pourquoi la poésie persane est duelle avec son vers assimilé à une case (beyt) habitée de part et d’autre de deux gazouillements (mesrâ’). Je le compris tout gosse, dès que sachant tenir le boulier à l’échoppe du tonton, l’oreille traversée par les répons de deux bengalis encagés en deux points phoniquement convergents des galeries du bazar. Puis, j’appris mes premiers distiques qui se greffèrent sans mal sur ce premier acquis, car deux distiques font un quatrain sur le modèle d’un bengali 1 (a) dont le cri provoque un bengali 2 (a) qui se ravale, à son tour, en bengali 2 (b) servant d’amorce au bengali 1 (b), lequel n’est autre que le premier, l’ampleur en plus. Chaque gazouillement a son autonomie sémantique, mais à l’écoute de l’ensemble, l’auditeur ne peut s’empêcher de pousser un bah, bah, bah, bah qui en dit long sur sa béatitude. En adolescent précocement éveillé par une telle ivresse, mon goût pour la poésie atteignit son paroxysme quand débarqua dans notre ville un maître spirituel comme il n’y en avait encore jamais eu. Cela remonte à la toute fin du 4e siècle de l’Hégire, l’an mil selon le comput chrétien. Ce maître, reconnu tel, parce que poète appelant à l’union mieux que les oiseaux en cage, est le plus ancien des mystiques lyriques de la Perse. L’histoire l’a retenu sous le nom de sheikh Abû Saïd, mais je préfère l’appeler l’Ancien, car je sais que Philippe Jaffeux est son avatar, si ce n’est le même sur le mode des bengalis 1 et 2.

Il y a mille ans de cela, le monde ne différait pas trop de ce qu’on connaît aujourd’hui. Les comités de surveillance, la dilection feinte pour les bonnes mœurs, l’appel en faveur des authenticités forgées de toutes pièces, ainsi que la médiocrité qui se pare des atours d’une orthodoxie BCBG, toute cette panoplie bien repassée du citoyen qui se veut au-dessus de tout soupçon alors que la crasse le gratte, elle faisait fureur, non pas dans le bazar des petites gens de Nichapour, mais dans les états-majors qui ne supportent pas que le peuple qu’ils oppressent ait en plus le culot de faire la fête. Car fête il y avait depuis que sheikh Abû Saïd était paru, non pas que porté sur l’orgie et la débauche, bien au contraire, ascète sortant tout juste d’une longue réclusion au cours de laquelle il fit le ménage de pas mal d’idées reçues. Il voulait juste prêcher la bonne nouvelle dans la joie et en quatrains bien sonnés, car les illusions levées, l’union peut se faire, chantait-il. Bien sûr, les fâcheux l’accusèrent d’avoir transformé la mosquée en dancing alors qu’il ne faisait que monter en chaire pour déclamer à la manière d’un bengali enivré de son chant. Plus il chanta, plus l’ire des défenseurs de la morale enfla hors de proportion, tant et si bien que ce quatrain fut par eux jugé indécent :

1 (a) :  Je vois tout de ta beauté quand j’ouvre les yeux
2 (a) :  Mon corps tout entier devient mon cœur quand je me confie à toi
2 (b) :  Ne fais pas commun avec les autres
1 (b) :  Quand je te dis mes secrets, parle longuement

Les Modernes de se récrier : Quoi d’indécent ? Le sens, mais faut-il au moins le pénétrer. Pour l’heure, une urgence : montrer que Philippe Jaffeux poursuit à dessein cette même « indécence ». Celle-ci s’exerce dans l’œuvre qui l’occupe le plus et qu’il remet sans cesse sur le métier, inachevée encore, sous le nom de Courants depuis plus de dix ans : Courants blancs (2014), Autres courants (2015) et maintenant Nouveaux courants (2025), autant de courants qu’il y a de courants d’air sous les voûtes des bazars pour porter la voix d’un bengali à l’autre. Les Nouveaux courants – pour se circonscrire à cet exemple – ont une architecture aussi totalisante qu’un bazar dans son articulation entre microcosme et macrocosme. Chaque page fait vingt-six lignes, nombre couvrant l’ensemble de l’alphabet français, et la plaquette réunit soixante-dix pages, le nombre de la perfection : toutes les dimensions du monde sont ainsi balisées. Prière : que passent leur chemin les oulipiens formalistes qui jacassent Jaffeux des leurs, alors que prétention tout autre chez lui : s’inscrire dans la cosmogenèse comme un co-cosmocrator. Il y a chez notre poète du André Dhôtel quand, déjà absent à lui-même, il avait fait don à Jean-Claude Pirotte d’une liasse de poèmes obéissant à un « rythme séculaire » dont l’éditeur ne prit conscience qu’une fois le travail retranscrit sur son ordinateur : tout ce testament spirituel s’échelonnait de A comme Abandon à V comme Vous ne savez pas. Les quatre dernières lettres manquantes servirent de planches à son cercueil. Il y a aussi beaucoup chez lui de la philosophie de Pierre Louÿs, dont la devise était :

La poésie est une fleur d’Orient qui ne vit pas dans nos serres chaudes. Elle meurt avec chaque poète qui nous la rapporte d’Asie. Il faut toujours aller la chercher à la source du soleil.

Quant à moi, je préfère croire que le même poète de l’Orient revient d’âge en âge, et que hier, au premier Âge, il s’appelait Abû Saïd, tandis qu’aujourd’hui, à l’ère du Vortex, il prend nom Jaffeux. Ma croyance s’appuie sur quelques correspondances propres à emporter la conviction des plus sceptiques. Qui vous dit que les boyaux du bazar se déploient dans le seul espace et non pas dans le temps en se moquant, pour preuve : je peux y être simultanément, de l’un comme de l’autre ? Prêtez bien l’oreille : là, sous les arcades les plus proches de la mosquée, juste devant l’échoppe où s’écoule un café dont le nectar emporte l’ambre et le musc qui s’échappent des boutiques avoisinantes, est assis un musicien venu du sud Liban. Il joue du bouzouki et les frères qui fréquentent le prêche d’Abû Saïd le connaissent bien pour ses transitions brusques entre la phrase d’appel, sèche, et le répons qui la développe dans le trémolo des oiseaux. Or, à l’autre bouche extrême du bazar, là où s’ouvre le quartier des métallos, un haut-parleur pend dans le vide. Il débite sans discontinuer de la surf music avec Dick Dale à la gratte électrique montrant que, sous l’Américain d’adoption, brûle en lui un Libanais dont les roucoulades ont conservé l’antique stridence. La fenêtre de Philippe Jaffeux ouvre sur ce haut-parleur, d’où son inspiration, car fenêtre grande ouverte et toute la journée, qui reproduit à peu de choses près, l’écho le voulant ainsi, le quatrain archétypique de son maître lointain.

Voici quelques variations de notre poète de l’ère du Vortex dans des gazouillis qui permutent certains des vers initiaux du sheikh, cela sans incidence puisque chaque vers est autonome. Elles en prolongent aussi le sens en l’adaptant à l’ouverture spirituelle propre à notre époque tout en l’enrichissant à la mesure de sa propre contemplation. Mes indications marginales renvoient ici à l’ordre dans lequel le premier quatrain persan fut énoncé / chanté.

# p. 31 en haut de page :
1 (b) : Apprivoiser sa voix avec une respiration qui domestique la banalité du silence
2 (b) : Détourner les cartes avec des dérives qui localisent une déroute de notre identité
1 (a) : Illustrer l’élégance d’un jour disponible avec l’éclat d’une page blanche
2 (a) : Se retrouver dans nos destructions pour se perdre dans notre inconséquence

# p. 37 en haut de page :
1 (b) : Attendre de savoir se taire à propos avant de s’entretenir avec notre impatience
2 (a) : Obéir à ce que l’on ne veut pas dire pour s’accomplir dans ce que l’on peut faire
2 (b) : Traquer une voie qui passe son chemin devant une civilisation désemparée
1 (a) : Transmettre ce que l’on a perdu pour s’initier au savoir de son ignorance

# p. 42 en haut de page :
2 (a) : S’envelopper dans l’envers de sa peau pour dépouiller son apparence avec sa chair
2 (b) : Orthographier un débordement du hasart pour provoquer notre volonté incorrigible
1 (a) : L’au-delà est au-dessous de notre présent parce que l’ici-bas pèse sur notre avenir
1 (b) : Les paroles agissent quand elles ne font rien d’autre que s’en tenir à elles-mêmes

# p. 57 en haut de page :
1 (a) : Évoluer avec des cycles qui inspireront nos retours vers une enfance enivrante
1 (b) : Nos silences savent que les mots sont les derniers à savoir clore une discussion
2 (b) : Goûter aux sensations de sa langue pour muscler l’organe de son mutisme
2 (a) : Les vibrations de nos corps répondent aux appels incontrôlables de la musique  

# p. 62 en haut de page :
2 (a) : Écouter ce que nous disons pour questionner une réponse de notre parole
1 (a) : Le témoignage d’une vision renverse un monde qui se reflète dans un regard
2 (b) : Le vide remplit des lettres qui sont toujours trompées par des mots saturés
1 (b) : Le jeu d’une aberration délivre le commentaire musical d’une ignorance

Une différence : Philippe Jaffeux ne prêche pas en chaire, il écrit de son fauteuil. Aussi, pour faire varier la trille et vibrer les codes, il supplée aux phonèmes et leurs effets des graphes percutants. Toute son œuvre a ainsi truffé le hasart d’une finale qui n’est pas la dentale attendue. Histoire de suggérer que, à ses yeux, le hasard n’existe pas, ou pour le moins, que se trame en lui un témoin participant : Tao l’appellent certains, Tau d’autres. N’en faites pas pour autant un lettriste, Mesdames et Messieurs aimant les étiquettes. C’est oublier qu’il voit loin et qu’il sait que le hasart n’est pas coup de dé mais à goûter. Il le scande : p. 57 / 2 (b). De même, dans son recueil intitulé, ce n’est pas un hasart, Éveils (2023), il accroche cette notion à une orthographe, réplica du : p. 42 / 2(b), qui suit la consigne du sheikh : Ne fais pas commun avec les autres. Ce qui chez Jaffeux éveillé donne : Orthographier le danger d’un hasart qui joue avec l’art aléatoire de George Brecht. Peut-on mieux rire des donneurs de leçon qu’en leur répliquant ainsi, et en minuscules toutes petites pour bien attirer l’attention des lunetteux : Non, je ne suis pas un lettré ?

Voilà qui s’appelle vraiment faire l’oiseau. Pas n’importe quel oiseau, mais ce bengali dont le premier gazouillis a été : Je vois tout de ta beauté quand j’ouvre les yeux. Sur cette même page des Éveils, en capitales blanches sur fond noir et en très gros, antithèse parfaite de sa pique anti-lettriste, Abû Saïd-Jaffeux s’écrie / écrit : DÉFIGURER UN SPECTACLE LISIBLE AVEC LE DISPOSITIF EXPÉRIMENTAL D’UNE VISION. Tenez-le-vous pour dit, chantres de l’expérimentation en chambre, Jaffeux est un visionnaire riche d’un kaléidoscope né des jaillissements de lumière que ceux qui ont médité les perles du sheikh, ils sont nombreux au bazar de Nichapour, taillent et retaillent sans cesse en vue de l’édification de l’œil du cœur. Chacun y apporte sa sonorité de la lumière. À toi aussi, lecteur-acteur, de déchiffrer toute la trame invisible, ainsi que les correspondances méta sensibles, qui courent de tel vers d’un quatrain à tel autre. Trouve aussi tes propres analogies, car cela seul fait sens.

Texte © Iraj Valipour – Illustrations © DR.
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