L’imposture Heidegger : « Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils succombent… »

Nous ne quittons pas l’Allemagne de l’après-guerre en retrouvant Martin Heidegger à Brême en décembre 1949. Encore interdit d’enseignement à l’université, il y prononce plusieurs conférences qui ne nous éloignent pas véritablement du sujet traité précédemment. Deux d’entre elles ont particulièrement retenu l’attention. La première conférence – « Le Danger » – contient ces lignes, souvent citées :

Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils succombent. Ils sont abattus… Meurent-ils ? Ils deviennent les pièces d’un stock de fabrication de cadavres… Meurent-ils ? Ils sont discrètement liquidés dans les camps d’extermination […]. Partout en masse les détresses d’innombrables morts, épouvantablement non mortes – et néanmoins l’essence de la mort est cachée aux hommes. L’homme n’est pas encore le mortel.

Emmanuel Faye rappelle d’abord que la conception nazie de la mort comme « sacrifice de l’individu à la communauté » est déjà présente dans Être et Temps et dans « Allocution à la mémoire d’Albert Leo Schlageter » du 26 mai 1933 (un ancien étudiant de Fribourg fusillé par l’armée française en 1923 devenu un « héros nazi »). Puis Faye ajoute, commentant le passage de la conférence plus haut cité :

[…] pour Heidegger mourir pour le peuple allemand et son Reich […] c’est pour lui mourir de la manière la plus dure et la plus grande. Mais ceux qui ont péri dans les camps d’anéantissement sont, dit-il, « horriblement non morts » […] Ceux-là ne mourraient pas de la mort des héros, ils n’étaient pas par essence dans la garde de l’Être […], celui-là ne meurt pas de la mort des héros, ne meurt pas vraiment… Il y a là une sorte de négationnisme ontologique absolument effroyable.

La seconde conférence – « Le Dispositif » – a été commentée, entre autres, par George Steiner, Hannah Arendt, Giorgio Agamben. Extrayons les lignes suivantes, également souvent citées :

L’agriculture est à présent une industrie alimentaire motorisée, dans son essence c’est la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination, la même chose que le blocus de régions afin de les affamer, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène.

Les mots, dans ce propos glaçant, sont choisis à dessein. Parler de « fabrication de cadavres » permet d’évacuer l’extermination des vivants. Tout s’équivaut : la motorisation de l’agriculture, le blocus des régions, la fabrications de la bombe H, le gazage des juifs et des autres catégories d’indésirables. C’est, explique Heidegger dans cette conférence et ailleurs, le fait du machinisme, et derrière lui, de la raison occidentale héritée de Descartes et des Lumières. Et le nazisme dans tout ça ? Un détail! Comme l’indique François Rastier :

Dans les deux conférences revient la même formule sur la fabrication des cadavres, caractéristiquement antinomiste, puisqu’elle désigne ainsi une destruction : pourtant complémentaire de la chambre à gaz, le crématoire est oublié, bien qu’il fasse disparaître en sortie de la chaîne les produits de cette « industrie » et affaiblisse ainsi l’antithèse.

Deux ans plus tôt, Herbert Marcuse avait écrit à Heidegger quun « philosophe ne peut pas se tromper sur un régime qui a tué des millions de Juifs parce qu’ils étaient Juifs ». Heidegger lui répondit qu’au lieu de Juifs, on pouvait écrire Allemands de l’Est. Durant cette séquence 1947-1949 force est de constater que Heidegger reste dans le droit fil de cette « absence de monde » à travers laquelle il qualifiait avant 1945 les juifs et le judaïsme. On peut même avancer qu’il aggrave son cas, puisque ces juifs déjà privés de « monde » et de « sol », se trouvent de surcroît exclus de « l’Être pour la mort » (tout comme les autres victimes des camps d’extermination). Dans ces deux conférences, Heidegger déploie tous les artifices de sa philosophie en se gardant, par exemple, d’utiliser le mot « homme » pour désigner ces mêmes victimes. En effet, souligne Emmanuel Faye :

[Heidegger prétend] que ne peut « mourir » que celui auquel « l’être » en a donné le « pouvoir », celui qui est dans « l’abri » de « l’essence » de l’être. Ceux qui ont disparu dans les camps d’extermination ne pouvaient pas être ainsi « sauvés » par « l’être ». Ils n’étaient pas des « mortels », ils ne sont donc pas des hommes.

On aura compris que, pour le correspondant de Marcuse comme pour le conférencier de Brême, ce sont les allemands les victimes. Il ne s’agit pas de nier les souffrances endurées par le peuple allemand durant la Seconde Guerre mondiale, et plus encore dans les années d’après-guerre, mais de n’accorder aucun crédit à la manière perverse dont Heidegger – et sa philosophie avec – révise l’Histoire pour atténuer, dans la mesure du possible, la responsabilité des nazis.

Le lecteur qui n’est pas sans connaître le succès rencontré ensuite par la philosophie de Heidegger – surtout en France – peut s’étonner que ce « négationnisme ontologique » (pour reprendre l’excellente expression d’Emmanuel Faye) soit ainsi passé comme une lettre à la poste durant un demi-siècle. Les textes des deux conférences de Brême ne seront pas publiés avant 1994 en Allemagne. Mais il semble qu’ils avaient auparavant circulé dans certains milieux heideggeriens. Ceci renvoie au problème, plus général, de l’édition des oeuvres complètes de Heidegger en Allemagne. Celle-ci, dite de « dernière main », n’est nullement une édition « historico-critique » comme le réclament de nombreux chercheurs. La décision avait été prise par Heidegger, et ses ayants droit n’y dérogent pas. Ce qui serait acceptable si de larges pans de cette édition n’égaraient pas les lecteurs sur une réalité historique dont on a vu plus haut ce qu’il en était. Comme l’indique Sidonie Kellerer :

Les ayants droit de Heidegger insistent à la fois sur le caractère de dernière main de l’édition des oeuvres et se prévalent en même temps – au nom de Heidegger – du « devoir de respecter la véracité historique ».

Une « vérité historique », par exemple, invoquée par Heidegger en 1953 lors de la publication d’ Introduction à la métaphysique (à savoir, les cours de l’année 1935). Heidegger y évoque « la grandeur » et « la vérité interne » du mouvement national-socialiste. Il répondra aux attaques qui lui seront adressées en Allemagne par la nécessité de rendre compte de la vérité historique. On peut parler d’un paradoxe. Pourquoi Heidegger, qui trois ans plus tôt maquillait une conférence de 1938 (L’Époque des conceptions du monde) pour relativiser ou occulter son engagement nazi, n’avait pas supprimé une phrase élogieuse sur le national-socialisme (alors que cela ne le gênait nullement en 1950) ? Entre temps, il est vrai, Heidegger avait repris ses cours à l’université et retrouvé une légitimité dans le monde philosophique allemand, et même au-delà (en France plus particulièrement, avec Jean Beaufret et son école). Il y avait donc moins de risque à se livrer à pareil « aveu », puisque Heidegger venait d’être pour ainsi dire « blanchi » de ses engagement et responsabilités passés. Cela prouvait aussi, de manière plus convaincante, que Heidegger n’avait pas fondamentalement abandonné ses convictions des années 30.

Malgré tout, comme s’il lui importait de souffler sur le chaud ou le froid selon les circonstances, Heidegger publiera en 1961 l’ensemble des cours consacrés à Nietzsche entre 1936 et 1934 en y introduisant de nombreuses modifications dont ses lecteurs ne surent rien (le Maître évoque euphémiquement des « corrections partielles »). Il faudra attendre (1996) la publication des cours sur Nietzsche dans les oeuvres complètes pour connaître la nature des allégations et suppressions de 1961, et ainsi vérifier que Heidegger ne s’écartait pas durant la seconde moitié des année 30 de la doxa nazie sur Nietzsche, et le reste. Signalons aussi que Heidegger fait un très large usage dans ces cours de la Volonté de puissance, ouvrage publié après la mort du poète-philologue, dont on sait que le texte (des fragments écrits par Nietzsche en 1887 et 1888) a été revu, corrigé, caviardé plutôt par Elisabeth Förster-Nietzsche, la soeur du philosophe, antisémite notoire et future grande admiratrice de Hitler. Après la publication des Fragments posthumes dans l’édition de référence Colli-Montinari (en 1970 pour la version allemande), deux tomes qui restituent le texte même de Nietzsche, celui de fragments d’un projet de livre auquel l’écrivain avait renoncé, Heidegger, autant que je sache, n’est pas revenu sur la publication de 1961.

Comme je l’ai déjà mentionné, Heidegger, lors de l’édifiant entretien « posthume » accordé au Spiegel, tout en se justifiant devant des journalistes qui n’avaient pas l’intention de le piéger, juge cependant « satisfaisante » la direction prise originellement par le national-socialisme. C’est durant cet entretien qu’il prononce la célèbre phrase (prise comme titre lors de la publication de l’entretien) : « Seulement un Dieu peut nous sauver ». Cette phrase (faisant effet de « derniers mots prononcés par le Maître ») avait été précédée de considérations sur la technique en conclusion desquelles Heidegger se posait la question de savoir « quel système politique pouvait être adapté à l’âge actuel de la technique ». Et ajoutait : « Je ne suis pas convaincu que ce soit le cas de la démocratie ». Auparavant Heidegger avait tenu le propos suivant :

Je ne vois pas la situation de l’homme dans le monde de la technique planétaire comme s’il était en proie à un malheur dont il ne pourrait plus se dépêtrer ; je vois bien plutôt la tâche de la pensée consister justement à aider, dans ses limites, à ce que l’homme parvienne d’abord à entrer suffisamment en relation avec l’être de la technique. Le national-socialisme est bien allé dans cette direction ; mais la pensée de ces gens était beaucoup trop indigente pour parvenir à une relation vraiment explicite avec ce qui arrive aujourd’hui et qui était en cours depuis trois siècles.

Texte © Max Vincent – Illustrations © DR
L’Imposture Heidegger est un workshop d’analyse critique in progress de Max Vincent.
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