ÉRIC MARTY s’entretient avec CAROLINE HOCTAN à propos de l’édition – revue, corrigée et augmentée sous sa direction – du cours de 1978 au Collège de France de ROLAND BARTHES sur LE NEUTRE (Le Seuil, 2023) :
1 – Éric, nous te connaissons que depuis la publication de ton dernier essai Le Sexe des Modernes (2021) celui-ci incarnant, à nos yeux, l’un des essais français les plus imposants – dans tous les sens du terme – parus ces dernières années. Toutefois, nous te connaissons aussi depuis longtemps, puisque nous appartenons à cette communauté inavouable du cœur et de l’esprit qui a lu presque toutes tes publications critiques et de création. Il se trouve que par le plus grand des hasards – bien qu’il n’existe aucun hasard – nous sommes également lecteurs de l’œuvre de Roland Barthes, auteur pour lequel tu as établi les œuvres complètes que nous avons lues dans leur 1ère édition quasi biblique, avant de tout relire dans la 2e édition plus pédago-pratique. Or, dans ces œuvres complètes, n’apparaissent pas les cours de Barthes au Collège de France, et notamment celui qui est le prolongement ou l’affirmation intrinsèque de cette notion de « degré zéro » (ni-ni) développée d’abord en 1947, puis réactualisée en 1953 dans son célèbre essai éponyme, et qu’il revisite donc en 1978, à l’occasion de ce cours, pour la qualifier cette fois de « complexe » (et-et) et pour la nommer définitivement « le Neutre », à savoir « tout ce qui déjoue le paradigme » et permet « d’exempter le sens » commun. Pour ce faire, il propose un argument assez original qui consiste non pas à définir un mot (le Neutre), mais plutôt à nommer une chose (Neutre) : « Je rassemble sous un nom diverses choses que je trouve sous l’espèce du nom Neutre », mais aussi : « [J]e ne fabriquerai pas le concept de Neutre, mais j’étalerai des Neutres ». En ressort une liste de 23 termes qu’il appelle des « figures » (la fatigue, la colère, les rites, la retraite, l’arrogance, le panorama, kairos, l’androgyne, etc.) et qu’il va examiner sous le prisme de cette notion de Neutre. Sans devoir refaire la généalogie de ce cours au Collège de France, ni revenir – comme tu l’as fait ou le feras ailleurs – sur les conditions de celui-ci, sur les circonstances à partir desquelles Barthes l’a réfléchi et élaboré, sur l’établissement éditorial de son contenu, sur la manière dont ce cours s’est constitué en plusieurs étapes, du moins en deux éditions, puisqu’il s’agit ici d’une nouvelle édition sous ta direction, nous souhaiterions plutôt discuter avec toi simplement du Neutre en tant que tel, presque à la manière dont nous parlerions d’un personnage, d’un paysage, d’un être cher… Car, à travers nos différents échanges, tu sais à quel point le Neutre est pour nous fondamental en ce qu’il est, à nos yeux, le meilleur moyen de projection ou d’imagination du Réel – que d’aucuns ont appelé jadis « l’impossible » – c’est-à-dire le meilleur moyen de dépassement de la réalité et du possible, mais également – à nos yeux encore – le plus puissant procédé de spéculation, de prospective, d’interaction du fictionnalisme même qui nous occupe plus personnellement, et notamment modal, en ce que le Neutre permet alors d’élaborer à travers ce fictionnalisme une réalité non pas juste multiple, illimitée, plurielle, variée, mais bien plutôt inattendue, nuancée, sensible, bref singulière, et que l’on peut même considérer de spirituelle (dans le sens du taoïsme, du soufisme, du scepticisme, du quiétisme, de l’ésotérisme alchimique…). Peux-tu revenir pour nous sur le fait que le Neutre est une ancienne notion de linguistique, mais aussi de critique littéraire, de philosophie, de théologie, d’orientalisme, etc. ? Peux-tu rappeler comment le Neutre, ou ce qui l’évoque avant qu’il ne soit ainsi dénommé, a également émergé chez d’autres penseurs contemporains de Barthes (Beckett, Camus, Blanchot, Sartre, Bataille, Deleuze, Lacan, Derrida, Cixous, Sarraute, Wittig…), et comment a-t-il évolué comme notion, d’une pensée à l’autre ? En quoi dirais-tu que l’analyse du Neutre par Barthes est la plus aboutie, la plus éclairante ou la plus ambitieuse du point de vue socio-historique, mais également en termes de réflexions critiques, qu’elles soient d’ordre littéraire, philosophique, sémiologique ou même psychanalytique ? De même, dirais-tu que le Neutre est à la langue ce que la Logique est aux théorèmes, et défendrais-tu alors le fait que le Neutre aurait quelque chose à voir – lui aussi – avec l’Infini, donc avec cette idée que la langue est aussi puissante et infinie que le calcul, que la langue est donc loin d’être négligeable et superflue, pour ne pas dire un « machin » has been et inopérant comme on tente – partout et en toutes occasions – de nous faire avaler, notamment avec cette dépréciation systématique de ce qui fait « littérature » à travers elle ?
Je crois que par ta question, et au-delà de ses contenus si riches, si informés, tu pointes d’abord l’importance immédiate du Neutre, son caractère essentiel, bouleversant. Bouleversant au sens émotionnel du terme, mais aussi dans son sens pragmatique : bouleversant nos habitudes de pensée, nos références culturelles, notre imaginaire du quotidien, nos réflexes argumentatifs, et peut-être jusqu’au Cogito qui nous gouverne en profondeur, comme occidentaux, comme occidentaux intellectualisés depuis tant de temps, et dont, comme l’actualité géopolitique le laisse pressentir, c’est peut-être aujourd’hui le déclin. C’est bien cela le Neutre. Quelque chose de considérable, mais de si inattendu, de si imprévisible pour notre doxa, pour le commun, qu’il peut rester tout à fait invisible, inaperçu, inaudible, et sans doute irrecevable. Le Neutre doit aboutir au scandale ou au silence. En l’occurrence, et en ce qui concerne le cours de 1978 de Barthes, c’est aujourd’hui plutôt le silence, silence relatif, avec bien sûr, comme exception, cet entretien où nous allons tous les deux tenter d’exposer le Neutre dans quelques-uns de ses aspects. Il me semble que ce demi-silence autour de la publication du cours de Barthes est d’autant plus significatif que, sans doute, nous n’avons jamais eu autant besoin du Neutre, tant nous vivons aujourd’hui sous l’empire de l’opinion : l’époque jouit de démultiplier et d’intensifier les canaux de diffusion de l’opinion, mais il semble également que, pour notre époque, il y ait synonymie entre opinion et sens, que le sens du monde, le sens de la vie, le sens tout simplement, soient réductibles à cette domination exponentielle du sens commun, que l’opinion – ce que Barthes appelle la doxa – ce qu’on pourrait donc appeler la bêtise, constitue la structure ou l’infrastructure du sens. Le Neutre se définit alors moins comme doctrine, que comme expérience de pensée ou comme technique de pensée. « Le sujet au Neutre », selon la formule très précieuse de Barthes, est celui qui introduit dans l’acte même de pensée et dans son expression, une distance, un silence, un « blanc », un intervalle, ce que Derrida appelait la différance, et dont la fonction pourrait se ramener à une hantise commune à cette génération : la hantise du sens en tant qu’il est de manière systémique sens commun, idéologie (au sens de Marx), stéréotype. On pourrait dire que, si la déconstruction est ce qui définit cette génération dans sa pratique théorique, le Neutre est le sommet de la déconstruction en tant qu’il vise une cible radicale : le sens. Et puisque tu as fait mention de la linguistique, on pourrait ajouter que ce que le Neutre de Barthes apporte, c’est de mettre en évidence que le sens, en tant qu’il est aliéné, ne relève pas seulement d’aliénations économiques, sociales, individuelles, culturelles, ou idéologiques, mais relève de la structure même du langage, de la structure même des signes linguistiques : c’est le signe en tant qu’il fonctionne sur le mécanisme relationnel du paradigme, et donc de l’alternative et de l’exclusion (par exemple, masculin versus féminin) qui sur-détermine la stéréotypie. La grande découverte du « degré zéro de l’écriture », c’est que cette binarité offre des lignes de fuite, le neutre (ni masculin, ni féminin) et – comme le cours de 1978 le spécifie – le complexe (et masculin et féminin – l’androgyne, par exemple). Ainsi, que la question du Neutre ne soit pas dépendante des simples conjonctures politiques, économiques, historiques, sociales ou idéologiques, mais émane de la structure symbolique de notre monde humain, le langage, est ce qui lui donne cette ampleur presque inépuisable. Je crois donc que tu fais bien d’orienter d’emblée ta première intervention autour de la question du sens. Tu as cité, à ce titre, la formule de Barthes extraite de L’Empire des signes (1970), « l’exemption du sens », mais, si l’on voulait approfondir cette dimension du Neutre, on pourrait citer aussi le livre de Deleuze, paru un an avant, Logique du sens, œuvre tout à fait capitale, pour comprendre en quoi le Neutre a pu être un des fils souterrains de l’époque, ou bien L’Entretien infini de Blanchot publié la même année (1969). L’éthos est le même : exemption du sens, épuisement du sens, suspension du sens. Deleuze va chercher chez les Stoïciens la matière même de cette recherche, Barthes chez les Sceptiques, tous deux dans le Tao ou le Zen. Et puis, en effet, dans la littérature… La difficulté du livre de Deleuze, et qui explique qu’il ne soit pas lu, qu’il n’ait pas été lu, et qui explique aussi que le Neutre, qui aurait pu sortir à ce moment-là, à l’orée des années 1970, sur la scène intellectuelle, soit resté enfoui dans les 34 chapitres du livre, la difficulté donc de Logique du sens tient peut-être à ce que Deleuze n’était pas alors assez antiphilosophe. Il le sera dans L’Anti-Œdipe et Mille plateaux, puis de nouveau, oubliera de l’être, et même se défendra de l’être devenu, avec son dernier livre Qu’est-ce que la philosophie ? Derrière Alice au pays des merveilles et l’ésotérisme, Fitzgerald et la fêlure, Joë Bousquet et la castration, qui constituent de magnifiques façades, il me semble que la discursivité dissertative propre à la philosophie à laquelle il reste encore attaché, fait que Deleuze butte sur des obstacles inutiles qu’il a lui-même disposés. Par exemple, la question du Neutre et de l’absurde, ses démêlés compliqués avec le structuralisme, la question de Husserl et de la phénoménologie qui est une grande philosophie du sens et de la neutralisation… Sa rhétorique est celle, trop académique et trop connue, du « Husserl ne va pas assez loin » tout en reconnaissant que de « curieuses allusions » de Husserl lui aurait permis de dépasser ses limites [1], etc. On connaît la chanson de la dissertation en trois parties… Le Neutre est sans aucun doute le terme le plus fréquemment énoncé dans Logique du sens, mais il reste englué dans la philosophie, et peut-être dans l’idéalisme qui au fond pèse fatalement sur toute philosophie. Cet idéalisme dont se moquait l’antiphilosophe Louis Althusser qui en repérait la prégnance à la fréquence du mot « pur » dans le discours des intellectuels, terme qui revient en effet sans doute trop fréquemment chez Deleuze, le « sens pur », le « pur exprimé », « l’énergie pure », « le devenir pur »… Puisque tu as parlé d’ésotérisme, je dirai qu’il y a un discours ésotérique chez Deleuze, extrêmement audacieux, dont j’ai reconstitué la trame dans Le Sexe des Modernes qui conduit à un objet tout à fascinant – l’œuf [2] – qui d’ailleurs pourrait être un repère du Réel auquel tu as fait si justement allusion, mais que, à ce discours ésotérique, se superpose un discours exotérique qui l’occulte en partie, et qui se tient sous la régence d’un académisme philosophique dont le rôle est de sauver malgré tout quelque chose du Neutre : le sens précisément. L’une des racines du Neutre chez Deleuze a été à l’origine la position perverse dont le mécanisme logique fondamental, rappelé dans son Sacher-Masoch, est la dénégation, dénégation de la castration : le fétichiste met entre parenthèses le principe de réalité en attribuant le phallus à la mère. D’une certaine manière, ce phallus-là, c’est un Neutre, en tant qu’il suspend le paradigme masculin/féminin, mais c’est un Neutre qui, plutôt que d’aller vers la suspension du sens, va vers sa sublimation, une sorte d’idéalisation, vers le « sens pur », le « phantasme » et ce que Deleuze appelle la surface métaphysique. Le Neutre réclame plus de désordre, et j’apprécie que Barthes soit assez rusé et désinvolte pour évacuer par exemple Husserl de son questionnement, ou pour évacuer la question de la perversion qui pourtant a été, pour lui comme pour ceux de sa génération, une forme de religion. C’est peut-être grâce à ces deux mises à l’écart – celles de deux discours dominants, la philosophie et la sexualité – que le Neutre de Barthes, sans être « le plus abouti », est celui qui, en cette fin des années 1970 arrive peut-être à point ; celui qui arrive à un moment où beaucoup de tabous intellectuels sont sur le point d’être dépassés, mais aussi à un moment historiquement négatif, celui d’un reflux, d’une espèce d’impasse, d’une grande crise de la théorie, rencontrée par la Modernité, par les Modernes. Barthes reprend la question du Neutre à sa racine, donc à partir de la question du sens. Le Neutre est ce qui affiche une forme d’intolérance à l’égard du sens en tant que le sens est structurellement sens commun, gouverné par une aspiration à l’univocité que garantirait un réalisme généralisé. Cette intolérance au sens commun tel qu’on vient de le définir, est d’ailleurs la grande pulsion qui a animé toutes les avant-gardes du 20e siècle, tous les grands mouvements de contestation radicale, et dont l’arme privilégiée a été le terrorisme, une forme de nihilisme, qui voyait dans la destruction sacrificielle du langage lui-même la seule issue aux aliénations politiques, sociales, sexuelles, psychiques, esthétiques… On pourrait dire que le Neutre de Barthes en 1978 est le mouvement par lequel, constatant l’échec du nihilisme que cette fin de siècle d’ailleurs corrobore tristement, substitue, à la Terreur, le Neutre comme espace de discours permettant une autre contestation que celle ruineuse et faussée du terrorisme : ce qu’on pourrait appeler une contestation intransitive qu’illustre bien la formule de Kafka que Barthes aimait citer : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde » [3]. Cette phrase merveilleuse est l’expression d’un Neutre presque parfait, irrésistible dans son énonciation qu’aucune paraphrase ne pourrait élucider sans la défigurer : voilà l’exemption du sens à l’œuvre. Et d’ailleurs, dans cette phrase de Kafka, ne retrouve-t-on pas spécifiquement le Neutre dans cette version nouvelle que Barthes formule en 1978, et que tu as notée en remarquant très justement le passage d’un Neutre du ni… ni… au Neutre d’un et…et… ? : combattre le monde et le seconder, combattre et seconder… En substituant le Neutre à la Terreur, de toute manière exsangue en cette fin de siècle, Barthes renoue avec une tradition ésotérique, cryptée, qui parcourt sans doute toutes les cultures et les civilisations, et à laquelle tu as fait allusion, à commencer par le Tao. Ce rapport si subtil au sens, à la possibilité même du sens, vise à soulever et suspendre tout ce qui pourrait le naturaliser, soutenir son évidence, assurer un « ça va de soi… » qui est la caution de tous les discours de domination, dans lesquels Barthes voit la définition même de l’idéologie, et il fait signe sans aucun doute au fictionnalisme. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Barthes rappelle ce mot de Mallarmé, le grand poète du Neutre :
Toute méthode est une fiction. Le langage lui est apparu l’instrument de la fiction. [4]
2 – Barthes explique que le Neutre renvoie à plusieurs champs ou disciplines qu’il énumère (la grammaire, la politique, la botanique, la zoologie, la physique, et la chimie) et dont il explique le lien qu’elles entretiennent chacune avec cette notion. Et il conclut son propos par cette déclaration assez audacieuse : « [I]l est bien évident dès maintenant que le fond commun de toutes ces acceptions du mot Neutre est un fond sexuel ». Ainsi, il explique que sa visée ne sera pas de type disciplinaire justement (dans le sens d’un savoir, d’un « vouloir-saisir », cette fameuse Volonté de savoir…), mais plutôt de type physiologique (dans le sens de l’expression corporelle, de l’interaction d’un être avec son environnement) car, pour lui, l’intérêt du Neutre se situe uniquement en tant qu’il « traverse la langue, le discours, le geste, l’acte, ou le corps ». Or, cette approche originale semble être un renversement épistémologique majeur, puisque pour traiter d’une notion linguistique et littéraire qui apparaîtrait n’être justement que de la théorie, il en vient à la présenter, d’une manière plutôt socratique, comme une sorte de poïèsis telle que l’entendait Platon [5]. Il va donc chercher à donner au Neutre un statut quasi ontologique afin de le sortir d’un entendement exclusivement conceptuel et métaphysique pour le considérer alors comme une véritable praxis pour tout à chacun – et d’abord pour lui – celle qui consiste à agir en dehors du paradigme, à agir en son âme et conscience pourrait-on dire, en permettant d’opérer alors un choix – « le bon choix », « le non-choix », « le choix-à-côté » – qu’il qualifie d’ « éthique » et dont il pose le Neutre comme l’action même de son application pour en finir avec les conflits du paradigme, et comme la seule alternative aux impositions de celui-ci : « [L]e Neutre, pour moi, est une façon de chercher – d’une façon libre – mon propre style de présence aux luttes de mon temps ». Pour Barthes, le Neutre est donc clairement une pratique qu’il invite à rattacher au champ de l’éthique. Nous souhaiterions que tu reviennes pour nous sur ce que Barthes entend par ce « fond sexuel » des acceptions du mot Neutre. Est-ce propre seulement au Neutre dans ce cadre, ou finalement, n’importe quel terme, à partir du moment où il a à voir avec notre affect, notre posture, nos convictions, n’a-t-il pas ce même fond (que l’on peut entendre comme origine, racine, source, fondement) ? Est-ce grâce à l’affirmation d’un tel postulat que Barthes opère ce que nous considérons comme un renversement épistémologique, faisant du Neutre une connaissance de l’Être, sinon presque une gnose, une initiation à vivre autrement, et non plus un vocable propre à la linguistique ? Est-ce une manière pour lui – nous sommes alors en 1978 – de répondre à Lacan qui en 1973 – afin d’interroger la validité de notre rapport au Réel – a déclaré qu’il n’y a pas de rapport sexuel ? Serait-ce la raison pour laquelle Barthes emploie, à dessein, le terme de fond afin de montrer, de fait, que tout est sexuel, qu’il y ait rapport ou non, puisque l’origine renvoie toujours au lieu ou à la condition de constitution, de création, d’engendrement, de naissance ? Lorsque Barthes sort le Neutre des champs disciplinaires classiques pour le faire entrer dans le champs de l’éthique, inaugure-t-il à ce moment-là une autre manière de penser le monde que celle du rationalisme, du structuralisme, voire du scientisme qui sévit et qui est propre au paradigme, ce modèle cohérent d’une réalité dogmatique, et qu’il tente de regarder depuis un « Ailleurs », non pas pour déformer ou dénier cette réalité, mais au contraire, pour nous apprendre à l’appréhender autrement, à nous arrêter sur ce que nous ne percevons jamais d’elle et qui existe pourtant aussi, et qui serait cette nouvelle dimension qu’il nous faudrait découvrir d’elle, dimension immense, sinon infinie qui, finalement, ne serait autre que le… Réel lui-même, à savoir le désir ?
Le Neutre entretient avec la sexualité un lien particulier qui parcourt le Neutre dans ses différentes acceptions. Ce lien particulier est, dans le champ institutionnel de la langue, celui d’une position « à part », une case vide en quelque sorte où la loi de la conjonction de deux éléments (le négatif et le positif, le masculin et le féminin, l’acide et le basique, etc.) ne fonctionne pas, une case vide qui neutralise le mécanisme relationnel qui permet la « reproduction », pas seulement au sens de la reproduction biologique, mais aussi, au sens de la reproduction sociale, discursive, institutionnelle, idéologique : j’aime cet exemple – que je propose dans ma préface au Cours – tiré de Foucault où, dans son Histoire de la folie, la catégorie de la déraison est le Neutre où vient s’abolir le paradigme folie/raison, c’est-à-dire l’hôpital psychiatrique qui est le lieu de reproduction institutionnelle du normal et du pathologique [6]. Le Neutre serait ce qui est hors reproduction, mais ouvrirait à une pensée du « supplément » que Barthes développe à propos de la cérémonie du thé, par exemple [7], ou encore une pensée de la dérive, en résonance avec les réflexions de Jean-François Lyotard [8], etc. On pourrait dire que le Neutre serait ce qui évite la reproduction, et la sexualité appartient bien à cette sphère. C’est pourquoi d’ailleurs, comme j’y ai fait allusion précédemment, le Neutre a pu d’abord trouver, avec Deleuze, dans le jeu pervers un terrain propice à son inspiration : la perversion dans son sens médical premier est bien ce qui détourne la sexualité de toute visée reproductrice au profit du gaspillage, de la dépense inutile, du discontinu, etc. Il y a, dans Tropique du Capricorne de Henry Miller, une merveilleuse balade dans New York City totalement sexualisée à partir de ce qu’il appelle « l’énergie neutre des mâles » [the neutral energy of the males] [9]. Or, Barthes dans ce cours, après avoir énoncé, au début, cette dimension sexuelle du Neutre, semble éviter d’en parler. Il n’en est question que lors de très rares allusions comme lorsqu’il évoque, par exemple, la tradition Tao de la retenue de la jouissance, d’un désir intransitif, sans fin, sans terme. Il y a des raisons logiques, c’est-à-dire positives, à ce silence sur la question sexuelle, des raisons qui donc relèvent de la pensée du Neutre, de sa puissance de déconstruction, de sa méthode. Si la « perversion », au sens que ce terme a pu prendre dans le champ de la Modernité, déjouait les paradigmes de la Loi (la différence sexuelle, le tabou de l’inceste, le lien entre sexualité et procréation, l’opposition désir/plaisir…), c’était par une déconstruction limitée par tout ce qu’elle empruntait aux catégories de ce que Foucault a magistralement nommé comme le dispositif de sexualité, à commencer par le terme même de perversion… La thématique de la désexualisation, qui était sous-jacente à l’univers pervers, est, avec Barthes, une manière d’achever la déconstruction de ce dispositif. Ainsi, si Foucault ou Deleuze – de manière très différente – ont fait de la génitalité (comme « organe » pour Deleuze, comme « construction discursive » pour Foucault) le point stratégique de cette désexualisation, Barthes, dans ce cours, prend une option plus radicale par le silence : n’en rien dire. Un silence qui est très beau, je trouve, du point de vue de la poétique du cours puisqu’il nous met en position de lire, d’entendre ce silence. La sexualité est dans cette période, la fin des années 1970, un terme écrasant, omniprésent, qui, après avoir été banni dans le passé, apparaît comme l’évidence contemporaine : nul doute que Barthes, dans une stratégie qu’il partage avec Foucault, aspire à faire taire ce « bijou indiscret », le sexe, si peu neutre, tellement sollicité, tellement incité à tenir un discours qui, quel qu’en soit le contenu, sera celui de la norme. Mais du point de vue de l’érotique, la place n’est pas vide. La drogue, le hasch principalement, est, tout au long du cours, ce qui construit progressivement une érotique au Neutre. Manière politique de signifier que, dans l’ordre du désir/plaisir, la sexualité n’est pas hégémonique et la génitalité n’est pas centrale, matière de défaire le corps tel qu’il est construit, agencé, par les usages symboliques, culturels, ou sociaux… Manière de le dé-génitaliser, manière d’inventer d’autres érotiques du corps… La drogue offre pour Barthes un processus au plus proche du Neutre parce qu’elle s’inscrit aussi dans « le non-agir », dans le « non-vouloir-saisir », dans un rapport halluciné à soi, au monde qui conduit à cet état extatique de la conscience où, selon le vœu barthésien, les paradigmes s’abolissent. Il y a, dans le cours, Walter Benjamin qui joue le rôle d’expérimentateur, mais pas seulement, il y a Baudelaire, et puis, de manière plus inattendue, Carlos Castaneda autour de la recherche initiatique du sitio, de l’espace idéal, d’une altérité « qui se tient sous la nomination du Neutre », où le Neutre apparaît alors comme appartenant aussi au champ des rapports humains. La bienveillance, qui est la première figure du cours, l’illustre parfaitement [10]. La Bienveillance sous drogue, cette bienveillance à l’égard de l’autre qu’inspire le haschisch pourrait servir de modèle à une sexualité « neutre », s’extrayant de tout vouloir-saisir, de toute arrogance, de toute domination. Cette domination où se paye peut-être ce qui est tapi au cœur de toute sexualité, à savoir le mécanisme inflexible de la reproduction que commande la différence sexuelle, y compris d’ailleurs dans la « perversion » (au sens normatif du terme), et par exemple, dans la relation homosexuelle qui ne cesse de « reproduire » cette différence par toutes sortes de simulacres codés. La dernière figure de Fragments d’un discours amoureux, qui est le « Non-vouloir-saisir », construit sous la forme d’un monogramme (NVS), une érotique au Neutre qui met en évidence la place pour l’invention d’autres corps, d’autres modalités de penser, d’être, de sentir, de vivre. Ce cours de 1978 sur le Neutre, sur le désir de Neutre, en est l’un des témoignages parmi les plus troublants. Il témoigne de cette « vitalité désespérée », pour reprendre la formule de Pasolini qui hante le cours de Barthes, qui est sans doute l’ethos brûlant de cette génération d’intellectuels et d’écrivains, une forme de maxime qui s’applique à chacun. Il est frappant – et c’est peut-être là l’essentiel – qu’en ce qui concerne le lien entre le Neutre et la sexualité, Barthes limite en fait la sexualité à ce qui la constitue comme reproduction, c’est-à-dire parentalité. La seule partie du cours où Barthes aborde cette question est celle consacrée à l’androgyne, lors de la dernière séance. Or, contrairement à ce qui se jouait par exemple dans S/Z où la reproduction esthétique du castrat sous les traits androgynes d’Endymion suscitait une fascination somme toute érotique [11], les deux exemples d’androgynie invoqués par Barthes dans le cours sont, d’une part, la déesse maternelle dotée d’un phallus, et d’autre part, le père maternel, le père pourvu de seins [12] : ce choix est évidemment capital, il dessaisit le sexuel génital du prestige érotique que l’Occident a cru bon de lui offrir, il nous évite les illusions d’investir la génitalité d’un possible rôle émancipateur autour du couple désir/plaisir, il détermine le sexuel au seul champ essentiel qui est le sien et où le Neutre peut de manière structurelle desserrer les tenailles du paradigme masculin/féminin, à savoir l’espace de la parentalité.
3 – Arrêtons-nous d’ailleurs un instant sur un aspect important de ce cours qui porte sur son intitulé même. Tandis que Barthes a exposé l’argument de son séminaire et ses principes d’exposition, il souhaite poser ce qu’il appelle « la vérité du cours », à savoir ce « désir » qu’il ressent et déclare pour le Neutre. Car Barthes – fidèle à la promesse qu’il a formulée dans sa leçon inaugurale du Collège « d’accepter de toujours placer un fantasme » dans son enseignement – avoue assez simplement, mais non sans conviction : « Je désire le Neutre, donc je postule le Neutre. Qui désire, postule : hallucine ». Bon, on ne l’imagine pas avoir fumé la moquette, bien que la drogue, ce fameux « H. », tient une place importante pour lui, et on comprend bien que son désir touche à quelque chose de profondément euphorique, idéaliste, mystique, utopique, quasi rimbaldien, cette sorte de conscience propre au Voyant. Il explique d’ailleurs que si ce cours a lieu, c’est pour traiter davantage de ce désir que du Neutre lui-même qui – à la manière du degré zéro – lui semble être une notion trop doctrinaire, et propre à se retrouver piégé par le paradigme, c’est-à-dire par le sens commun, cette terreur dont il tient à dissocier le Neutre qu’il envisage, à présent, comme une « contre-terreur ». Et cela rejoint sans doute cette question de « fond sexuel » qui nous a occupée précédemment et qui l’amène à formuler que ce désir est un « pathos », et donc que son cours est une « patho-logie ». On en revient à ce renversement épistémologique : faire du vocable conceptuel une praxis, faire de la théorie intellectuelle une expression corporelle, un sentiment, un affect, cette hallucination. L’intitulé de son cours, qu’il rectifie dès la première séance, n’est donc plus « Le Neutre », mais « Le désir de Neutre ». Or, ce « désir » ne participe-t-il pas plus directement de ce « fond sexuel » des acceptions du mot Neutre que ces dernières elles-mêmes ? Ne dirais-tu pas, finalement, que ce n’est pas tant du Neutre que Barthes veut parler que de son seul désir ? En ce sens, les 23 figures du Neutre ne sont-elles pas d’abord – au regard du déroulé de son cours – les formes mêmes de son désir, formes qui nous ramèneraient à un plaisir déjà revendiqué par lui jadis, celui du « texte », que d’aucuns ont pu qualifier précédemment de « vice impuni » : la lecture ? Ainsi, quand il parle de « pathos » concernant son désir, de « patho-logie » en évoquant son cours, on ne peut s’empêcher de penser à ce désir compulsif qu’il a des livres, de la langue, de l’œuvre, de l’imprimé, du papier, mais également à cet attachement singulier et désirable, qu’il a pour sa mère dont il évoque la disparition en avançant que « le sujet qui va parler du Neutre ici n’est plus le même que celui qui avait décidé d’en parler ». Peux-tu ainsi revenir pour nous sur l’évolution que le Neutre prend alors chez lui et qui, à travers la manifestation de son « désir », l’amène à se distancier de la représentation qu’il en avait d’abord échafaudée à travers le « degré zéro » pour aller vers une représentation qu’il qualifie de « complexe » ? Est-ce à dire, paradoxalement, que l’évolution de cette représentation du Neutre chez lui est moins la conséquence d’un désir que d’une absence même de désir, du fait de ce deuil qui est le sien ? En d’autres termes, peux-tu nous expliquer comment ce désir de Neutre agit chez lui comme une renaissance, une sorte de retour à l’origine, à la source, au fondement donc, et ce cours sur le Neutre, comme une résurrection, cette sorte de « vitalité désespérée », puisque son désir dans sa forme la plus littérale, intentionnelle et impulsive a laissé la place, précisément, à l’apathie, à l’indifférence, à la retenue, voire à une vie apaisée, calme, délicate, cette forme souriante de l’existence, tel que Barthes s’en exprime lui-même : « Le vouloir-vivre survient lorsqu’on a pu transcender le vouloir-saisir, lorsqu’on a pu dériver loin de l’arrogance. Dans ce premier état, je quitte le vouloir-saisir, je suis dans le Neutre et j’aménage le vouloir-vivre » ?
Avant de répondre, je voudrais revenir un instant sur le début de la question précédente autour de la poïèsis comme tu l’appelles très bien. Le cours n’est en rien l’exposé dogmatique d’une théorie du Neutre. Il semble d’ailleurs, de manière générale, que cette fin des années 1970 aspire à une façon nouvelle de penser qui se détache des grands massifs théoriques qui ont dominé le 20e siècle, et cela sans pour autant se soumettre à une rhétorique du reniement. Barthes montre très bien avec Bachelard à partir de quels processus les grandes énonciations spéculatives (Marx, Freud…), lieu de grandes jouissances intellectuelles, se solidifient en systèmes langagiers fermés qui relèvent de l’ordre intérieur de la bonne conscience, de la foi [13]. Nous pouvons ainsi constater, aujourd’hui, une accélération de cet appauvrissement de la théorie, de la pulsion spéculative, en des discours stéréotypés, rudimentaires, arrogants, et dont la sociologie contemporaine – une partie d’entre elle en tout cas – la plus bavarde, est le lieu privilégié. C’est contre cet appauvrissement du discours que Barthes déploie en effet une poïèsis. On retrouve cette urgence de parler, de penser, d’écrire, de théoriser autrement, lors de ces années de bascule, pendant la seconde partie des années 1970 : qu’on pense aux fabuleuses dérives du séminaire de Lacan, aux tentatives de Deleuze d’écrire avec un autre (Guattari), à la folle polygraphie de Derrida… Rien de délirant, pourtant, dans le cours de Barthes de 1978. Au contraire, on sent chez lui un souci profond de clarté, de fluidité, car le Neutre, en tant qu’il est une Contre-Terreur, ne peut suivre cette rhétorique de la génialité qui est, par exemple, celle de Lacan. Le dispositif choisi est simple, c’est le double dispositif du fragment et du hasard. En cela, c’est – toutes proportions gardées – le dispositif mallarméen du Coup de dés, adapté en quelque sorte à ce qui s’apparente à des divagations (autre terme mallarméen), des divagations théoriques : Vingt-trois divagations, depuis celle centrée sur la Bienveillance jusqu’à la dernière sur l’Androgynie comme on l’a vu, et dont l’ordre d’exposition a été tiré au sort par une suite de nombres établie par un ordinateur [14]. Mais, si un coup de dés ne peut abolir le hasard, il ne peut qu’en être de même avec l’informatique ! De fait, ce qui est textuellement livré au hasard par l’ordre arbitraire dans lequel les fragments sont disposés, retrouve un chemin, une vérité, une « méthode » au sens du Tao, par la lecture. Le lecteur devient alors celui qui, par le processus actif de son cheminement propre, ajoute, au hasard objectif, ses propres nécessités subjectives, il peut être celui qui repère, dans ce qui apparaît être sans chemin, sans direction, des tournants, des ruptures, des voies qui divergent. Par exemple, le moment où apparaît l’expression « sujet au neutre » (et non sujet du neutre) qui va devenir systématique à partir de cette première occurrence, ou encore le moment où le complexe (le « et-et ») va entrer en rivalité avec le degré zéro du « ni-ni ». C’est au lecteur qu’est donné la responsabilité du sens, en accord avec l’aléatoire du Neutre qui déjoue précisément, comme chez Mallarmé, l’opposition (le paradigme) du hasard et de la nécessité, celle de l’ordre et du désordre, celle de l’auteur et du lecteur… C’est cet aléatoire-là qui pourrait alors être la meilleure approche de ce qu’est l’écriture, et donc peut-être de ce qu’est le désir qui est au cœur de la troisième question que tu poses et à laquelle j’arrive. Il me semble que la relation du Neutre au désir et à l’écriture est une relation trouble. J’ai été frappé tout au long de la lecture du cours de voir que Barthes évoque fréquemment la possibilité en même temps que l’impossibilité de le publier, c’est-à-dire d’abord la possibilité et l’impossibilité de l’écrire. Le propos est contradictoire, lors de la première séance, Barthes va jusqu’à jouer à l’oiseau de mauvais augure :
Il faut tenir treize semaines sur l’intenable [le Neutre], et ensuite cela s’abolira probablement. [15]
La formule est inouïe : cela s’abolira probablement… Pyrrhon, le philosophe sceptique qui joue le rôle d’un des maîtres du Neutre, semble avoir été choisi précisément parce qu’il n’a rien écrit, Barthes va même jusqu’à dire qu’il « n’a jamais parlé » [16]… Quoi qu’il en soit le Neutre semble associé soit à des formes profondes de silence (voir sur ce point l’important passage du cours sur cette question [17]), soit, à ce qui est peut-être plus angoissant, à une conscience aiguë de ce que Barthes appelle le « périssable » :
Le Neutre non seulement reconnaît le périssable, mais il lui donne une valeur active. [18]
Et Barthes ajoute que si nous sommes des « sujets au Neutre », nous acceptons la « périssabilité », la périssabilité du moment, du moment de la parole, du moment donc du cours, de sorte que sa « publication » relèverait d’une « dérive inessentielle » [19]. Comme si le Neutre, dans ce qui peut s’apparenter à un ascétisme, faisait toujours peser sur la parole, sur l’écriture, sur le désir, l’ombre de son deuil quasi-immédiat. Et cette périssabilité à laquelle le Neutre semble lié, c’est la mort. C’est pour cela que le Neutre doit être pris au sérieux, mais simultanément, c’est aussi pour cela qu’il suppose une forme de distance vitale. Le Neutre a à voir avec la pulsion de mort freudienne, au sens où la pulsion de mort, c’est l’aspiration au degré zéro de la pulsion, la tendance au retour à l’inertie primordiale. Et d’ailleurs, on trouve très nettement chez Deleuze, la pulsion de mort comme l’horizon du Neutre [20], ne parlons pas de Blanchot chez qui, il y a une évidente morbidité du Neutre. C’est, en tout cas, au travers de cette menace mortelle du périssable, que j’interprète le dernier mot du cours de 1978 : « Exit le Neutre » [21], et que j’y vois une forme de conjuration, voire d’exorcisme, sorte de Vade retro Neuter. C’est à ce titre qu’il faut comprendre les réflexions de Barthes autour de la différence entre le « Vouloir-saisir » et le « Vouloir-Vivre ». D’un côté le « vouloir-saisir » qui est ce contre quoi le Neutre s’insurge, de l’autre donc le « vouloir-vivre » qu’un Neutre dogmatique pourrait ruiner en le confondant avec le vouloir-saisir, tant autour de nous le monde ne cesse précisément de nous inciter à exercer notre « vouloir-vivre » sur le mode dévorateur, prédateur, du « vouloir-saisir ». Le Neutre de Barthes est un Neutre rusé, intelligent, tactique, pour qui la « périssabilité » peut être aussi une proposition ludique, celle du jeu, celle d’une provocation, de ce que Barthes appelle une « audace morale » (« être intelligent repose toujours sur une audace morale » [22]), c’est ce que Barthes appelle aussi le « désir de Neutre », « l’actif du Neutre », etc., et qui lui permet alors de poser le « vouloir-vivre » comme transcendance du « vouloir-saisir », c’est-à-dire de maintenir, dans la distance même du Neutre, toute sa place à la vie, au vouloir-vivre, à ce que donc – à la suite de Pasolini – Barthes appelle une « vitalité désespérée » qui est l’un des leitmotiv du cours.
4 – Ainsi, tout comme il y a deux Neutres (le « degré zéro » et le « complexe »), il y a également deux désirs, ou plutôt un désir double, dans le sens où Barthes explique que celui-ci remplit une double fonction : celle, d’une part, de suspendre lois, ordres, mises en demeures, arrogances, etc. à son égard, et d’autre part, celle de refuser le discours de contestation pur, à savoir ce narcissisme, ou ce que l’on nommerait aujourd’hui, cet égotisme pénible du « Moa-je », de la doxa, de la revendication, et nous aurions envie d’ajouter : de la plainte testimoniale. Bref, tout un ensemble que tu qualifies pour ta part – dans ton passionnant « avant-propos » – de « cirque dérisoire de la caste en connivence avec l’univers médiatique ». Ce qui est incroyable, c’est de voir comment Barthes sent déjà monter la température de cet égo quérulent dont il invite ses auditeurs de l’époque – à travers ce désir de Neutre qu’il voit comme un « discours mystique négatif » – à s’émanciper par tous les moyens, notamment en échappant aux images, c’est-à-dire en parvenant jusqu’à ce « désir de dissoudre sa propre image ». Le désir de Neutre tel que Barthes l’exprime nous apparaît non seulement d’une pertinence extraordinaire, mais d’une justesse profonde au regard de la disruption que produisent aujourd’hui les images (qui n’en sont plus pourtant, mais cela est un autre débat…), et dont les réseaux sociaux – que, en véritable prophète, Barthes suggère et anticipe déjà dans sa critique – amplifient sans retenue l’effet névrotique de celles-ci sur l’ensemble du corps social. L’air de rien, Barthes indique comment la véritable liberté, la vraie vie, la voie (« le chemin à parcourir et la fin du parcours »), ne peuvent surgir que dans une expérience aussi pragmatique que spirituelle du Neutre, puisque cette expérience se déploie, entre autres, à travers le Zen, le Tao, Kafka ou Pyrrhon. Pour illustrer son propos, il cite d’ailleurs ces mots de Bloy : « Il n’y a de parfaitement beau que ce qui est invisible et surtout inachetable ». Citation qui laisse songeur si l’on pense que le système dans son ensemble – réseaux sociaux compris donc – nous enjoint d’être toujours plus « visibles », « vedettes » et « vendables », c’est-à-dire parfaitement réifiés comme ces images neutralisées par leurs propres flux et reflux. Sans devoir revenir trop longuement sur ces deux Neutres qu’expose Barthes, dirais-tu que cette fonction « complexe » (dans le sens de « nuance », de « dérision », et non pas de difficultés et de dialectique…) qu’il défend par ce second Neutre, revêt rien moins qu’une nouvelle rhétorique : une rhétorique contemporaine que nous qualifierions de « rhétorique du 3e genre » – si tu nous accordes cette qualification un peu facile – proposant une revisitation de cette technique oratoire qui a régné en Occident jusqu’au 19e siècle [23] et dont la puissance ou l’intensité reposait exclusivement alors sur le discours rationnel, l’ars bene dicendi, à savoir sur l’éloquence, l’argumentation, la persuasion, sinon l’arrogance… et que le philosophe anglais Francis Bacon résumait à « l’art d’appliquer la raison à l’imagination pour mieux mouvoir la volonté ». Précisément, avec le Neutre, Barthes semble appeler à un autre ordre du discours, une autre manière de parler, de débattre, de s’engager, d’être au monde et ferait de cette rhétorique plutôt « l’art d’appliquer la raison à l’imagination pour mieux suspendre la volonté ». Ainsi, ne peut-on pas dire que, avec le Neutre, Barthes a désiré renverser au fond cet entendement occidental du discours scientifique, systématique, théorique que représentait l’ancienne rhétorique, mais aussi, ce qu’est devenue la littérature à son époque – et qui est encore la nôtre semble-t-il – avec son bavardage, son emphase, son égo, ses complaintes petites bourgeoises, et qui est bien loin de ce principe d’abstinence, de ce non-agir taoïste – wou wei – auquel il consacre des pages tout aussi fascinantes que dérangeantes ? Barthes montre-t-il à travers le Neutre – dont l’anagramme donne autant « retenu » que « teneur » – que ce principe de silence, de non-choix, de nuance, de délicatesse, etc., qui le constituent est précisément aussi le principe de teneur de tout changement, de toute véritable transformation du monde ? En ce sens, le Neutre ne devrait-il pas être la conduite de ceux-là mêmes qui prétendent remettre en question le système comme il ne va pas et dont les récriminations et les dénonciations – à la différence du non-agir, de la désertion, de la renonciation – contribuent précisément à son maintien, sinon à son renforcement ?
Si je suis déçu par la maigreur de la réception du cours de 1978, c’est précisément – comme tu le dis – parce que je considère ce cours comme « prophétique », essentiel à notre présent. En même temps, c ‘est précisément parce qu’il est prophétique qu’il ne peut pas être entendu, et qu’on ne veut pas l’entendre. Nul complotisme, nul psychologisme. C’est tout simplement un fait social. La Société, comme organisme vivant, défend le principe vital qui est le sien et qui repose, comme on l’a vu au début de cet entretien, sur l’unique mécanisme de sa propre reproduction. Qu’est-ce que la société ? C’est un organisme qui n’a qu’un seul but : se reproduire. Or, comme on l’a vu, le Neutre, et c’est en cela qu’il constitue une transgression majeure, est ce qui structurellement entrave la reproduction. Parmi tous les éléments propres à la reproduction, il y a ainsi la reproduction verbale au service de laquelle la société offre une technologie inouïe de reproduction, de diffusion, de circulation, d’échange. Technologie que Derrida, dans ses premières interventions, appelle « idéologie de la communication », idéologie de la performativité sociale de la parole que le concept de différance vise à corroder, à ruiner. Ce que Barthes remarque, c’est que l’idéologie admet toutes les opinions, puisque toutes ces opinions – y compris les plus conflictuelles – sont constitutives de l’idéologie elle-même, de son bon fonctionnement, de sa reproduction. Ce qu’elle supporte mal, c’est le silence du Neutre que Barthes pointe dans un concept qui est celui de l’apathie, issu de Sade, de Blanchot également, et pour le moment contemporain, de Lyotard [24]. Barthes vise plus précisément « l’apathie politique ». Pour la société – dans sa structure intime si l’on peut dire – « il y a plus ennemi que l’ennemi [politique], il y a un ennemi supérieur à l’ennemi qui est le non-ennemi : le Neutre » [25]. Le sujet au Neutre n’est pas de ce point de vue un Ponce-Pilate [26] (même s’il serait intéressant d’interroger plus en avant cette figure profondément stoïcienne selon Roger Caillois), mais c’est à nouveau Kafka avec cet aphorisme, déjà cité et si important : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde », qui brouille en effet le paradigme ami/ennemi – paradigme factice bien sûr – sur lequel repose la doxa politique. S’il y a facticité, c’est que le discours politique ne dit jamais rien, il n’est, dans son essence, que la reproduction rhétorique du rituel propre à l’idéologie, rituel plein de connivence, celui du conflit, du conflit de façade. Il est sans contenu propre, il ne fait que dire la messe à laquelle tout le monde d’une certaine manière participe. Tout conflit est codé, le conflit politique plus que tout autre [27]. Et lorsque l’Histoire surgit, c’est-à-dire lorsque les codes purement verbaux sont bouleversés, s’ouvre, en effet, la possibilité d’une autre parole, mais à sa manière, tout aussi silencieuse où se maintient le Neutre, comme Blanchot y fait allusion, par exemple dans un insolite éloge, au travers de Mai 68, de l’impuissance, et de ce qu’il appelle une « déclaration d’impuissance » [28], ou avec Barthes lui-même, dans le petit scandale que constitue le no comment à son retour de la Chine maoïste en 1974. Et pour ce qui est d’événements d’une autre ampleur, par exemple le combat antinazi pendant la Seconde Guerre mondiale, je me permets de renvoyer à ma préface avec notamment la figure de René Char, et – au-delà de cette « Résistance au Neutre » – aux liens historiques profonds que le Neutre de Barthes entretient avec cette séquence historique [29]. Un film comme Shoah ne pourrait-il pas, à ce titre, nous ouvrir à une pensée politique du Neutre ? Autour de la question de l’agir et du non-agir, avec le témoignage de Rudolf Vbra à Auschwitz, et de la question même de l’impuissance à agir politiquement là où l’extermination commande [30]. Mais aussi parce que je crois que Shoah, comme œuvre, est un film au Neutre, se soustrayant à la soumission légitimante à l’archive, se soustrayant à toute objectivation naturaliste de l’événement que commande le discours politique dans sa structure même. Doxa à laquelle il oppose une forme de silence fondamental que soutient le refus cinématographique de la représentation de l’événement, et qu’incarne parfaitement son titre : Shoah – la Chose[31] – qui est le signifiant fondamental où s’exprime le Neutre de l’événement par opposition par exemple au terme d’holocauste magnifié par la grande machine bavarde, hollywoodienne, télévisuelle, dominante. Cela nous amène, bien sûr, à la question des images que tu poses avec la plus grande pertinence. Je crois que ce qui est en jeu ce n’est pas l’image elle-même, en tant qu’elle devrait être soumise à une sorte d’exclusion puritaine et dogmatique. Car si l’image, comme telle, n’est pas neutre, on peut concevoir des « images au Neutre », et même une cinématographie au Neutre comme l’atteste, par exemple, Shoah ou bien tel ou tel film d’Antonioni en ce que, par exemple, celui-ci autorise ce que Barthes appelle à son propos « un regard qui dure », c’est-à-dire le contraire d’une image qu’on consomme. Dans La Chambre claire, à son épilogue, Barthes constate, d’une part, que l’omniprésence de la photographie écrase toutes les autres représentations visuelles, et d’autre part, que le devenir-image du monde dans un processus de déréalisation, produit un univers nauséeux, sans différences, et bien entendu, aujourd’hui démultiplié par l’effroyable développement des images que permet la folie des smartphones. La question de la visibilité, à ce titre, est cruciale, puisqu’elle est devenue un nouvel impératif catégorique, un droit universel et illimité qui est censé désormais réguler la relation démocratique, par exemple, dans ce qui se déclare comme le débat le plus brûlant de l’époque, celui des minorités, sexuelles, raciales, culturelles, se modelant sur les paradigmes néo-libéraux, qui ne sont plus ceux du pouvoir au sens de souveraineté, mais du pouvoir comme empowerment (encapacitation, empouvoirement), soit l’extension illimitée du domaine de la domination. À cette thématique de la visibilité, qui est le socle de l’époque, mais qui est une question sans doute originaire pour les sociétés humaines, le Neutre oppose un éthos, non peut-être de l’invisibilité (qui relèverait alors de la Terreur, voir Blanchot), mais de la discrétion. Barthes traite de cette question des images, mais là où il est – me semble-t-il – le plus pertinent, c’est précisément à propos du pouvoir politique avec la pensée du Tao, et par exemple la figure du « prince discret » [32]. Le terme de prince étant alors à entendre au sens de Machiavel comme incarnation du principe politique, et qui est l’abolition du pouvoir lui-même comme domination.
5 – Pour conclure cet échange avec toi, nous souhaiterions nous arrêter un instant sur une des figures du Neutre, celle qui nous ramène à cette question du « fond sexuel » dont nous avons parlé, mais surtout, qui représente ce que Barthes qualifie de « clivage parfait, une sorte de test de l’ouverture/fermeture au Neutre » : l’Androgyne, à savoir la 23e figure… Étonnante coïncidence ! Pourtant, Barthes ne semble pas la relever. Ainsi, l’ordre aléatoire de ces figures, toutes tirées au sort pour établir ce cours grâce à une table des nombres au hasard (il s’en explique longuement dans les « Procédures de préparation et d’exposition du cours »), le hasard donc – qui n’existe pourtant pas – a ainsi associé le nombre très significatif de 23 à cette figure qui ne l’est pas moins. Toutefois, nous imaginons que Barthes n’était pas s’en connaître ce fait que la langue hébraïque – que d’aucuns estiment être la langue de la Révélation, c’est-à-dire, celle que Dieu aurait choisi à l’origine pour parler à l’humanité – composée d’un alphabet consonantique de 22 lettres, comprendrait une 23e lettre surnommée « la Lettre manquante »… Lettre qui serait d’importance capitale pour l’avenir de l’humanité et dont certains kabbalistes considèrent même qu’elle représente la charte fonctionnelle du cerveau. Ce serait donc une lettre qui ne serait ni graphème ni phonème, mais d’un 3e genre que, dans ce cas, il est plus que tentant de qualifier de « complexe » à défaut de « divin », de sorte que, si la 23e lettre est « la Lettre manquante », on peut considérer que l’Androgyne représentant ni l’homme, ni la femme, sinon l’homme et la femme réunis, serait lui-même « l’Être manquant », cet être d’un 3e genre que l’on pourrait estimer, d’une certaine manière d’un genre « complexe » à défaut, là aussi, de « divin ». Comment expliquerais-tu donc cette coïncidence, dans le cours de Barthes, entre cette figure et cette 23e place que le « hasard » lui donne dans son cours ? Surtout comment expliques-tu le « silence » de Barthes sur un point aussi fondamental ? En effet, il semble peu probable qu’il n’est pas fait le lien entre « la Lettre manquante’ et « l’Être manquant’, puisqu’il évoque la Kabbale et présente les Séphiroth en ces termes très éloquents : « Dieu créa le cosmos par l’intermédiaire de ces dix puissances et des vingt-deux lettres de l’alphabet qu’il donna aux Hébreux ; chaque séphira, chaque idée-mère, contient la lettre Aleph, la racine des autres lettres, qui est le soupir de Dieu, et la tonalité de ces dix Séphiroth forme l’homme céleste, émanation de Dieu, sous la forme de l’Adam Kadmon. Et ces dix Séphiroth, complémentaires et indissociables, sont féminins et masculins. Donc l’idée de perfection et d’équilibre qui est proposée par la Kabbale tient dans l’image de deux êtres entrelacés : masculin et féminin formant un seul être avec une fécondation mutuelle des principes masculin (esprit) et féminin (matière). L’abolition des dualismes, c’est l’Adam Kadmon ! », s’exclame-t-il… Finalement, l’Androgyne ne représente-t-il pas autant l’origine que l’avenir de l’être, son véritablement accomplissement hors de la dualité, surtout à l’heure où règne une certaine hystérie sur la revendications de genres variés, autant qu’une certaine confusion sur le Neutre comme norme acceptable de ces mêmes genres alors que le Neutre, de par son unicité, transcende tous les genres quels qu’ils soient ? Conviendrais-tu que le « complexe » du Neutre développé par Barthes est bel et bien de dimension spirituelle, sacrée, et qu’il préfère le taire comme pour mieux en protéger « l’aura », à savoir la conscience qu’il en a, mais également pour mieux échapper à l’arrogance et à la vulgarité de ce rationalisme occidentalo-cartésien qui se targue de tout pouvoir expliquer, même l’Inexplicable, à la différence du Tao qui est l’Inexplicable même et dont le 23e verset indique que « si l’on ne croit pas fortement (au Tao), l’on finit par n’y plus croire » [33] ? Or, il semble que Barthes ait décidé – pour dépasser cette finitude qu’est la mort comme horizon de vie – d’avoir foi en l’Inexplicable que sont ces formes absolues de vie, de création et de liberté, à l’instar du Tao qui permet d’échapper précisément à cette dualité de l’être tel qu’il s’en est exprimé en évoquant l’Androgyne comme « un seul être avec une fécondation mutuelle des principes masculin (esprit) et féminin (matière) », précisant la nature de ces principes entre parenthèse, ce qui, là aussi, ne peut être un hasard… En effet, dès 1921, dans Le Symbolisme des nombres, le psychanalyste René Allendy [34] explique que le « 3 » représente l’esprit, tandis que le « 20 » représente la matière et que leur somme représente le « 5 »… l’incarnation de l’esprit dans la matière, ce qu’illustre fort bien encore le 1er verset du Tao : « (L’être) sans nom est l’origine du ciel et de la terre ; avec un nom, il est la mère de toutes choses » [35]… Et pour terminer comme Barthes le dit si admirablement : « Il est évident qu’il appartient au Neutre d’être inconclusif. Le Neutre ne peut pas, ne sait pas conclure. Par conséquent, je me garderais bien d’ajouter rien à ces vingt-trois figures […] », sinon ajouterions-nous quand même : ce sourire léonardien « de l’extase, de l’énigme, du rayonnement doux […] ». Je te remercie.
Je trouve ta dernière intervention absolument merveilleuse, d’une grande puissance d’élucidation. J’adhère tout à fait à ce que tu dis, et si je ne puis évidemment affirmer que Barthes maîtrisait la kabbale jusqu’à pouvoir penser la question du manque au cœur du langage à partir de la vingt-troisième lettre de l’alphabet hébraïque, ou qu’il avait vu la coïncidence numérique que noue le chiffre vingt-trois avec les séances du Cours, je suis certain qu’il aurait été extrêmement sensible à cela. De fait, Barthes cite la Kabbale en des termes qui montrent qu’il en avait une bonne connaissance, mais plus pertinent encore est de constater la connivence, rarement mise au jour, entre la tradition structuraliste de la lettre bien représentée par Lacan et Barthes et la tradition juive. J’ai beaucoup travaillé cette question notamment avec, par exemple, les jeux de Barthes sur la lettre « H » [36] ou avec son livre intitulé S/Z, qui non seulement donne à la lettre une puissance cryptique essentielle, mais dans sa structure exégétique, ressemble beaucoup à ce que la tradition talmudique a fait sur le texte sacré. De ce point de vue, Barthes est bien plus talmudique que Levinas ! Là encore, le Neutre, comme processus de dé-sémantisation, d’aspiration à échapper à la domination du sens, établit avec la lettre, comme avec le chiffre, un dialogue profondément moderne s’il n’était en fait un dialogue originaire et intérieur au langage lui-même. Ce que tu ajoutes avec le chiffre 23 à partir du Tao est très beau, très profond. Ce que tu dis met en lumière toute une part, restée dans la pénombre, de la pensée de Barthes, et qu’en effet la partie sur l’Androgyne, et au-delà, pointe et désigne. Je dis au-delà parce que le Cours de 1978 sur le Neutre est traversé, comme on y a fait allusion, par la question de la mort, du vouloir-vivre, mais aussi d’un deuil, celui de la mère survenu en octobre 1977, peu avant que le cours ne commence, et sans lequel – peut-être – on ne peut comprendre, d’une part, la récurrence fascinée de la formule pasolinienne d’une vitalité désespérée (una disperata vitalità), et d’autre part, la question de l’immortalité qui revient aussi avec la pensée Tao sur l’immortalité. Le Tao alors se révèle comme autre chose qu’un simple recours savant ou érudit comme l’est, par exemple, la référence aux Sceptiques grecs et latins : le Tao n’est pas une religion, c’est pourtant une spiritualité, paradoxe qui n’est paradoxe que pour nous autres occidentaux qui sommes entièrement transis par la grande scission religieuse de l’âme et du corps que l’Orient, précisément, a méconnue. Une spiritualité sans dieu, sans religion, sans transcendance, c’est cela que le Tao permet, et c’est sans doute ce qui, du coup, donne au Neutre cette puissance irradiante qu’on retrouve jusqu’au sourire extatique des tableaux de Léonard de Vinci, haut lieu figuratif du Neutre où ne s’abolit pas seulement la différence sexuelle, mais aussi les différences de la parentalité. Merci infiniment, chère Caroline, pour cet échange.
Texte © Éric Marty & Caroline Hoctan – Illustrations © DR
(Paris, été 2023)
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[1] Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1969, p. 117-121 et 137-142.
[2] Éric Marty, « L’Œuf deleuzien », chap. « Le sujet du Neutre » in Le Sexe des Modernes : Pensée du Neutre et théorie du genre, Le Seuil, 2021, p. 304-315.
[3] Cité par Barthes, par exemple, dans La Préparation du roman, Le Seuil, 2015, p. 374.
[4] Leçon in Œuvres Compètes, t. 5, Le Seuil, 2022, p. 444.
[5] Platon, Le Banquet, (205b) : « La cause qui, quelle que soit la chose considérée, fait passer celle-ci du non-être à l’être ».
[6] Éric Marty, « Avant-propos » in Roland Barthes, Le Neutre, Le Seuil, 2023, p. 21-22.
[7] Le Neutre, ibidem, p. 102-104.
[8] Ibidem, p. 383-386.
[9] Henry Miller, Tropique du Capricorne, Le Chêne, 1946, p. 174.
[10] Ibidem, p 64-67.
[11] Fascination marquée dans la reproduction en ouverture du livre du tableau de Girodet, « Le Sommeil d’Endymion ».
[12] Ibidem, p. 406-407.
[13] Ibidem, p. 201-203.
[14] Ibidem, p. 60.
[15] Ibidem, p. 63.
[16] Ibidem, p. 124.
[17] Ibidem, p. 80-89.
[18] Ibidem, p. 370.
[19] Idem.
[20] Éric Marty, Le Sexe des Modernes, op.cit., p. 290-297.
[21] Le Neutre, op. cit., p. 408.
[22] Ibidem, p. 367.
[23] Cf. Roland Barthes, « L’Ancienne rhétorique : aide-mémoire » in L’Aventure sémiologique, Le Seuil, 1985.
[24] Le Neutre, op. cit., p. 383-384.
[25] Idem.
[26] Ibidem, p. 261
[27] Voir sur ce point la séquence sur « Le Conflit », Ibidem, p. 279-287.
[28] Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Minuit, 1983, p. 52-56.
[29] Éric Mrty, « Avant-propos » in Le Neutre, op. cit., p. 10-15.
[30] Éric Marty, Chap. IV, « Aktion und Tat/ Action et Acte » in Sur Shoah de Claude Lanzmann, Manucius, p. 79-97.
[31] Ibidem, p.39-40 et Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, 2009, p. 525.
[32] Le Neutre, op. cit., p. 91
[33] https://fr.wikisource.org/wiki/Tao_Te_King_(Stanislas_Julien)/Chapitre_23
[34] Cf. Dr René Allendy, Le Symbolisme des nombres: essai d’arithmosophie (1921), rééd. Éd. Traditionnelles, 1948. Il est évident que Barthes devait connaître ces notions concernant le nombre 23, et notamment cet ouvrage de René Allendy qui était alors un célèbre psychanalyste ayant fondé en 1926 – avec René Laforgue et Marie Bonaparte – la Société psychanalytique de Paris, et a eu pour patients des écrivains tels que René Crevel, Anaïs Nin, Antonin Artaud, Maurice Sachs…
[35] https://fr.wikisource.org/wiki/Tao_Te_King_(Stanislas_Julien)/Chapitre_01
[36] Voir, par exemple, Éric Marty, « Roland Barthes, l’homosexuel ou la difficulté de s’exprimer », Esprit, 2023/5, p. 93-104.