Tous les points zéro des essais atomiques restent inhabitables ; ils n’en ont pas moins été traversés. Je reviens sur le premier essai nucléaire français Gerboise bleue, et c’est ‘le grand incendie de londres’ de Jacques Roubaud, qui m’intéresse, et plus particulièrement Mathématique :, au chapitre 101 :
Le sable était partout. On voyait du sable, on respirait du sable.
Jacques Roubaud adopte le point de vue du sable et évoque l’inhabitable à travers l’un des effets spectaculaires de l’explosion nucléaire :
Souverain, indifférent, [le sable] ne pressentait certainement pas qu’on allait lui faire l’insulte de le vitrifier.
Le chapitre 105 relate son expérience de soldat de deuxième classe à Reggane. Il participera aux calculs de prévision des retombées radioactives selon les vents. Je note pour moi : l’inhabitable – avant d’être une réalité physique, radiologique – est d’abord un décret. Une parole performative, scellée par le « secret Défense » :
Un large rectangle de Sahara, appelé périmètre, déjà désert de nature, avait été désertifié plus radicalement encore, était devenu zone interdite, sinon aux gerboises, du moins aux voyageurs et aux PLBTs [1]. En ce temps-là, il n’était pas question d’expériences souterraines. On choisissait un lieu inhabité convenable, on faisait ce qu’il fallait faire et bouf ! La bombe explosait à l’air libre. [2]
Les habitants de l’inhabitable décrété ne comptent pas :
Si le [nuage post-champignon] s’en allait vers l’est, le nord ou le sud, parfait. Dans ces directions-là, il ne risquait de s’épancher, et faiblement, que sur des régions désertes (ou peuplées de populations si dispersées et si négligeables que ce n’était même pas la peine d’y penser).
J’ajoute : entre 20 000 et 40 000 habitants, nomades ou sédentaires, résidaient dans un rayon de 200 km. Les « misérables de la terre », selon la formule de Patrice Bouveret [3].
Cédant à ce que Roubaud nomme la « Tentation du Point Zéro » (le point zéro est celui obtenu par « la projection verticale, sur la surface terrestre, du point d’explosion ») :
[les scientifiques] Fermi, Bethe et Weisskopf s’en allèrent en voiture observer la zone de l’explosion, que Feynman, quant à lui, put voir d’un avion. La tour (où était placée la bombe) avait disparu, le sable s’était vitrifié.
Roubaud cite la biographie écrite par James Gleick sur le physicien et prix Nobel Richard Feynman, à la suite de l’explosion de Los Alamos de 1945. Il relie ainsi les deux événements, l’explosion des premiers artéfacts nord-américain et français, dans cette expérience de l’inhabitable décrété (pour mémoire, aucun habitant du Nouveau-Mexique n’a été consulté ou averti en 1945, pas plus que les années suivantes d’ailleurs, à l’instar des PLBTs, et, plus généralement, de tous les habitants irradiés tenus pour inexistants). Inhabitable décrété, puis traversé ou survolé :
Le démon de la curiosité va pousser un capitaine des paras [à se diriger] sans hésiter vers le lieu de l’explosion. Intercepté au moment de pénétrer dans le périmètre interdit par une patrouille de surveillance, il fut ramené sans cérémonie en dépit de ses protestations virulentes […], [il] ne comprenait pas ce qu’on pouvait lui reprocher. Il apparut alors qu’il se représentait les particules radioactives comme des projectiles hostiles d’un calibre un peu plus petit que celui des armes militaires. Il était parti planter le drapeau au point zéro. [4]
Je cède, comme ce capitaine des paras, comme Georges Perec, à la curiosité du point zéro (« Comme tout le monde, je suppose, je me sens attiré par les points zéro » [5]).
Le statut d’hyperobjet, qui s’applique à la chose nucléaire, s’étend à l’espace. Timothy Morton, on l’a déjà vu, bâtit le concept d’hyperobjet « pour désigner les choses massivement réparties dans le temps et l’espace par rapport aux humains ». Le « point zéro » – autant l’expression que la réalité topographique qu’il désigne – est un hyperobjet.
a) Il est géographiquement borné, mais n’en est pas moins ubiquitaire : « non-local », dit Morton, « autrement dit, toute manifestation locale d’un hyperobjet n’est pas directement l’hyperobjet ». Comprenons ainsi que le point zéro d’un tir nucléaire ne suffit pas à rendre compte de la réalité de l’artefact, puisqu’il n’en est que l’une des facettes :
-
- qu’il est incommensurable et échappe à une seule génération humaine (la période du plutonium 239 est de 24 110 ans, soit 964 générations) ;
- qu’il fut en germe dès l’instant où James Watt, en avril 1784, déposa le brevet de sa machine à vapeur, « acte qui inaugura le dépôt de carbone dans la croûte terrestre : c’est là que l’humanité est devenue une force géophysique à l’échelle planétaire. » [6] ;
- qu’il est le fruit du Projet Manhattan, initié par le capitalisme thermo-industriel, étendant « à la totalité du réel – y compris au domaine humain – l’ontologie géométrisante » [7] et érigeant la bombe en totem mortifère ;
- qu’il est le produit de décisions, de techniques industrielles, de connaissances scientifiques, du secret le plus absolu, d’une anesthésie morale déresponsabilisante, d’un « sentiment d’abstraction irréalisante » [8] qui permet le déni des effets destructeurs.
Le point zéro émane de la parole décrétée (un fatum prométhéen, géopolitique dans ses fins et colonialiste dans ses moyens) ; zéro : ṣĭfr (« le vide » et « le grain » en arabe), cette figure simple, close, noire et vitrifiée, pour signifier l’absence, la quantité nulle : c’est le sceau de l’homme sur la nature, le sceau d’une technique immaîtrisée. L’homme joue au dieu, il précipite la voûte céleste sur le sol, scelle et rescelle l’effarement, joue aux dés et affirme que la vie humaine équivaut à un grain de sable.
b) Il est visqueux : il colle aux personnes auxquelles il est associé (le 6 février 2021, dans le sud de la France, j’avais sur les doigts du sable saharien, porteur du césium libéré de 1960 à 1966) ; il est chargé d’un étonnant pouvoir d’attraction, lié sans doute à notre soif d’originel, à notre libido sciendi ; il excite la curiosité morbide (qu’est-ce donc que ce sable noir ? Comment vont réagir les militaires cobayes obligés à manœuvrer dans un simulacre de guerre nucléaire près du point zéro de Gerboise verte, le 25 avril 1961 ? etc.) Comme s’il s’agissait d’être là où tout commence (temps zéro), d’où tout part (point zéro), dans l’illusion de participer à notre cosmogonie.
Mais ce point zéro fait des humains qu’il affecte des satellites, soumis à une force d’attraction les liant à l’hypocentre, à proportion de la distance qui les en sépare. Le point zéro assigne à chacun un point : celui où il se trouve par rapport à l’explosion. Cette localisation spatiale est aussi une réduction d’ordre ontologique : que vaut le corps vaporisé, brûlé ? Je n’oublierai pas que cette satellisation de l’humain est bien sûr sa réification, que l’ostracisme qui frappe les survivants ne fera que confirmer : reconnaissance laborieuse, quand elle a lieu, du statut de victime du nucléaire – et pour le reste, matériel d’études, échantillons, à l’instar des Stücke (pièces, morceaux, objets) qui désignaient les déportés dans camps d’extermination nazis.
La chose nucléaire, cet hyperobjet, ne peut être désignée directement. C’est une « entité réelle dont la réalité primordiale est soustraite aux humains » (Morton). Jacques Roubaud raconte qu’il est témoin du premier tir nucléaire français Gerboise bleue :
Dans le bureau où j’étais depuis des heures, des lunettes pour « mille soleils » furent distribuées. Nous attendîmes. Le colonel consultait sa montre. Nous nous mîmes à la fenêtre, les yeux obstinément dirigés dans la direction adéquate, que nous connaissions, et pour cause, après des jours et des jours de calculs, à la seconde d’arc près sur le cercle de l’horizon. Quelqu’un bougea, se déplaça de quelques centimètres devant moi, devant mes yeux, à l’instant fatal. Je n’ai rien vu.
Texte © Bruno Lecat – Illustrations © DR
De la littérature comme un art nucléaire est un workshop d’écriture psychogéographique in progress de Bruno Lecat.
Si vous avez apprécié cette publication, merci de nous soutenir.
[1] Populations laborieuses du Bas Touareg.
[2] Jacques Roubaud,‘le grand incendie de londres’, Paris, Le Seuil, 1989, rééd. 2009, chapitre 101, p. 1090.
[3] Patrice Bouveret, prix Nobel de la paix 2017, « Sous le sable, la radioactivité ! Contentieux nucléaire entre l’Algérie et la France » in : Recherches Internationales, n° 119, 2021 : « De la décroissance à l’effondrement », p. 41-56.
[4] Jacques Roubaud, op. cit., p. 1095-1096.
[5] Georges Perec, « Mesure » (Chap. XII : « L’Espace ») in Espèces d’espaces, Paris, Éditions Galilée, 1974, p. 124.
[6] Timothy Morton, « Hyperobjets », traduit de l’anglais par Laurent Bury, Multitudes, n° 72, Mars 2018, p. 109-116.
[7] François Lurçat cité par Jean-Marc Royer, Le Monde comme projet Manhattan, Paris, Le Passager clandestin, 2017.
[8] Selon la formule de Jean-Pierre Dupuy, « Préface » à Günther Anders, Hiroshima est partout, trad. de l’allemand par Denis Trierweiler, Ariel Morabia, Gabriel Raphaël Veyret, Françoise Cazenave, Paris, Le Seuil, 2008.