Pour écrire Florbelle (Tinbad, 2023), j’ai attendu de faire un avec moi-même ; Maître Eckhart aurait dit : « J’ai attendu d’être dans ma nudité, d’être dépouillé de tout sauf du silence trouvé au plus profond de moi-même ! ». Florbelle est un autoportrait, un face à face, mais paradoxal, puisque pour faire ce un, je me suis glissé dans le corps d’un autre, celui de Sade. Les circonstances m’y ont aidé.
Tout d’abord le confinement imposé par le Covid (mis au féminin dans mon roman qui est aussi un roman d’amour des femmes) a grandement favorisé cette union avec mon je est un autre qu’on pourrait définir comme une enstase (au contraire d’une extase). Ensuite, un fait sec et cru : mon atelier se situe sur une ancienne propriété de la famille Sade. Je dis bien « atelier » car je suis peintre ! Peintre de la figure qui a fait sienne cette affirmation de Bellmer : « Une figure humaine est la recomposition d’un carnage ». C’est à cette recomposition de ma décomposition, car je suis déjà mort à moi-même dès les premières lignes de Florbelle, où j’affirme être né sous le signe du Cyclope dont l’œil unique est celui de la pensée vorace, que je me suis attaché à rendre, c’est-à-dire à vomir sous les traits d’un autre entouré de la Folie et du Temps comme Vénus et Cupidon dans le célèbre tableau du Bronzino cité par Georges Bataille dans Les Larmes d’Éros.
Nous y voilà ! Sade, Vénus, Cupidon, Éros… tous passés en mon dedans afin de m’écrire parmi les locustes, les fameuses, semblables à des chevaux de combat équipés ; elles auront des sortes de couronnes d’or sur la tête et leur visage sera semblable au visage humain. Elles auront des queues comme les scorpions et ces queues seront armées de dard. Elles recevront le pouvoir de nuire aux hommes pendant cinq mois (il m’a fallu deux mois pour me recomposer parmi les sept millions de morts du Covid), et auront comme roi l’Ange de l’abîme, que l’on appelle en hébreu Abaddon, en grec Apollyon et en latin EXTERMINANS ! (Apocalypse, IX, 6-11). Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de s’exterminer et d’en revenir comme je l’écris (p. 64), revenir de l’autre côté, se dit au futur composé : j’aurai été mort ! Je ne suis pas né Cauda (c’est un pseudonyme qui signifie en latin la queue, la queue armée d’un dard, n’est-ce pas), je suis né de Saint-Germain, oui, je porte le même nom que ce personnage du 18e siècle dont on a dit que le diable avait fait un manteau avec sa peau, pour dire qu’il était mort alors qu’il ne l’était pas. Ou comme moi, qu’il l’aura été… Je rappelle que le comte de Saint-Germain se vantait d’avoir déjeuné avec Jules César et d’avoir connu le Christ !
Je révèle dans Florbelle mon nom d’état civil avec cette précision : Madame de Saint-Germain était une précieuse amie du Marquis de Sade. De Saint-Germain à Sade, la conséquence est bonne ! Si bonne que de Florbelle à Cauda, elle l’est encore davantage. Florbelle est le titre que Sade a donné à son dernier roman dont nous n’avons que les notes, son fils l’ayant détruit à la mort de son père. J’ai tâché d’en restituer une petite part, quelques journées, vingt précisément, au fil du temps retrouvé en mon confinement passé entre les murs de mon atelier-château, mon Silling dont je suis seulement sorti de moi-même en moi-même afin de contempler l’abîme de ma figuration. Propos de peintre, n’est-ce pas !
Car c’est l’un des enjeux de mon roman, montrer que la figure en art a encore beaucoup à dire et la peinture beaucoup à montrer ! L’œil de la peinture, cette pensée vorace, en regard de l’art contemporain, cette invention du Père Ubu qui n’a rien à donner à voir, pas même la merdre mise en conserve (Manzoni et ses 90 boîtes de Merda d’Artista). Alors que la merde a ses lettres de noblesse comme je le rapporte (p.49) : « Je suis un chien dressé pour peindre. Écrire. Chier ». D’aucuns, dont je suis, relient l’écriture à des mouvements intestinaux, cloaca maxima ; et la peinture à la question de savoir si l’homme est le miroir symbolique de l’univers ou plutôt son abîme ? Je penche évidemment vers le trou où les ciels sont des fleurs de l’enfer. Des (jeunes filles en) fleurs grandes ouvertes à la représentation car il n’y a pas d’image du corps sans l’imagination de son ouverture, comme le rappelle Didi-Huberman dans Ouvrir Vénus que je cite (p. 46).
C’est ainsi que j’ai dessiné les encres qui fleurissent mon Florbelle. Avec cette idée que la représentation pousse au crime, puisqu’il m’a bien fallu tuer le réel pour le faire glisser dans le trou creusé par mon regard. Ne me suis-je pas présenté au monde une première fois sous le nom de Saint-Germain, et représenté une deuxième fois, sous les traits de Cauda, le serial painter qui dessine des têtes comme elles tombent dans le panier un jour d’échafaud ?
Oui, j’ai chassé fou parmi les herbes grasses la fleur que je suis devenu, ex ipso et per ipsum et in ipso, d’elle, par elle et en elle. C’est-à-dire dedans : Florbelle pour l’éternité.
Texte & encre © Jacques Cauda – Illustration © DR
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