En ce premier quart du 21e siècle, la pensée philosophique se trouve devant deux impasses : soit la réitération du totalitarisme métaphysique, soit le chaos de la contingence postmoderniste. Comment faire pour éviter ces voies sans issue ? La question de l’agir, « Que faire ? » suscite immédiatement une autre interrogation : pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Le Système du pléonectique [1] de Mehdi Belhaj Kacem, prenant la mesure de notre tragique situation époquale, nous transmet un levier esthétique et éthique pour tenter de soulever la chape techno-mimétique qui nous étouffe.
Il s’agit pour MBK d’adhérer à l’étymologie du mot krisis, c’est-à-dire de « passer au crible » la philosophie depuis Platon, pour se déprendre de toute métaphysique. Les racines de la crise sont ontologiques et remontent au surgissement même de la vie sur terre. Si l’on s’en tient, par exemple, au mythe judéo-chrétien de la Genèse, il est clair que la crise était déjà prévisible dès la création du monde : la création n’est rien d’autre qu’une entrée en crise. MBK utilise la Genèse à partir du péché originel, qu’il nomme « l’architransgression », mais, dès son début, le récit potentialise la crise du pléonectique.
On sait que, pour la Torah, l’événement originaire de la vie commence par le nombre 2. En effet, le premier mot de la Genèse, Bereschit, « au commencement », a pour initiale la lettre Beth. La Bible énonce : Bereschit bara Elohim : « Au commencement Elohim créa ». On retrouve donc aussi le Beth à l’initiale du verbe créer (Bara). Or, cette première lettre est en réalité la deuxième lettre de l’alphabet hébreu, Aleph étant la première. Beth, en tant que deuxième lettre, a la valeur numérique « 2 » ; sa forme évoque un contenant, un vase couché sur le côté – ב –, et symbolise la femme archétypale, le principe féminin de la divinité. Pour la tradition kabbalistique la fonction primordiale du Beth est de contenir la première lettre, l’Aleph, le feu éternel infini – א. Ainsi, le Beth est l’instance qui, en limitant l’infini, se l’approprie et l’expatrie de sa propre infinitude.
On voit que la dialectique d’appropriation-expropriation, qui entretient le dynamisme pléonectique, apparaît dès le commencement de la création. Ce jeu ontologique va croître exponentiellement à mesure que l’être s’accomplira comme événement à travers les transgressions infinies de l’animal techno-mimétique. Au principe de l’être, en son commencement, se trouve la dyade. Dans le mythe judéo-chrétien, l’archétype masculin du Aleph ressurgira sous l’aspect d’un Dieu créateur, unique et transcendant. Ainsi, l’Un, l’unité, est le produit pléonectique du dualisme dynamique originel de la dyade :
Ce qui est exproprié sous le bénéfice évident encaissé par l’étant appropriateur, ce que la métaphysique dans sa candeur forclose appelle « Bien », se « venge » toujours, de manière tout aussi mathématique, et c’est le concept du Mal tel que le développe le système du pléonectique. (Expropriation, 247) [2]
Le Yahweh de l’Ancien testament a souvent été perçu comme un dieu cruel et vengeur. Ainsi, paraphrasant Proudhon (in Philosophie de la misère), MBK pourrait affirmer que « Dieu, c’est le Mal ». Le dieu monothéiste, émergeant du dynamisme antagoniste de la dyade première, est le dépassement absolu à partir duquel l’être se révèle dans sa totalité et son hégémonie archétypale. Or, comme l’affirmera MBK :
Ce que démontre le système du pléonectique, et d’abord à la pratique effective qu’ont les philosophes de leur propre discipline, c’est qu’il n’y a pas, nulle part, de dépassement absolu. (Événement, 224)
Le récit biblique, se poursuivant jusqu’à « l’architransgression » d’Adam et Ève, prouve bien qu’il n’y a pas de dépassement absolu puisque, en s’appropriant l’arbre du savoir, Adam et Ève vont transgresser l’arché divine elle-même, jusqu’à devenir semblable à elle : Dieu, c’est le savoir, mais le savoir n’est pas la vérité.
Cette mise en relation entre MBK et Proudhon n’est pas fortuite car, de mon point de vue, les deux penseurs sont liés par d’évidentes affinités électives, même si MBK ne cite presque jamais Proudhon. Ce que je souhaiterais donc montrer, c’est que le système du pléonectique peut se conjuguer avec la dialectique proudhonienne des antinomies, parce que c’est ce type de logique antagoniste qu’appelle le Jeu d’anarchie et les enjeux dialectiques qu’il implique.
Proudhon et MBK sont autodidactes et extrascolastiques. Comme MBK, Proudhon n’appartenait pas au sérail universitaire des philosophes « fonctionnaires ». Fils de paysan, son enfance se passa dans la campagne franc-comtoise. La culture paysanne est aussi prégnante chez MBK. Leur immersion dans cette réalité paysanne a très certainement joué un rôle décisif chez nos deux philosophes. Dans l’annexe à son ouvrage, « Proleptique à Être et sexuation », il parle de son vécu campagnard dans sa terre corrézienne, en se traitant lui-même de moujik :
Qu’est-ce que le rut animal ? nous n’en savons rien, sauf par l’observation extérieure à laquelle a droit un bon moujik comme moi, sans doute plus souvent que des citadins comme vous. (p. 931)
Aux dires même de Proudhon qui, dans Théorie de la propriété, porte un jugement critique sur son œuvre, la dialectique constituerait l’apport théorique majeur de sa pensée. Pourtant, aucun ouvrage ne lui aura été consacré jusqu’à aujourd’hui, l’alma mater marxisante l’ayant oblitérée, renvoyant systématiquement au pamphlet de Karl Marx : Misère de la philosophie. Seuls Georges Gurvitch, dans Dialectique et sociologie, et Jean Bancal dans Proudhon pluralisme et autogestion, en ont donné des analyses succinctes mais perspicaces. Dans un ouvrage récent, En quête d’une gnose anarchiste, j’ai moi-même présenté la dialectique sérielle de Proudhon en la rapprochant de la logique dynamique du contradictoire de Stéphane Lupasco. Je procèderai, dans un premier temps, à un survol de la logique lupascienne qui ouvre, selon moi, de nouvelles perspectives de lecture pour le système du pléonectique.
Dans sa philosophie, Lupasco a pris en compte la rupture épistémologique provoquée, au milieu du 20e siècle, par la physique quantique. Il a inséré le contradictoire dans sa propre logique, les propositions de la mécanique quantique se révélant incompréhensibles à la logique traditionnelle qui, depuis Aristote, repose sur les principes d’identité (A est A) ; de non-contradiction (A n’est pas non-A) ; et du tiers exclu : il n’existe pas de terme qui soit à la fois A et non-A (entre A et non-A tout tiers est exclu), tel que l’a lui-même fictionnalisé van Vogt dans sa célèbre trilogie, Le Monde des non-A (1945-1948).
Pour Stéphane Lupasco, l’antagonisme contradictoire devient ainsi la texture de l’univers, c’est la dialectique de base où s’opposent le monde physique et le monde biologique. La matière et l’espace-temps sont des productions du dynamisme antagoniste de l’énergie. Tous les systèmes physiques, biologiques, sociaux ou culturels, tous les phénomènes ou événements sont des systèmes contradictoires produits par l’équilibre entre deux états énergétiques contraires. Observons tout de suite que ce principe du dualisme antagoniste trouve son symétrique dans le système du pléonectique, puisque MBK déclare :
Toute philosophie dès ses origines, toute science, car en amont d’elle, ne peuvent s’empêcher, jusqu’à nous compris et sans exception le présent scribe, de fonctionner par dualismes. Voilà ce que le concept de « différend ontologique », donc de Vérité, qu’avance le système du pléonectique veut problématiser en son fond. (Vérité, 735)
La logique lupascienne fait intervenir deux processus : l’homogénéisation/hétérogénéisation et l’actualisation/potentialisation. Le premier processus se caractérise ainsi : il faut un équilibre d’énergies antagonistes pour qu’apparaisse un système. À un pôle homogène s’oppose un pôle hétérogène antagoniste. Le second processus peut se formuler ainsi : un système se modifie lorsqu’un des pôles d’énergie s’actualise (i.e. se manifeste) aux dépens du pôle de l’énergie antagoniste qui s’en trouve potentialisée (i.e. en attente de manifestation).
Stéphane Lupasco envisage un troisième cas où les énergies antagonistes s’actualisent et se potentialisent simultanément. Ce troisième état énergétique, il l’appelle le « tiers inclus » ou état T (la lettre T pour « tiers »). Si les éléments d’un système sont absolument homogènes, le système disparaît et, inversement, si les éléments sont tous hétérogènes, il en résulte une diversification illimitée, et donc là aussi plus de système. Il faut que les constituants énergétiques de tout système soient à la fois et contradictoirement hétérogènes et homogènes. C’est ainsi que Lupasco identifie trois orientations énergétiques qui donnent lieu à trois matières :
1. La matière physique où le principe d’homogénéisation est prédominant et inclut la notion d’entropie.
2 . La matière biologique où prédomine l’hétérogénéisation – que l’on peut rapprocher de la notion d’entropie négative (ou néguentropie).
3. La matière psychique où se produit un équilibre entre homogénéisation physique et hétérogénéisation biologique (i.e entre les “pulsions” de mort et de vie.) Cet équilibre homéostasique est le point conflictuel le plus intense où se produit une demi-actualisation et demi-potentialisation de chacun des termes de la dialectique contradictorielle.
Lupasco retrouve ainsi les trois principes de la Métaphysique d’Aristote :
Il y a trois principes ; deux constituent un couple de contraires, dont l’un est définition et forme et l’autre privation ; le troisième principe est la matière.
Giorgio Agamben, dans son commentaire du « Traité de l’âme » (in La Puissance de la pensée), explicitera le dynamisme de ce troisième terme comme un retrait des deux premiers principes permettant à la puissance de se déployer comme puissance d’elle-même. Cette dynamique de la puissance qu’Aristote nomme l’intellect agent correspond à l’énergie psychique de la troisième matière dans la terminologie lupascienne.
Évidemment MBK n’ignore pas la physique quantique. À l’entrée « Événement » de son opus magnum se trouve une note de bas de page qui me semble essentielle. Dans le corps du texte, l’auteur vient de parler de la synthèse impossible entre la relativité générale et la physique, d’où cette note 74 au bas de la page 225 :
Synthèse impossible qui pourrait bien être, comme telle, la Vérité : on a vu (Désir, supra) et on verra plus en profondeur (infra, Vérité) comme si la vérité consistait précisément en l’intenable « cohabitation » d’énoncés et de faits contradictoires, dans une entité « fantôme », ni tout à fait ontique ni tout à fait ontologique.
Cette vérité « fantôme », indéterminée, située entre l’être et l’étant – l’ontologique et l’ontique – atteste la possibilité d’une logique du contradictoire que la lecture de la théorie lupascienne pourrait contribuer à éclaircir. Il m’a semblé nécessaire d’exposer succinctement la logique antagoniste de Stéphane Lupasco avant de présenter la dialectique proudhonienne que Jean Bancal n’hésitait pas à rattacher à la physique quantique :
La théorie de la particule et de l’antiparticule constitue en physique moderne une confirmation de la théorie proudhonienne de l’organisation antinomique du monde. (Proudhon, pluralisme et autogestion, t. 1, p. 118.)
C’est donc à l’aune de la dialectique contradictorielle qu’il nous faut aujourd’hui relire Proudhon. Ce dernier aurait pu dire comme Kierkegaard qu’il n’avait jamais « servi sous Hegel ». Il est donc absurde de lui reprocher, comme Marx l’a fait – dans sa jalousie malveillante – de ne pas avoir compris Hegel. En réalité, la dialectique sérielle de Proudhon reprend la notion d’antinomie à Kant (et, chez ce dernier, c’est le concept de « série » qui caractérise en propre l’antinomie), mais la condescendance du diktat marxiste s’est appliquée à déconsidérer cette dialectique jusqu’à aujourd’hui, même parmi les penseurs anarchistes.
Comme Lupasco, Proudhon pense que l’antinomie est partout dans l’être de la nature comme dans le monde social. Dans De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, Proudhon dénonce ce qu’il estime être l’erreur de Hegel : ne pas avoir compris que « l’antinomie ne se résout point mais qu’elle indique une oscillation ou antagonisme susceptible seulement d’équilibre » (in t. 1, rééd. Fayard, 1988, p. 35.). Selon Proudhon, tout dépassement (Aufhebung) du couple antagoniste est négatrice de la liberté. « La synthèse est gouvernementale« , dira-t-il. Proudhon a été le promulgateur du sens positif du mot « anarchie » qui apparaît dans son premier ouvrage, Qu’est-ce que la propriété ? Alors que l’anarchie, dans son sens courant, signifie à la fois le désordre et le chaos, Proudhon émet une idée paradoxale qui définit une forme positive de l’anarchie:
La plus haute perfection de la société se trouve dans l’union de l’ordre et de l’anarchie.
L’anarchie est donc à la fois, pour Proudhon, ordre et désordre. Un tel prédicat s’oppose par conséquent au principe d’identité et de non-contradiction : on ne peut saisir le sens du mot « anarchie » que par une logique du contradictoire. Proudhon démontre que l’ordre social véritable, l’anarchie positive, ne peut pas être imposé par une archè extérieure, transcendante à la société humaine. Sur le plan socio-politique, il précise que l’anarchie négative, identifiée au désordre et au chaos, est nécessaire à la légitimation de l’archè. L’anarchie négative, le désordre, est relié à l’autorité par un lien de cause à effet. Le désordre est la justification de l’autorité. L’anarchie négative se fonde sur l’illusion transcendantale de l’absolu. Proudhon s’appuie sur une dialectique du contradictoire, qu’il appelle dialectique sérielle, pour libérer la force sociale de l’autorité politique, afin que la société retrouve ses capacités naturelles d’autocréation et d’autonomie.
Le système du pléonectique montre que notre crise époquale contient la possibilité de l’anarchie positive. MBK se fonde sur le « Principe d’anarchie », qu’il reprend à Reiner Schürmann et qu’il présente ainsi :
Il s’agit de la période – celle que nous traversons depuis deux siècles – qui n’a plus de référent : comme l’Un pour les grecs, la Nature pour les romains, Dieu pour le Moyen Âge, ou la conscience-de-soi pour un moderne. C’est le principe d’une absence de principe, le moment où, quand vous tâchez d’attraper un principe sur lequel vous appuyer, il vous échappe. (In David Graeber, L’Anarchie – pour ainsi dire, p. 22.)
Quelle est la dialectique que MBK propose pour ce temps époqual du « Principe d’anarchie » ? À l’entrée « Histoire » (253), notre philosophe a reproduit un diagramme qui expose l’onto-logique de l’Histoire, autrement dit : la logique de l’être s’accomplissant comme événement. Ce schéma expose une série d’antinomies qui se déroule à partir de ce qu’il nomme la « transgression sacrée », événement primordial qui déclenche le dynamisme du système appropriation-expropriation, selon des polarités comme : Loi-Trangression ; Bien-Mal ; Raison-Folie ; Gauche-Droite ; Vérité-Fausseté ; Infini-Finitude.
On s’aperçoit, en visualisant ce diagramme que la dialectique du système du pléonectique est aussi une dialectique sérielle. Nous en avons la confirmation à l’entrée « Transgression » où MBK expose les quatre paires de doublets transcendantaux qui structurent sa dialectique. Ces doublets, précise-t-il, sont « des modules dialectiques qui s’emboîtent ensuite les uns aux autres » (695). Je me contenterai, ici, de rappeler ces quatre doublets qui forment l’ossature du transcendantal pléonectique :
Le premier est celui de l’appropriation-expropriation, c’est le transcendantal absolu du pléonectique.
Le deuxième est celui de la mimésis-technè, c’est l’avènement de l’animal techno-mimétique qui provoque l’amplification exponentielle de l’économie pléonectique du vivant.
Le troisième doublet est celui de la transgression-législation, c’est la transgression des lois de la nature qui produit les lois surnuméraires et fonde la politique, c’est-à-dire la relation sociale maître-esclave.
Enfin, le quatrième doublet transcendantal est celui de la Katharsis-Aufhebung : la catharsis est la transmutation alchimique des affects négatifs de la souffrance en affects positifs de la jouissance.
Jean-François Lyotard pensait que la dialectique négative d’Adorno était un retour au criticisme kantien. En réalité, la négation hégélienne telle que la conçoit Adorno n’efface pas l’Aufhebung : génératrice de la conscience, elle correspond à l’énergie psychique du tiers inclus lupascien, cette vérité fantôme « synthèse impossible qui pourrait bien être, comme telle, la Vérité », pour reprendre les mots de MBK. La négation radicale adornienne instaure le dynamisme du contradictoire : le tiers inclus, extérieur à l’existentialité des contraires et qui les dépasse en les conservant. Adorno a soumis la dialectique hégélienne à des contraintes de pensée suscitées par l’événement de l’Histoire [comment penser « après Auschwitz », narch Auschwitz ?] Il l’a transformée en une « dialectique négative » réfractaire à toute téléologie d’homogénéisation, de totalisation et de systématisation. MBK reprend la question d’Adorno en exergue de son Système du pléonectique :
Il s’agit pourtant bien de se demander si l’on peut vivre après Auschwitz.
Que signifie ce nom « Auschwitz » ? C’est un des noms de l’innommable, de l’indicible, de l’impensable. Impensable qui est la seule raison de philosopher, c’est-à-dire de penser. Il n’est pas insignifiant que MBK, à l’entrée « Mal » (400), relève un autre nom de cet innommable qui est « Pitești » :
Auschwitz, donc, comme nom paradoxal. Impossible, insoutenablement « contradictoire », de ce qu’il y a à penser. Mais j’ai découvert, il y a quelques années, qu’on était allé encore plus loin dans ce qu’on a trop longtemps et complaisamment qualifié d’Impensable (Lacoue compris, quelque transi d’admiration que je sois et serai toujours pour lui : le Mal n’est pas impensable, et telle est la cheville ouvrière impossible du système du pléonectique qui malheureusement est bien un système, contrairement à tous les bricolages « ontologiques » du jour qui se revendiquent comme tels sans aucun droit à le faire. Oui, j’ai découvert qu’il y avait encore pire qu’Auschwitz : ce qu’on a appelé « L’expérience Pitești »
Dans la prison de cette ville roumaine, furent menées – au mitan du siècle dernier – d’atroces expérimentations de « rééducation » sur les détenus. Cette expérience, menée par la Securitate, avait comme objectif de détruire psychologiquement les individus afin de créer le prototype de l’homme nouveau du léninisme.
La préposition nach, dans la question posée par Adorno : « Nach Auschwitz ? », n’a pas uniquement le sens d’une postériorité dissociable d’un « avant », elle signifie aussi « aller vers », « à destination de ». En effet, Adorno n’a jamais pensé que la catastrophe de la seconde Guerre mondiale clôturait un « avant ». Je n’en veux pour preuve que cette citation extraite de Modèles critiques, tellement prémonitoire de la situation mondiale actuelle :
Le passé auquel on aimerait échapper est encore très vivant. Le nazisme vit toujours, et nous ne savons pas encore s’il n’est que le spectre de ce qui fut si monstrueux que sa mort même ne l’a pas achevé ou s’il n’a jamais réussi à mourir ; nous ne savons pas non plus si le goût de l’innommable ne survit pas dans les hommes comme dans les conditions dont ils dépendent. (« Que signifie: repenser le passé ? » in Modèles critiques, 1984, p. 97.)
Il y a donc une conceptualité non historique d’Auschwitz qui l’expulse de la linéarité de l’Histoire. MBK a bien compris la question d’Adorno : l’innommable surgit avec l’événement originaire de l’animal techno-mimétique humain. Auschwitz et son double Pitești sont les catastrophes historiques annonciatrices de la réalisation du mal absolu. Ce qui se réalise à travers Auschwitz, c’est ce que les hommes ont toujours appelé du nom de Dieu. Car pour MBK : Dieu, c’est la technologie et son savoir exponentiel, c’est-à-dire cette « troisième rétention » analysée par Bernard Stiegler qui permet à l’espèce humaine d’accumuler la totalité des savoirs jusqu’à se conformer à tous les prédicats de la théologie cataphatique. Mémoire totale, omniscience, omnipotence et, dans la phase finale de la technoscience : l’immortalité transhumaniste.
Ainsi, l’homme ne serait qu’un ouvrier de Dieu. MBK s’en réfère à Teilhard de Chardin pour lequel l’humain est cet être qui n’est là, sur terre, que pour préparer Dieu. Ce que Teilhard appelle « noosphère », c’est, en quelque sorte la confluence cosmique de toutes les consciences humaines, depuis l’émergence de l’humanité, vers une entité parfaite supérieure qu’il appelle Dieu. Mais le Dieu de Teilhard n’est pas celui du système du pléonectique car – pour MBK comme pour Proudhon – « Dieu, c’est le Mal ».
Jacob Taubes, dans son livre En divergent accord, parle d’un « marcionisme révolutionnaire » qu’il décèle notamment dans l’œuvre d’Ernst Bloch, mais aussi dans certains écrits d’Adorno et de Walter Benjamin portant en particulier sur l’ontologie du Mal et l’apocatastase historique, le tikkoun kabbalistique. Il me semble que le système du pléonectique de MBK se place dans le sillon de ce « marcionisme révolutionnaire », même si MBK préfèrerait, sans doute, employer l’expression de « luthérianisme philosophique ». Dans Dialectique négative, Adorno écrit, à propos du théâtre de Beckett :
Comme pour les gnostiques, le monde créé est pour lui le mal radical et sa négation la seule possibilité d’un autre, non encore existant. (Dialectique négative, rééd. 2001, p. 461.)
Il nous faut cependant distinguer ce « marcionisme révolutionnaire » d’avec l’hérésie marcionite car il est foncièrement athée. Par exemple, pour Ernst Bloch, dans L’Esprit de l’utopie, le christianisme, comme religion du Royaume, doit se combiner avec l’athéisme. Il ne saurait y avoir de « Dieu étranger », Dieu est inexistant : le Royaume du Dieu messianique est athée. On pourrait dire du système du pléonectique ce que Jean-Luc Nancy disait du judaïsme : qu’il était « un athéisme avec Dieu » (in Des lieux divins). Le système du pléonectique tourne autour d’une loi transcendantale comme l’explique MBK :
Il y a une sorte de loi transcendantale non prévue par la science, non appropriable par elle (mais par quelques philosophies dont celle du système du pléonectique) une loi rattrapant, en quelques sorte, l’animal qui, grâce à la virtuosité techno-mimétique, pensait qu’il ne ferait jamais qu’aller vers le Bien, c’est-à-dire vers l’appropriation illimitée de tout ce qui est. Cette loi, c’est que, manifestement, toute appropriation se solde par une expropriation en quelque sorte « proportionnée ». (Transgression, 205-206)
Nous pouvons interpréter cette loi transcendantale à partir de la dialectique lupascienne. En effet, la logique contradictorielle repose sur deux processus antagoniques corollaires : celui de l’homogénéisation/hétérogénéisation et celui de l’actualisation/potentialisation. Le second processus, en particulier, paraît se réfléchir dans la loi transcendantale de l’appropriation-expropriation. À l’appropriation correspond la dimension de l’actualisation et à l’expropriation la dimension de la potentialisation.
Quant au processus homogénéisation-hétérogénéisation, il correspond à la dialectique de l’entropie et de la néguentropie où s’opposent le physique et le biologique. Le physique (ou plutôt le macrophysique) est dominé par un principe d’homogénéisation qui postule une entropie, tandis que le monde biologique est dominé par un principe d’hétérogénéisation. En effet, à l’encontre des forces entropiques, un système vivant s’automaintient, se reproduit et participe à l’évolution diversifiante des espèces. On comprend pourquoi l’économie pléonectique a pris bien plus d’amplitude dans le monde biologique que dans le monde physique. Évidemment, le monde macrophysique n’atteint jamais l’état homogène absolu, pas plus que le monde biologique celui de l’état hétérogène absolu : les termes antagonistes ne sont pas des états fixes, mais des processus dynamiques, plus ou moins actualisés ou plus ou moins potentialisés.
Nous l’avons vu, Lupasco envisage une troisième matière différente de celles du macrophysique et du biologique, qu’il nomme « matière T » (T pour tiers inclus). Cette matière neuropsychique échappe à la logique classique du principe d’identité et du tiers exclu. Seule une logique translogique peut saisir cette matière qui s’apparente à une énergie-source, une sorte de creuset phénoménal quantique d’où surgiront les matières macrophysique et biologique. Selon Stéphane Lupasco, la contradiction est inhérente à tous les phénomènes qui impliquent des systèmes naturels. Or, c’est une idée difficile à accepter car elle conçoit la contradiction comme agissant au même moment du temps. Il ne s’agit pas d’une contradiction hégélienne qui s’atténue graduellement dans le temps linéaire et continu. Ainsi, la particule quantique ne se conduit pas tantôt comme une onde et tantôt comme un corpuscule : elle est expérimentalement corpuscule et onde à la fois, c’est cela la dialectique contradictorielle. Cela implique l’axiomatique suivante : A et non-A existent en même temps, mais seulement dans le sens où, lorsque A est actuel, non-A est potentiel, réciproquement et alternativement, sans que l’un ou l’autre ne disparaisse complètement.
Ainsi, le tiers inclus se définit, comme nous l’avons dit, comme le point de contradiction énergétique maximale entre les deux éléments antagonistes. C’est le point d’équilibre des contraires dont parle André Breton dans son Second Manifeste de 1930 :
Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement.
Je fais cet aparté sur André Breton car ce dernier fut très proche de Lupasco, durant une certaine période. Annie Le Brun, dans un article remarquable (« L’humour noir » dans Entretiens sur le surréalisme, 1968) a rapproché la logique contradictorielle de Stéphane Lupasco de ce que Breton nomme « l’humour noir » et dont l’ironie positive de Marcel Duchamp est une des formes majeures.
La notion de jeu, si essentielle dans le système du pléonectique, pourrait être assimilée à cette logique du tiers inclus de Lupasco, c’est du moins mon hypothèse. La différenciation énergétique en trois matières me semble pertinente pour une approche de la théorie de MBK, si l’on tient compte notamment que le jeu est lié à la néguentropie, c’est-à-dire à la matière biologique. Le jeu est la capacité esthétique d’apporter de l’hétérogène singulier à l’homogénéisation générale. Dans la dialectique négative du système du pléonectique, il ouvre la possibilité d’enrayer la tendance irréversible du Mal, de suspendre le temps de l’entropie qui, selon la théorie lupascienne des trois matières, ne concerne que la matière physique. Ainsi, la résistance à l’entropie exponentielle, induite par la technologie, passe par le vivant biologique du corps et le psychisme esthétique du jeu.
Les lois et règles sociales sont des contraintes civiques auxquelles tout individu doit se soumettre, même si elles sont intrinsèquement aliénantes, puisqu’elles sont imposées. Pour MBK, le jeu est le seul domaine anthropologique où la coercition est librement acceptée et donc ressentie comme jouissive :
Le jeu est la forme existentielle de la liberté. (Liberté, 281)
Il semble que notre philosophe admette, ici, l’impératif moral kantien en le purifiant de la relation maître-esclave et cela ne peut se produire que par le jeu :
Le jeu et lui seul nous apprend à jouir directement de la loi, et il y a là le « fossile » conceptuel d’une politique possible, que la philosophie a entièrement négligé jusqu’ici. (Jeu, 291)
Ce que MBK nomme la pensée du jeu est la pierre angulaire de sa dialectique qui, refusant tout égalitarisme totalitaire, se fonde sur la catharsis de l’émulation, expression de l’esprit agonistique de son système du pléonectique. Le jeu (le ludus) latin pourrait donc être une nouvelle forme du droit (le jus latin) dans une société anarchiste réalisée sous la forme, par exemple, du fédéralisme mutualiste proudhonien. La valeur sociale du jeu, tel que le conçoit MBK, correspond à ce que Proudhon dit de la guerre – la guerre étant pour lui un terme générique pour caractériser le fonctionnement des antinomies et équilibrer les forces en opposition. Pour MBK, la notion de jeu contient le principe politique de l’anarchie positive, c’est en quelque sorte l’analogue du principe fédératif proudhonien basé sur la réciprocité, la mutualité et la justice.
En s’actualisant, les sociétés homogénéisantes étatiques potentialisent l’hétérogénéité des sociétés dites « libérales ». Inversement, en s’actualisant, le libéralisme potentialise le totalitarisme étatique homogénéisant. Mais il y a une double potentialisation, ou expropriation, qui me semble avoir été occultée : le totalitarisme et le libéralisme potentialisent l’un et l’autre la société de l’anarchie positive. Si l’on est conscient de cette double potentialisation, on s’aperçoit, que, du point de vue politique, la modernité n’aura été que la potentialisation permanente, l’expropriation continue d’une société du tiers-inclus, c’est-à-dire d’une société ouverte à la pluralité des singularités du jeu d’anarchie.
Je terminerai en revenant à cette entité fantôme, « ni tout à fait ontique ni tout à fait ontologique », par laquelle Mehdi désigne la vérité double de la nature humaine. Dans le jeu, se découvre la dimension du contradictoire pur que Lupasco assimile à l’affectivité :
Dans la zone énergétique des états T de mi-actualisation et de mi-potentialisation où domine le contradictoire, une affectivité nouvelle s’introduit – sans que l’on en sache la raison – puisqu’elle échappe aussi bien au rationnel qu’à l’irrationnel, dans sa singularité – une affectivité curieuse et diffuse s’introduit, qu’on appelle morale… (Du rêve, de la mathématique et de la mort, 1974, p. 222-223.)
L’affectivité surgirait de l’inhibition des systèmes afférent et efférent dont dépend l’énergie psychique et correspondrait à la présence nouménale (et non plus strictement rationnelle) de l’impératif catégorique kantien. Il y aurait ainsi deux natures en l’homme : l’une pour l’existence, l’ontique, qui relèverait du logique, et l’autre pour l’être, l’ontologique, qui relèverait de l’affectivité. L’affectivité serait cette entité-fantôme où l’en-soi se montre dans la singularité propre à chaque sujet humain et que nous ne pouvons partager que par le langage. Langage dont la nature se révèlerait pareillement double, étant non seulement « démonstration pléonectique » (Jeu, 332), mais aussi dévoilement de l’intériorité affective. Une question se pose alors : l’affectivité peut-elle être captée par la virtuosité techno-mimétique, ou se situe-t-elle hors de la logique du pléonectique ? Est-ce un nouveau pari pascalien qui se découvre ici ? Un pari, c’est à dire le choix existentiel du jeu. On comprend pourquoi MBK définira le jeu comme « processus de vérité entièrement singulier » (Jeu, 303). Mettre du jeu entre la vie et la mort, tel est le levier esthétique et éthique que nous transmet le système du pléonectique.
Texte © Alain Santacreu – Illustrations © DR
Contrelittérature un workshop d’analyse littéraire et philosophique in progress d’Alain Santacreu.
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[1] Pour une présentation synthétique de l’ouvrage, on lira la brillante recension de Guillaume Basquin, « Qu’est-ce que le Système du pléonectique ? », TK-21, n° 140, 2023.
[2] Le Système du pléonectique est conçu sous la forme d’un abécédaire avec différentes entrées alphabétiques. Entre parenthèses, on trouvera le nom de l’entrée spécifique avec le chiffre qui correspond à la page du livre.