La question de l’intime se pose et s’inscrit dans un phénomène de société où la frontière entre privé et public se dissout, là où il n’y a presque plus de limite au regard. Cette notion m’a interpellée assez jeune du fait que mon grand-père maternel – survivant de la Shoah – m’a montré un livre de photographies sur les camps plutôt choquant pour l’enfant que j’étais alors. Dans le même temps, il m’offrait son appareil photo « Kodak Instamatic », protégé d’un étui de cuir noir, que je possède toujours et qui, d’une certaine façon, comme pour Charles Foster Kane dans Citizen Kane, représente certainement une sorte de « rosebud » dans mon parcours et mon évolution de photographe. Si « l’image vue modifie la façon de voir » selon les mots de Francis Bacon, il est évident que ma vision du monde, à ce moment-là de mon existence, s’est transformée et a fait surgir en moi une certaine forme d’ambivalence entre la prise de conscience de mon passé familial et le cadeau de cet appareil déterminant pour mon avenir qui ont fait s’entrechoquer dans ma psyché une dichotomie entre : construction/destruction, rationnel/irrationnel, amour/haine, naissance/mort, permission/interdiction, affect/non-dit, apparition/disparition.
Par mes études d’arts plastiques qui m’ont permis de me confronter à la matière picturale, j’ai pu transformer ce traumatisme de mon enfance et accéder à d’autres conceptions du monde moins figées par l’anéantissement et la persécution des corps. De même, à travers ma démarche artistique, j’ai pu investir d’autres dimensions, notamment celles du sommeil et du rêve, qui sont chacune devenues pour moi, au sens plein du terme, un « territoire » de l’image. En effet, que ce soit à travers la photographie ou la vidéo, le sommeil et le rêve m’ont permis de révéler des images aussi sidérantes que dérangeantes dont on pourrait presque dire qu’elles sont venues « d’ailleurs » et qui incarnent, de ce fait, le lieu par excellence d’un intime à appréhender. À travers la mise en scène de mon propre corps en tant que « matériau universel », mes œuvres apparaissent comme une réflexion sur la projection des désirs et des fantasmes, mais également sur la censure et l’autocensure. En m’exposant ou en me dévoilant ainsi aux autres, je questionne plus librement le corps social sans pour autant jamais me laisser border ni étiqueter, incarnant au mieux, je pense, le rôle de « perturbateur du réel ».
Territoire du visage : de l’« extra-ordinaire »
Après les différentes images mentales des cadavres qui s’étaient gravées dans mon esprit, issues de ce livre dévoilé par mon grand-père sur ce désastre « extra-ordinaire » qu’il avait vécu comme ancien déporté mais sur lequel il ne parvenait pas à mettre de mots et dont je ne pouvais saisir l’ampleur, à la manière d’Emmanuel Levinas, que « dans l’essoufflement qui prononce le mot extra-ordinaire d’au-delà » [1], c’est la vision de l’un de mes propres autoportraits, réalisé en 1991, qui m’a littéralement mise en face de cet « au-delà » que représentait précisément l’« extra-ordinaire » de l’intimité qu’il me dévoilait de moi-même. Ce portrait m’a en effet conduite à me questionner sur ce que je « figurais » comme altérité, tant il projetait dans le regard, la mélancolie infinie d’un temps immémorial. C’est ainsi que des photographes comme Claude Cahun, Cindy Sherman, Dieter Appelt, Ralph Eugene Meatyard, Friedl Kubelka, Yasumasa Morimura, ou bien encore des peintres ou plasticiens comme Alexej von Jawlensky, Francis Bacon et Sophie Calle, tous maîtres du portrait ou de l’autoportrait, m’ont aidé à réfléchir et à aborder la question de l’intime sous différents angles et de manière approfondie. Au départ, les peintures d’Alexej von Jawlensky (1864-1941) de la série Méditation m’ont donné l’impulsion de travailler « sur le motif », à partir de la matière brute du pigment coloré en symbiose avec le visage. La toile a simplement été remplacée par la peau du visage, véritable support vivant par sa plasticité et ses orifices. Dans cette série photographique intitulée Automorphoses, mon projet a été d’exporter la tradition picturale en photographie en dessinant directement sur mon visage différentes figures éphémères, changeantes et sans détermination de genre, à partir de confrontations de couleurs hors de toutes références d’une représentation préétablie. Je me photographiais « à bout de bras », mon appareil photo devenait ainsi une extension de mon corps, tel un « troisième œil », afin d’obtenir un léger bougé plutôt qu’une grande netteté de l’image. En le tenant à bout de bras, je privilégiais ainsi l’intuition d’un cadre, la provocation d’une « fracture », la vibration d’une pose d’une demi-seconde faisant émerger un imaginaire à travers les couches de couleurs. L’enjeu de cette série, par le geste photographique du « gros plan », était de faire apparaître derrière ce masque ritualisé et coloré, le temps d’une émotion, d’une « petite mort », révélant ce qu’il y a de plus intime dans l’être sans avoir recours à l’expression imposante des yeux.
Par la suite, le Noir et Blanc était plus pertinent que la couleur pour ma série des Dormeuses, car il correspondait mieux à la vision nocturne. En fabriquant un sténopé « maison » à partir d’une boite à chaussures peinte en noir à l’intérieur, et dont l’une des faces était percée d’un trou de la taille d’une épingle en guise d’ « objectif », cet appareil photo en carton – surnommé dans notre jargon artistique « boitier pauvre » – pouvait s’intégrer facilement dans mon espace intime tant sa banalité et son côté « jouet » permettaient de le déposer à mes côtés, directement sur le lit. Un appareil photo argentique aurait été plus difficile à supporter pendant mon sommeil, de même que son rendu photographique aurait été trop sophistiqué par rapport à mon projet. Grâce à la lumière des lampadaires de rue qui pénétrait dans la pièce et qui impressionnait la surface photosensible du film que j’avais placé dans la boite, cette dernière devenait donc pour moi l’observateur suppléant idéal : l’œil « neutre » qui captait uniquement mon visage les paupières closes, une présence « témoin » de mes nuits, telle une caméra de surveillance parvenant à voir ce que l’on ne voit jamais par soi-même de son propre sommeil. Évidemment, pour que la lumière extérieure puisse impressionner le film suffisamment, l’opération nécessitait au moins 5 à 6 heures d’exposition d’affilé. Et cela ne pouvait se réaliser qu’à la seule condition que mon corps endormi demeure vraiment statique durant ces longues heures, faute de quoi l’image formée sur le film risquait d’être abstraite, voire complètement floue. L’aléatoire et l’expérience du temps esthétique déterminaient la mise en œuvre de mon dispositif jouant de surplus avec les tensions entre le photographe et le sujet photographié. Sur l’ensemble de mes photographies, seule une trentaine d’autoportraits « extra-ordinaires » ont pu émerger au cours des trois années durant lesquelles j’ai réalisé cette série.
Ces approches de l’intime m’ont permis, plus tard, d’être en capacité de filmer Frida, une survivante de la Shoah, qui avait, dans les toutes dernières années de sa vie, le désir de témoigner et qui, effectivement, est décédée peu de temps après avoir pu visionner Deux arbres, vidéo que j’ai réalisée avec elle sur la mémoire de son expérience traumatique. Paroles mêlées et emprisonnées dans un passé figé, les cauchemars de Frida ne cessaient de la hanter jour et nuit, éveillée ou endormie, dans une obsession de chaque instant. Alors qu’elle me les confiait dans une sorte de monologue aussi discret qu’assourdissant, je filmais son visage, sa bouche et son regard qui traversaient à nouveau, par le souvenir affolant qu’elle en avait, ce réel devenu insaisissable, insupportable, presque inimaginable pour nous. Il s’agissait de la filmer en gros plan par une esthétique minimaliste et radicale au travers du Noir et Blanc contrasté des images qui permettait d’atteindre une réelle puissance de l’intime.
Territoire du corps : de l’« infra-ordinaire »
Georges Perec m’a également beaucoup influencée, dans mon parcours artistique, par l’interrogation du quotidien, de l’ordinaire, de ce que l’on ne rapporte généralement pas, de ce qui semble sans importance, de ce qui ne sera plus : « Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l’exotique, mais l’endotique » [2]. Je ne me suis jamais intéressée, d’ailleurs, à l’évènement, au spectaculaire (photographié ou photographique), mais bien au contraire, à la vision des choses communes comme les objets ou les sujets de tous les jours qui représentent un véritable réservoir de curiosités. Alors que je découvrais le « Snake Gourd » – un légume étrange, vert, amer et long d’environ 1 mètre [3] – lors d’une journée passée avec une Sri-Lankaise qui le cuisinait en curry, j’ai eu envie de l’exploiter comme un matériau de création, en le détournant de sa fonction culinaire, pour une série photographique qui devait devenir, dans mon travail, une nouvelle interrogation de l’intime. Le dispositif choisi était simple : le légume devait être disposé verticalement sur un fond blanc, éclairé sur sa gauche par une lumière naturelle. Très vite, il m’est d’ailleurs apparu comme un corps pouvant incarner une sorte d’ « individu ». À plusieurs spécimens, il formait une espèce de « tribu » étonnante portant la toute puissance ou même l’impuissance des membres d’une « famille », donnant ainsi à voir une sorte de « comédie humaine » en nous faisant ressentir leur intimité par la projection que l’on pouvait avoir de leurs relations les uns avec les autres : ascendant, souveraineté, guerre intestine, servitude, désinvolture, impunité, dignité, émancipation, attraction, solitude, etc., jusqu’au laisser-aller, au dépérissement, voire à la mort par la réduction des corps en cendres. Pendant plus d’une année, j’ai donc photographié cette série Solve en rivalité physique, symbolique et fictionnelle, avec la technique du Polaroid qui permettait d’obtenir, dans l’instant, un seul tirage original, une image révélatrice.
Les séries qui ont suivi comme celles du Portrait de l’Artiste en notices bio examinent l’« infra-ordinaire » de ma vie tout en distordant l’idée même d’autoportrait. Par la suite, quitter l’intérieur pour l’extérieur, les portraits « intimistes » pour des portraits « extimistes », c’est-à-dire s’aventurer à s’« ex-poser » à la vue de tous, dans le sens où Serge Tisseron évoque ce désir de rendre visibles certains aspects plus personnels de soi qui passaient jusqu’alors comme relevant de l’intimité [4], était devenu pour moi, malgré ma timidité ou ma pudeur à l’égard du corps, un véritable enjeu. C’est ainsi que j’ai démarré la série photographique Antichambres dans laquelle je m’« expose » allongée dans des espaces publics ou isolés, les yeux fermés, à la recherche d’une sensation de pure présence en interaction avec l’environnement urbain ou naturel, faisant corps, entre ciel et terre, au dicible et à l’indicible des lieux, jusqu’à provoquer une sorte de second souffle qui, à travers ma posture immobile, incarne artistiquement le geste, l’intention et l’œuvre à la manière dont l’exprime le peintre Anselm Kiefer : « Un travail artistique, c’est ce qui passe à travers moi comme un exemple à saisir, aussi précisément que possible, par beaucoup de personnes. Je ne peux rien faire d’autre que ce qui se passe à travers moi » [5]. Cette posture d’introspection et de méditation « en direct » du monde – je peux m’allonger sur un banc au cœur de la foule à Time Square comme sur le rebord d’un muret au-dessus du vide depuis lequel les gens viennent admirer le point de vue sur Montréal, ou bien, au pied des immeubles abandonnés dans le ghetto noir de The Wire [6] à Baltimore – me place ainsi dans un état particulier de « veille » entre intériorité et extériorité, entre doutes et évidences, entre banalité et étrangeté des flux, des bruits, des odeurs, des personnes, des éléments, etc., que je perçois dans ces différents sites comme de mon propre corps placé in situ, passant peu à peu de cet « infra-ordinaire » vers ce « supra-ordinaire » du territoire où le corps tend vers un imaginaire plus onirique.
Territoire des rêves : du « supra-ordinaire »
« Être entraîné plus haut, vers les hautes régions » est une des définitions donnée par le Gaffiot de « supra » qui est notamment illustrée par cette tournure : « supra somnum regis esse : veiller sur le sommeil du roi ». C’est dans cette optique que j’ai conçu Sleeping Works qui se présente par un ensemble de réalisations vidéo, photographiques, écrites et sonores composant une installation d’investigations globale sur le monde du sommeil et du rêve pouvant être traversée comme un univers d’interrogations et de suggestions tant utopiques que dystopiques. Cet imaginaire artistique m’est apparu alors que de nombreux rêves m’interpellaient et me faisaient prendre conscience de traumas anciens, souvent obsédants, à partir desquels j’ai décidé d’aller puiser la matière archétypale d’une nouvelle démarche concernant l’intime. Avec la série des Insomnies, j’ai effectué un examen approfondi du mode de représentation des images d’« images rêvées ». En composant un univers sur-réaliste qui m’offrait la possibilité d’exprimer une dimension fantasmatique et symbolique, j’ai revisité – sous l’angle fictionnel et jusqu’à épuisement – des documents familiaux abordant ce lourd « désastre » historique qui entachait ma psyché et, guidée par des forces ancestrales – toujours mon grand-père maternel –, j’ai mouliné toutes sortes de faits, d’éléments et d’archives. La Petite Fille au Pont, par exemple, était à l’origine la photographie banale d’une de mes cousines que je trouvais néanmoins inspirante pour ce que je voulais en tirer et faire ressentir d’elle dans l’ « insomnie » composée. Je l’ai ainsi travaillée et retravaillée par strates successives jusqu’à obtenir le sentiment d’abandon ultime et cauchemardesque de cette « petite fille » afin d’afficher le poids de l’anéantissement et y absorber la matière même des ombres et des lumières.
Cette « petite fille » dont la présence fantôme se dessine à travers les arbres, l’eau et le ciel d’une période cruciale, renvoie ainsi aux questions du passé comme « hors temps », aux questions du destin comme « sens de l’existence » et aux questions du souvenir comme « devoir de mémoire ». Dans une autre série, intitulée Chambres d’échos, j’ai plutôt eu le désir de photographier – lors de mes nombreux déplacements – l’étrangeté de chambres d’hôtels ou d’« amis » que représentent ces lieux de transit nocturnes. Toutes ces chambres dévoilent précisément, de par le désordre des literies, les scènes intimes de mes nuits. La présence de mon corps n’est pourtant visible que dans les plis des draps de ces lits de passage dans lesquels elle a produit ces formes abstraites à la manière même où, comme l’exprime Gilles Deleuze, « toujours je déplie entre deux plis, et si percevoir c’est déplier, je perçois toujours les plis » [7]. Pour réaliser ces prises de vue, j’applique toujours le même dispositif, à savoir que je shoote d’« en haut », en levant mon appareil photo à bout de bras sans regarder dans l’objectif. La tenue aléatoire de l’appareil ainsi que le désordre du lit apparaissent, une fois l’image révélée, comme une véritable projection de fantasmes pour le regard à la différence des photographies de catalogues ou de sites web vantant les « charmes » de chambres complètement aseptisées où toutes traces « humaines », physiques et intimes, ont été soigneusement évacuées. L’attrait du regard pour ces Chambres d’échos se place ainsi dans l’invitation qu’elles nous font de reconsidérer l’espace privé du sommeil comme cette sorte de « boîte à secrets » de l’existence que chacun possède et qui lui est unique.
Avec les années, la question de l’intime devenant de plus en plus centrale dans ma démarche artistique, j’ai également voulu l’aborder par le biais du médium vidéo car certaines réalisations d’artistes – telles Sleep (Andy Warhol, 1963), Les Dormeurs (Sophie Calle, 1979), The Passing et The Sleepers (Bill Viola 1991 et 1992) ou encore Sleep (Mounir Fatmi, 2012) – m’avaient marquée. Grâce à ce médium, j’ai pu traiter l’intime d’une manière encore différente, peut-être plus originale. Tout d’abord, en investissant le territoire des rêves à travers des thèmes éminemment personnels et emblématiques. Ensuite, en choisissant pour chacun d’eux une « couleur » spécifique, déterminante au niveau alchimique ou symbolique augurant, de la sorte, une forme d’œuvre « au Noir », « au Blanc », « au Rouge » [8], etc. À ce jour, j’ai réalisé 10 « vidéos-rêves ». Les rêves ont toujours incarné pour moi le plus parfait « parchemin » qui existe pour lire l’intime, puisque leur étrangeté et leur langage conditionnent souvent notre vécu. Les rêves me semblent ainsi se transfigurer à travers des images et des perceptions déjà construites par des tiers avant nous, et qui, réinterprétées et rejouées en nous-mêmes, font place à de nouveaux rêves dont nous sommes les dépositaires mais, également à notre tour, les transmetteurs.
Cependant, pour présenter plus avant ma démarche et pouvoir mieux la positionner parmi d’autres productions, performances ou réalisations afin de mettre en perspective sa pertinence, il me semble intéressant d’évoquer l’expérience de Jennifer Ringley [9] – appelée communément « JenniCam » – qui, elle, n’a jamais considéré qu’une chambre, un lit ou un corps étaient les territoires de l’intime, pas même du sien. C’est ainsi qu’entre 1996 et 2003, elle a installé volontairement dans sa chambre universitaire une webcam et, ensuite, plusieurs dans son appartement de Washington, telles des caméras de surveillance afin de diffuser sur sa webpage, en direct 24h/24, sa vie quotidienne sans jamais la filtrer ni la censurer, étalant ainsi autant son sommeil que ses assouvissements sexuels, ses humeurs, ses confessions, son quotidien, etc., Mais, pourquoi cette spectacularisation d’une jeune femme en quête de reconnaissance passait-elle alors par les moyens de l’intime, fût-il surexposé ? À l’ère de la première époque des médias connectés, en étant la plus importante « cyber-célébrité » à réaliser une telle « performance » qui attirait plusieurs dizaines de millions d’internautes chaque mois de manière virale, était-ce pour « JenniCam » une façon d’être connue et reconnue comme une star ? En effet, chacun pouvait s’approprier quelques images au début, puis des journées entières, de « JenniCam » sur son propre ordinateur – gratuitement dans un premier temps et payant par la suite – devenant lui-même ce spectateur-voyeur, accro d’un microcosme virtuel qui fait d’un sujet un objet avant de le transformer en une marchandise du consumérisme global, illimité et insignifiant de cette « ère du vide » si chère au philosophe Gilles Lipovetsky [10]. Le commentaire d’un internaute fan des prouesses de la célèbre « camgirl » demeure, à ce titre, édifiant : « Le suspense commence avec le néant ». « JenniCam » ne devenait-elle pas accro, elle-même, de sa propre image sous le regard de ses caméras, considérant peut-être qu’il ne s’agissait pas tant, ici, d’un intime sacré perdu – celui de sa propre personne – que d’une visibilité numérique conquise – celle de son « avatar » ? Quelle était, finalement, la place de l’intime dans cette mise en réseau permanente où tout est toujours visible par les regards de la manière qu’on observerait les comportements d’une souris dans une boite, sinon sa réification même ? De cette extériorité étalée qui efface tout intime propre à l’intériorité de l’être, le psychanalyste Gérard Wajcman constate simplement qu’il n’y a « plus de dedans ni de dehors, le dedans est mis au dehors, et le dehors entre au dedans » [11]. En ce sens, parmi les « vidéos-rêves » que j’ai réalisées, Rêve rose # 1 Pink Dream pourrait faire écho aux enregistrements de Jennifer Ringley – qu’elle a depuis supprimés du web – en ce sens où l’image que je donne à voir est un plan-séquence fixe et ressemble, à s’y méprendre, à l’image que pourrait enregistrer une caméra de surveillance dans ma chambre.
Ayant pour dominante le rose comme couleur, cette image nous montre une femme nue enroulée dans ses draps qui dort d’un sommeil profond tandis qu’un poste de télévision, resté allumé, crache une émission où des jeunes femmes discutent entre elles de sexualité et, plus précisément, de leurs pratiques mais, au fur et à mesure du temps, des parasites sur l’écran – dont on ne connait pas l’origine – créent des perturbations électriques. Soudain, on entend une sonnerie de smartphone – celui de la « dormeuse » posé à ses côtés – qui retentit imperturbablement par intervalles mais sans jamais la réveiller. L’image d’un rêve « supra-ordinaire » – son rêve – coupe les voix des jeunes femmes aux propos dérisoires et nous projette au beau milieu d’une scène érotique d’une extrême lenteur, quasi hypnotique, modifiant la nature même de l’acte d’origine. Le spectateur pourra d’ailleurs lire cette citation de l’écrivain Georges Bataille sur l’un des cartels du générique : « L’érotisme est une expérience que nous ne pouvons apprécier du dehors comme une chose » [12]. J’ai conçu Rêve rose # 1 Pink Dream comme une mise en scène critique de la vidéosurveillance, de la censure, des pouvoirs exercés sur le corps de la femme dont les propos et les plans infiniment intimes sont en contradiction avec les flux continus et répétitifs des enregistrements numériques de « JenniCam » qui étaient, eux, sans intention personnelle et où les images se suivaient automatiquement et se remplaçaient les unes les autres, réduites au statut d’un contenu « spectaculaire » n’impliquant les internautes que dans une culture des apparences, celle qui n’engage à rien et ne transforme rien en soi.
De l’intime considéré comme l’art même
On peut constater qu’il est de plus en plus difficile de définir l’intime dans ce monde « hyperréel » où la conscience humaine perd chaque jour davantage sa capacité à distinguer l’imaginaire de la réalité, entre ce qui fait « œuvre » de ce qui fait « marchandise » à la manière où l’on peut estimer que le monde dans lequel nous vivons, tel que l’a si brillamment exposé le philosophe Jean Baudrillard, a été remplacé par sa copie [13], copie qui brouille la notion de sacré de chaque individu et altère le spirituel de l’art en tant que source d’inspiration et de transcendance comme l’entendait Kandinsky. Ainsi, pour moi, l’intime est d’abord ce qui fait art, à savoir ce qui transforme les artifices de la réalité en un réel sensible, ce qui fait d’un quotidien banal, souvent trivial, une expérience exceptionnelle de l’existence. En ce sens, ce qui fait « œuvre » est avant tout le regard ou la voix d’un artiste, le process même d’une pensée émancipée, sinon libre.
Serait-il donc encore nécessaire de prouver que les clichés des routes de France capturés par les caméras automatisées du moteur de recherche Google Street View en France n’ont rien à voir avec les photographies réalisées par Raymond Depardon [14] des mêmes vues de ces lieux, les unes étant une représentation quand les autres sont une interprétation, c’est-à-dire que les premières sont des « images » automatiques et remises à jour périodiquement parmi les milliards que Google met en ligne pour répondre à un besoin d’informations quand les secondes sont des « photographies » subjectives, uniques, réalisées avec d’autres dans un temps défini dont elles sont l’expression pour constituer un Journal de France, que propose un artiste afin de saisir le(s) regard(s) par son geste intentionnel, mûri par son expérience et ses désirs personnels ? Ainsi, ne peut-on pas considérer que l’intime, finalement, n’est rien d’autre que l’essence de l’art, sa révélation même ?
Texte & Photographies © Isabelle Rozenbaum – Illustration © DR
Ce texte a fait l’objet d’une première publication dans Interfaces de l’intime (MSHA, 2016). Nous en donnons ici une version revue et corrigée.
Pour lire un autre article de l’auteure, « De l’image matrice à l’image Matrix », c’est ici.
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[1] Emmanuel Levinas, Autrement être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, « Phaenomenologica ».
[2] Georges Perec, « Interroger l’habituel » in L’Infra-ordinaire, Paris, Le Seuil, 1989.
[3] Trichosanthes cucumerina est une plante grimpante tropicale ou subtropicale de la famille des Cucurbitaceae cultivée pour son long fruit saisissant utilisée comme légume et en médecine (Wikipedia).
[4] Cf. Serge Tisseron, L’Intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001, rééd., Hachette, 2003.
[5] Cité par Daniel Arasse in Anselm Kiefer, Paris, Éditions du Regard, 2012.
[6] Sur écoute (The Wire) est une série télévisée américaine, créée par David Simon et coécrite avec Ed Burns, diffusée sur HBO du 2 juin 2002 au 9 mars 2008 (Wikipedia).
[7] Gilles Deleuze, Le Pli : Leibniz et le Baroque, Paris, Minuit, 1988, « Critique ».
[8] Cf. Jacques Bergier, « L’Alchimie, science et sagesse », in Encyclopédie Planète, Paris, s.d. : « En cherchant à partager exactement la philosophie (chimique) en quatre parties, nous trouvons qu’elle contient : premièrement le noircissement, secondement le blanchiment, troisièmement le jaunissement, et quatrièmement la teinture en violet ».
[9] Jennifer Kaye Ringley (née le 10 août 1976) est une cyber-célébrité américaine et ancienne adepte de lifecasting (Wikipedia).
[10] Cf. Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983, « NRF Essais ».
[11] Gérard Wajcman, « L’Œil universel et le monde sans limite » in Vivre l’intime (dans l’art contemporain), Paris, Thalia, 2010, « Conversations ».
[12] Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Minuit, 1957, « Arguments ».
[13] Cf. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981.
[14] Voir la (fausse) polémique soulevée par Caroline Delieutraz qui a exposé en vis-à-vis les clichés de Google Street View avec les photographies de Depardon : www.deuxvisions.net