J’adore les œuvres qui ne reculent devant rien. Qui creusent des trous dans les murs qui s’imposent à elles. Qui multiplient les formes pour faire plier le monde, pour l’ouvrir, pour s’ouvrir encore. Qui travaillent à créer des portes ici et là, y compris dans les corps des lecteurs. Qui luttent contre le marasme ambiant et la malveillance institutionnelle, éditoriale, contre tous les enrailleurs de la création. L’œuvre de Mathias Richard, de celles-ci, est faite de torsions, de gestuelles puissantes, de volontés de capter des intensités. Son œuvre s’incarne en une foultitude d’agrégats et d’artefacts qui mettent le lecteur face à une construction pluridisciplinaire foisonnante.
Les portes, on va les dessiner.
Les portes, on va les creuser.
Les portes, on va les créer.
Les portes, on va les forer.
(À travers tout, 2022)
On perçoit dans cette œuvre une ligne directrice très nette et forte ; rigueur et exigence étant des caractéristiques phares de l’œuvre et du travail de Mathias Richard. Son œuvre est un immense magma de sensations, ses livres sont des témoignages d’intensités, mettant à nu et transformant des expériences en un chaosmose littéraire puissant. Elle connecte « les parties les plus extrêmes [du] cerveau. Connecte […] la partie la plus primitive avec la partie la plus récente et expérimentale » (Anaérobiose, 2008).
En plus de les capter, son œuvre crée des intensités, elle implique le lecteur comme elle s’implique pour le lecteur. Elle s’érige en sons-sens percussifs, fait vibrer les phonèmes et leurs interstices qui sont des sortes de didascalies qui aident à musicaliser la lecture, invitant à répéter, à revenir, à créer une voix chantée, à crier même. Le lecteur s’invente un univers sonore, une Machine dans tête (2013), son cerveau est une K7 qu’il peut rembobiner pour remusicaliser sa lecture. Cet univers sonore lectorial est fait de bruits, de sons, de riffs, de chansons, de cris, de stridences, de kicks, de noise, de samples enregistrés quotidiennement dans le monde lui-même chaotiquement sonore, transmués dans l’écriture sous forme de fragments épiphaniques. Le lecteur est ainsi en « superdition » (À travers tout), afin de « vivre la sensation du monde à fond » (ibid.) ; ses livres sont faits de cette sensation du monde, elle en est la matière textuelle, et elle devient sensation de lecture, lecture de sensations ; par le livre, la lecture se fait expérience sensible du monde.
Il y a dans l’œuvre de Mathias Richard une volonté forte de vivre, de faire vivre, de revivre, de faire revivre. Il y a un vertige qui devient collectif par la force (c’est rare) de la lecture. Il y a une tension presque primitive entre réalité hardcore et une mise en présence performative du corps dans cette réalité dégoulinante de sons-sens-signes-voix-mots-cris-sang-soufre-os-foutre-fêtes-pogos-etc. Ainsi, Mathias Richard écrit, textualise, chante, compose, danse, performe, dessine, rassemble, théorise…Et on ne devrait pas s’étonner qu’il fasse tout cela, l’artiste n’étant pas mono-tâche, il n’a pas une fiche de poste, il ne se cantonne pas à un médium pour créer, tous les moyens sont bons pour exprimer cette sensation du monde.
Mathias Richard écrivait que, pour lui, deux grands mouvements ont marqué le 20e siècle : le rock (au sens large) et le lettrisme. Du premier, il tire sa force créatrice, son élan, son énergie, sa rage, son appétit créatif, la transe… du second, il retient l’invention d’un ou de système(s) qui permet(tent) cette écriture précise, travaillée, et surtout cette capacité à avancer et créer coûte que coûte, quotidiennement, malgré tout, et avec d’autres parfois. Le Mutantisme est donc plus qu’une avant-garde ou qu’un mouvement, c’est l’invention d’un système permettant de capter des énergies collectives afin d’exister ensemble, par le truchement de machines, d’actions, de protocoles, de processus, de plugins, de mises en route, de modules, de « mutastases », sous forme de textes courts, intuitifs, souvent à l’infinitif (comme une possibilité autre d’existence, et pas à l’impératif, contrairement à certaines figures narcissiques des avant-gardes historiques), permettant de connecter nos cerveaux et nos corps en intensifiant l’énergie créatrice collective sans jeux d’ego malveillants.
Il y a dans l’écriture de Mathias Richard une danse, une transe, une énergie corporelle qui se transmet au lecteur, le contamine presque. Il y a la possibilité d’entendre sa lecture. Il y a la possibilité de danser sa lecture. La possibilité de faire danser ses neurones en les connectant. La possibilité de faire de sa lecture un prisme déformant de sa propre réalité qui deviendrait alors un objet de création, une singularité, une nouveauté permanente, une nouvelle envie de se perdre dans l’ici et le maintenant de l’expérience totale du monde.
Il y a une volonté de synthétiser le monde et cette expérience que l’on en fait. Une volonté de transformer cette expérience en shoots de lectures qui vont permettre au lecteur une superposition : un palimpseste expérientiel. Une volonté de témoigner d’une vérité, d’une réalité et surtout de mettre par écrit ou en musique la perception et l’appréhension que l’on en a. Une volonté de compiler coûte que coûte sur la page des pensées pressées, des « prenssées », qui sont des sources d’énergies lectoriales, qui refusent même la linéarité du livre, rendant enfin au lecteur sa liberté de lire, tout simplement, et donc de vivre le livre, de l’ouvrir pour s’ouvrir. Olivier Stroh parle plus bas d’une « stylistique du flux » caractérisant ce foisonnement énergique, rock, qui mêle des fragments textuels, des poèmes (sonores, notamment), des chants, des textes formellement expérimentaux, des réflexions agitées, révélant cette urgence de vivre et de créer. Une recherche d’acmé, d’absolu par le texte, le son, le croisement des énergies des différentes disciplines permettant de mettre à nu le verbe et la réalité. Cette concaténation de textes-textures trompe l’ennui, rien n’est romancé, narratif, paraphrastique du monde que nous vivons ; tout est exalté, comme la captation totale et continue d’une « explosion de vie » (À travers tout).
Et tout s’accorde nébuleusement, tout foisonne, s’enchevêtre, au profit d’une expérience littéraire nouvelle et renouvelée. Cette expérience est elle-même multiple, corporelle, musicale, négative parfois (le quotidien harassant, les pressions de la réalité, la maladie, la malveillance environnante, la rue).
La souffrance du corps est ce qui nous rapproche tous.
(À travers tout).
C’est une quête de vérité qui émane d’une quête de soi. Et cette énergie est complètement palpable dans l’écriture, dès Anaérobiose, dont la densité révèle l’instant de l’écriture lui-même, la biographie s’écoule comme témoignage du monde. On partage avec Mathias Richard une fête, une fête organique et une fête de l’écriture, une réorganisation de la pensée désorganisée. L’œuvre n’est pas novatrice par souci de dépasser simplement ce qui la précède (en termes de littérature expérimentale ou de poésie d’avant-garde), mais bien comme une nécessité de transmuer ces expériences personnelles, individuelles, sociétales, positives et négatives, en cette mouvance expérientielle qui prend la forme d’une juxtaposition de fragments textuels et d’idées chargées, joyeuses, belles, édifiantes, drôles et cruelles, violentes et douces, ne refusant pas l’émotion, en faisant transpirer l’humain à chaque page ; c’est ce qui lui donne cette ampleur, dans le fait aussi qu’elle nous agite en nous lisant : l’œuvre n’est plus à lire, elle nous lie/lit (lire et lier sont ainsi mêlés, et cela me paraît être au cœur du projet mutantiste).
Et puis.
Un mouvement crée du texte.
Un texte crée du mouvement.
Un texte crée des mouvements.
Dans le lecteur. Dans le corps du lecteur. Pour le corps du lecteur.
Dans le corps de l’écrivain.
Dans les possibles mouvements du corps et des neurones de l’écrivain se créent des mouvements textuels.
Les mouvements corporels insufflent des mouvements textuels.
Des « surfaces textuelles », pour reprendre le mot de Mathias Richard.
Le texte devient lui-même mouvements.
S’agite, se déploie et se lit en mouvements.
Un texte s’imprime sur une surface, puis s’imprime sur le corps.
Pierre Guyotat parlait de « texte inscrit » plutôt qu’écrit, Mathias Richard travaille à une inscription de son texte dans la réalité, la vérité, avec ses coagulations parfois douloureuses, mais aussi joyeuses, euphoriques ; son écriture capte des instants, des moments même fugaces. Des rires, des larmes, des euphories sous forme de mots. Elle fait danser le lecteur ou le met en mouvements, refusant, après la linéarité, la stabilité de la lecture, il rend la lecture verticale, en érigeant son écriture, en la mettant debout, devant nous. C’est une lutte contre l’inertie, celle de la littérature ou celle de la société. C’est la création d’une zone utopique temporaire qui se déploie dans des revues, fanzines, livres, blogs, concerts, performances… Ce réel se fictionnalise sous forme d’aphorismes contractés, de phrases litaniques, de chansons et de cris, de fragments phrastiques activant par une stylistique de la répétition des chants poétiques puissants, des « onomatomélopées » (À travers tout).
Il y a également dans son système créatif une volonté d’inclure l’Autre, en tant que thème ou en tant que contributeur (le projet Mutantisme), loin de l’égocentrisme toujours plus affirmé des « écrivains » contemporains qui rédigent des selfies sous forme de livres. L’écriture de Mathias Richard est une lutte contre l’acharnement de la société à nous astreindre, nous restreindre, son écriture ouvre des voies et des possibilités, y compris pour le lecteur lui-même, ce qui devient rare. Et, je crois que, d’une certaine façon, les contributions de ce numéro en témoignent efficacement ; loin d’un « hommage » (on se heurte parfois à cette confusion lorsque nous voulons écrire sur un auteur encore en vie, comme ce fut toujours le cas dans cette revue, et à l’inverse de certaines institutions ou instances charognardes), son but est d’entrer par divers biais théoriques et réflexifs dans cette œuvre vivante, et dont la contemporanéité nous interroge ou doit nous interroger.
Mathias Richard a toujours été présent dans les pages de FREEING [Our Bodies], et ce, dès le premier numéro, grâce aux conseils de Luna Baruta. Pour ma part, je l’ai découvert (après avoir vu son nom circuler dans de nombreuses revues et ouvrages collectifs) par le biais de Musiques de la révolte maudite (2004), que j’avais acheté et avais lu d’une traite. Je me souviens que les musiques décrites, y compris celles que je ne connaissais pas, résonnaient d’une certaine façon dans ma tête-machine, alors que je n’avais pour bande son que le bruit des pages tournées. Je me souviens aussi que l’écoute des groupes après lecture avait complété celle-ci, comme si Mathias Richard avait su m’inclure dans l’énergie rock qui animait ses lignes, avait su me faire rentrer dans une fête totale. Et je retrouve dans cette lecture l’énergie d’un concert, d’un pogo, le son et les acouphènes, le besoin et l’envie d’être présent, ici, maintenant, de se connecter, de créer des instants d’éternité. De se mouvoir et de s’émouvoir.
Texte © Yoann Sarrat – Illustrations © DR
Ce texte est l’introduction du numéro 11 (2024) de FREEING [Our Bodies] ! consacré à Mathias Richard.
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