Par delà l’épreuve : vérité de la littérature

L’Épreuve de vérité (Fiat Lux, 2022) est avant tout le fruit d’un élan poétique. Il fait suite à un recueil qui raconte le chemin de croix individuel et collectif que fut cette épreuve du confinement. J’évoque une continuité car pour moi, il n’y a pas de rupture entre poésie, littérature et réflexion philosophique, mais des plans de création qui entrent en résonance, des lignes de fuite qui s’influencent mutuellement pour reprendre le symbole du rhizome deleuzien. Le terme qui me qualifie le mieux est sans aucun doute celui de « poète-penseur », utilisé par Mehdi Belhaj Kacem dans sa préface.

Dès les premiers jours de ces temps de détresse pandémique, j’ai obéi à un instinct poétique impérieux qui m’enjoignait de retourner à Hölderlin, dans l’espoir de trouver des réponses au marasme. Qui dit Hölderlin dit aussi Philippe Lacoue-Labarthe, commentateur émérite de son œuvre et un des plus grands penseurs du tragique de notre époque. Le retour (ou recours) à Sophocle et son Œdipe roi (ou Œdipe tyran selon la traduction holderlinienne) s’est donc fait naturellement. Après l’épreuve, la vérité qui se fait jour : il me fallait penser « l’après », les contours d’un monde qui se dessinait au cœur du crépuscule. La notion de « parodie tragique », qui constitue le thème central de mon travail, ainsi que la figure conceptuelle de l’homme œdipien, aveuglé par son hubris, se sont imposées d’elles-mêmes.

La particularité de mon travail vient de cette unité qui se dégage d’un réseau d’immanence où viennent s’entrecroiser différents champs de pensée. Autrement dit, un plan de transcendance qui s’articule avec le tout afin de lui donner une cohérence, sans pour autant constituer une structure signifiante qui vient s’approprier le travail de pensée proprement dit. Et c’est précisément là que vient s’intégrer la tragédie comme plan de réflexion privilégié du rapport avec l’être (donc la vérité), et non pas en tant que rupture systématique dans l’histoire des idées. Retrouver le liant métaphysique entre les différentes formes de pensée : peut-être est-ce au fond le véritable travail du poète. Le problème de la vérité est éminemment métaphysique. Il nécessite de surmonter un immense malentendu dans la pensée occidentale, que l’on peut faire remonter à Aristote et sa confusion entre ontologie et métaphysique, voire à Platon et sa rupture entre le monde de la manifestation et le monde immuable des Idées. La vérité est d’abord un dévoilement de la condition tragique de l’être qui emprisonne l’Homme dans le dualisme. Cette prison dualiste est la matrice de tous les pouvoirs et les tentatives de domination psychique (dans les religions, les sciences, la société…). La métaphysique traditionnelle n’est pas dualiste, elle permet littéralement une sortie par le haut, par la voie de l’être. D’un point de vue philosophique, l’événement ne précède pas la vérité, il est tout entier vérité, il est donc une épreuve en soi car le dévoilement de l’être ne peut se faire sans confrontation avec notre condition tragique.

D’emblée je n’ai pas voulu inscrire mon livre dans la lignée des essais qui dénoncent les abus et les mauvaises décisions politico-sanitaires avec chiffres et preuves à l’appui. Il y a beaucoup d’ouvrages de ce type, certains très bons, d’autres moins notables. Mon approche est tout autre, il ne s’agit pas simplement de dénoncer, mais de comprendre : d’une part, l’arrière-plan philosophique de cette crise multifactorielle, et d’autre part, le nouveau paradigme qui s’est imposé avec la pandémie. Ma formation universitaire ressurgit dans un esprit de synthèse, la recherche d’une cohérence, d’une certaine rigueur méthodologique. Mon ouvrage s’inscrit dans une entreprise archéologique qui creuse toutes les composantes de l’événement apparent pour déterrer ses fondements idéologiques : l’accomplissement du scientisme dénoncé par le mathématicien Alexandre Grothendieck, le règne d’une technique toute-puissante à travers le projet transhumaniste, le psychopouvoir comme nouveau mécanisme de contrôle global aboutissant au micropouvoir kafkaïen qui peut être exercé par n’importe quel citoyen lambda… Il y a une vision qui va bien au-delà de la crise pandémique en tant que telle. Le véritable virus n’est pas celui qui nous a été imposé il y a quatre années maintenant. Le virus qui m’occupe est celui qui s’est immiscé en chacun de nous, dans nos pensées, nos discours, notre façon d’être au monde, et dont les « variants » sont autrement plus redoutables et monstrueux.

D’une certaine manière, la dernière partie du livre a un côté « pratique » qui propose une ligne de fuite originale, une sorte de guérilla spirituelle qui est selon moi le seul moyen de s’affranchir d’un pouvoir total et totalisant. L’homme spirituel comme remède à l’homme œdipien, grâce à une alchimie libératrice, une pharmacologie de l’hubris, en somme. Je suis d’abord un passionné de biologie qui a envisagé de poursuivre des études dans ce domaine avant d’atterrir en faculté de pharmacie. J’ai tendance à intégrer cet aspect dans mon travail, notamment à travers une approche « moléculaire » de la pensée en développant des interactions mineures entre des domaines en apparence très différents. Comme des principes actifs multiples qui interagissent de concert dans un organisme, cela donne des « effets thérapeutiques » souvent insoupçonnés. Cette pharmacologie de la pensée, à travers la recherche du pharmakon, l’antidote, un des premiers concept de l’histoire de la philosophie que l’on doit à Platon et qui a été redéfini de manière magistrale dans la pensée contemporaine par Bernard Stiegler, à la suite de Jacques Derrida. Ce croisement des champs de pensée, ce foisonnement créatif est ce qui me passionne le plus dans mon approche autodidacte de la philosophie.

Texte © Ali Benziane – Illustrations © DR
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