Tutoiements (Louise Bottu, 2023) est un recueil de textes tous pareillement formatés, du fait que, lorsque j’ai en projet une série de textes, je choisis pour eux un cadre spécifique. Je pourrais dire pompeusement : une unité de lieu. Ce n’est jamais la page blanche standard au format A4, que propose Word — avec la fameuse angoisse afférente à ladite blancheur. Je préfère me fabriquer mes propres gabarits. Je n’en suis pas moins angoissé, mais mieux : je me sens dans ces gabarits comme chez moi. C’est un luxe, très accessible, et qui ne génère plus qu’une angoisse de confort absolument excitante. Il me faut cela pour travailler valablement : un minimum de confort inconfortable. Pour Tutoiements, qui avait vocation à être un ensemble de textes très courts, et bien envoyés, j’ai choisi un gabarit de 8 lignes et d’environ 540 signes en Times C. 13. Dans ce gabarit, je m’astreins au remplissage intégral et m’interdis les césures. Quand le gabarit est entièrement rempli de mots et de ponctuation, cela donne donc des pavés de texte : sans veuve ni orpheline, sans blanc ni vide.
Je n’écris jamais de texte isolé, mais toujours des séries, séries plus ou moins copieuses selon le projet. En général, j’écris des séries de six textes associés à des images, avec du paratexte pour lier l’ensemble. Comme je dois à ma formation de plasticien d’avoir toujours vivace la double vocation de la variante et de la répétition, il est fréquent que je décide de commencer une série de textes par le même début. Ainsi, tous les textes de Tutoiements commencent par la même formule : Tu as suivi de ceci, cela, etc. C’est après que sont venues les difficultés : il faut savoir de quoi on parle, et dans quel registre on veut s’exprimer. Il convient de repousser le flou, mais pas entièrement. Si je dis que Tutoiements s’efforce de montrer, sous des jours différents, quelques quatre-vingt-dix facettes de la deuxième personne du singulier, il me semble que l’essentiel est dit. Enfin, pour expliquer clairement les choses, je dirais que Tutoiements a bel et bien un faux air d’inventaire, mais qu’il ne s’agit nullement de celui d’un notaire, ou à la Prévert. Quant au bégaiement.
Il va de soi que le tutoiement est, ici, un mode d’interpellation qui implique proximité, complicité, échange et connivence : on est bien là, exactement, dans la sphère du familier. Ce registre a l’énorme avantage d’exclure le solennel, la pompe et autres cucuteries académiques. Cela dit, le tutoiement a son éloquence propre. C’est là que réside le travail du texte, le jeu sur le registre. Tutoyer n’est pas une facilité naturelle, telle qu’on se l’imagine à première vue, cela ne coule pas de source : réellement, ça oblige à un strict contrôle de ce qui est dit. Il y a un réglage fin à opérer dans un contexte sémantique précis. Gare à la fausse note! Familiarité n’est pas intimité. Ainsi, parmi les tutoiements que l’on s’autorise, le spectre est large, tous n’ont pas la même coloration. Il y en a de très corrects, et d’autres plus grinçants.
Et si vous, Lecteur, je te tutoyais ici et maintenant, autrement dit à brûle-pourpoint, eh bien voilà ce que je dirais : Lecteur, tu as une douleur, tu es souffrant, cela se voit. Tu ne cesses de te plaindre. Bon, entre nous, ça m’embellit la jambe, et ça m’affine le jambon. Vois-tu, ça ne m’émeut pas plus que ça. Souffre en silence, Lector in fabula ! Ça va passer. Allons bon : une grande douleur ! dis-tu. Grande comment ? Ah, une qui te grandit. Lecteur, tu charries. Mais c’est assez plaisant. Quoiqu’il en soit, tu n’as pas l’air à l’article de la mort. L’article! Bref, comme souffreteux, tu sembles avoir encore du peps. Bien : à présent, examinons ton cas. Oh, cet imbécile ! Lecteur, tu t’es mis le doigt dans l’œil. L’index. Profond. Jusqu’au genou. En passant par le cou et l’omoplate. Un tel faux mouvement, faut l’faire ! C’est rarissime. Ben, je te crois que ça fait mal, pauvre Lecteur ! Voyons : l’extraction de l’index in oculo s’impose, à sec et sans délai. Tu verras, ça ira mieux après. Allez, courage ! Tu sais, Lecteur…
Pour autant, ce recueil ne me pousse pas à écrire un traité sur le bon usage du vouvoiement. J’ai plutôt en tête un livre du cuisine dont je n’ai pas encore écrit la moindre ligne, mais dont le titre s’est très vite imposé : Rognons de dingue, 10 façons de les mijoter. C’est un projet d’autant plus ambitieux que je ne connais rien au grand art de la cuisine. Sans parler des complications concernant les abats. Dans ce domaine, je suis nullissime. Dans d’autres domaines aussi, mais ne nous égarons pas… Pour Rognons de dingue, l’ampleur de la tâche est considérable. Je compte deux ou trois années d’études et travaux préparatoires avant d’entamer la rédaction des dix recettes proprement dites. Cela ne m’effraie pas. Toute travail est long. Et j’ai horreur de bâcler. L’amateurisme n’est pas ma tasse : c’est un stade anal. Ce que j’aime par-dessus tout, c’est chiader les finitions. Et ce, avec un soin maniaque, tel un perfectionniste psychorigide. À mon sens, c’est là qu’est l’Art. Et je ne sache pas que les grands toqués de la cuisine disent autre chose.
Texte & Illustrations © Daniel Cabanis
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