Le Neutre « revendiqué »: retour à la norme

Ce compte rendu de lecture résulte du remaniement d’une série de questions proposée à LILA BRAUNSCHWEIG dans le cadre d’un entretien concernant son essai, NEUTRISER. ÉMANCIPATION(S) PAR LE NEUTRE (Les Liens qui libèrent, 2021) auquel elle avait d’abord accepté de répondre avant d’avoir cette parfaite indélicatesse de passer à autre chose et de laisser tomber, sans doute une façon toute personnelle de « neutriser » le débat qui aurait pu en découler…

Le Neutre, c’est la moire : ce qui change finement d’aspect, peut-être de sens, selon l’inclinaison du regard du sujet. (Barthes)

Il y a presque trois décennies, nous avions été saisis par un essai de Gilles Châtelet qui prédisait presque déjà tout du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, avant que son auteur ne se donne la mort et nous fasse comprendre pourquoi, de ces démocraties-marchés qui nous font vivre et penser comme des porcs, il n’y a rien à attendre d’autre que… there is no alternative. Par des chemins distancés et fortuits, il est possible de voir dans le premier essai de Lila Braunschweig qui porte sur le Neutre, une sorte d’alternative justement, mais aussi une réponse aussi imprévue qu’involontaire à Gilles Châtelet : Neutriser. Émancipation(s) par le neutre.

Si pour Gilles Châtelet, les porcs définissent cette unanimité des majorités silencieuses contemporaines qu’il qualifie de « techno-populistes », chez Lila Braunschweig, les porcs s’illustreraient plutôt comme cet ensemble dogmatique et paradigmatique de normes et de valeurs sociales qui assignent, cataloguent, conditionnent, discriminent, hiérarchisent, identifient, et soumettent quiconque, c’est-à-dire chacun, en vue de le faire correspondre aux injonctions de ce techno-populisme étendu à toutes les sphères de la société qui nous enjoint d’être ce qu’on nous autorise à être, voire qu’on nous somme de représenter au sein de ce capitalisme de prédation. À moins d’y échapper, non pas par la forclusion volontaire, la méthode Coué, la fumette ou la mort, mais bien par le Neutre, cette fameuse pensée théorisée, entre autres, par Roland Barthes [1].

Nous qui appliquons cette pensée du Neutre depuis des années dans notre écriture fictionnelle sans que quiconque ne l’ait jamais relevé (ou à la marge), l’essai de Lila Braunschweig nous est apparu, pour le coup, comme une véritable gageure. C’est donc avec enthousiasme que nous l’avons lu pour découvrir comment l’auteure, à travers cette revendication du Neutre, parvenait à se saisir de celui-ci en vue d’une nécessaire et providentielle revisitation de nos statuts, fonctions et rôles sociaux, avec rien moins que l’ambition de l’appliquer en théorie politique. Le tout sous la forme d’un discours empreint de bon sens et d’un principe d’espérance [2] indéniable qu’animent ces convictions intellectuelles et psychologiques positives si chères à Martin Seligman, et auxquelles nous souscrivons également.

L’affaire paraissait donc convaincante. Pourtant – et bien malheureusement – elle ne l’est pas. En effet, si la réflexion menée par Lila Braunschweig s’avère vivifiante pour la dialectique, tant en science politique qu’en psychologie sociale, si elle nous apparaît comme une tentative méritante de défendre le Neutre, d’en valoriser toute la complexité et la pertinence pour nous sortir du schmilblick sociétal dans lequel nous sommes empêtrés, il n’en reste pas moins que c’est une réflexion qui atteint vite ses limites du fait qu’elle ne parvient jamais tout à fait à se saisir du Neutre, non pas simplement comme « boite à outils » pour résoudre des problèmes, somme toute entièrement façonnés et entretenus par le système, mais d’abord comme pensée d’ordre spirituel permettant de se libérer du connu [3] afin de parvenir à rompre avec soi-même [4], c’est-à-dire à faire sécession avec ce petit soi des apparences qui sourit niaisement sur les photos, pour devenir enfin un autre soi, distancié de ce moi égotiste, un soi attentif, lucide et respectueux qui, dans son combat entre lui et le monde – tel que l’exprimait Franz Kafka – seconde le monde. En ce sens, la réflexion de Lila Braunschweig ne réussit pas à déjouer ce que Gilles Châtelet dénonçait précisément comme ces « niaiseries pseudo-humanistes » dont résulte cette « Triple Alliance politique, économique et cybernétique des néo-libéraux, qui cherche à rendre rationnelle et même festive la guerre de tous contre tous ». Alors de quoi le Neutre est-il véritablement le nom dans cet essai de Lila Braunschweig, et comment l’auteure se propose-t-elle d’en « faire briller toutes ses potentialités subversives » ?

En déclarant que le Neutre n’est pas « ce truc mou que l’on croit, mais une authentique force révolutionnaire », Lila Braunschweig différencie conceptuellement les notions de Neutre et de Neutralité, c’est-à-dire redéfinit l’action propre à chacune entre, d’une part, « neutriser » (selon le néologisme forgé dans le cadre de sa réflexion), et d’autre part, « neutraliser » (selon la signification au figuré de ce verbe transitif). Car pour Lila Braunschweig, il ne s’agit donc plus, aujourd’hui, de « neutraliser », mais bien de « neutriser » des positions, des situations, des identités – jusqu’aux genres sexués – afin d’en contrarier, sinon d’en déconstruire, les oppositions binaires, les dualités restrictives, les séparations limitatives qu’induisent toutes sortes de discriminations, elles-mêmes déterminées par un fonctionnement social qu’elle appelle non seulement à dépasser, mais à renverser. Pour ce faire, elle opère une comparaison subtile entre la Neutralité et le Neutre : la Neutralité, dans une sorte d’acception négative, doit être considérée comme un acte de « neutralisation » qui fige et empêche les individus dans leurs expressions et leurs puissances. Au contraire, le Neutre, dans une sorte d’acception positive de tolérance et de bienveillance qu’elle formule, doit être considéré comme un acte de « neutrisation » qui libère les individus dans leurs expressions et leurs puissances, considérant celles-ci, non plus comme des caractéristiques défaillantes, mais bien comme les qualités enrichissantes de modes de vie et de formes mineures de la société qui devraient s’ajouter aux valeurs imposées par les modes de vie et les formes majeures (valeurs dont elle démontre combien elles sont relatives, discriminatoires, et oppressives – non universelles, au fond).  Pour synthétiser la pensée de l’auteure, et donner aux lecteurs une idée de ce que représente cette nuance entre les notions de Neutre et de Neutralité, disons d’emblée que c’est à partir d’elle qu’est définie la problématique exposée. En effet, pour Lila Braunschweig, la Neutralité refuse « de s’engager dans la conflictualité tout en épousant les intérêts des parties du conflit qui détiennent la majorité des ressources symboliques et matérielles » tandis que le Neutre agirait pour dépasser ou renverser le paradigme afin de « transforme(r) le monde en suspendant la reconduction implacable des rapports de force et des oppositions qui construisent ce monde tel qu’il est ».

Il nous semble cependant qu’il n’y a pas – tant du point de vue linguistique que de l’entendement conceptuel – de véritables différences entre la Neutralité (nom commun) et le Neutre (comme adj. et nom commun). Concernant ces deux termes, la définition des dictionnaires expose d’ailleurs les mêmes nuances que l’auteure reprend dans ses arguments. Et c’est là justement que tout se complique, puisqu’en affirmant que la « neutralité n’est jamais neutre » (p. 15), Lila Braunschweig en arrive finalement à affirmer – deux pages plus loin – que « dans la perspective de la neutralité, on ne peut qu’être neutre ». On se pose alors la question de savoir comment linguistiquement, mais aussi conceptuellement, la neutralité ne serait qu’un « prédicat qui neutralise » alors que « le neutre dont il est question ici au contraire agit, il neutrise »

Cette différence, cette nuance dans l’emploi des termes, nous apparaît ainsi n’être valable que dans le cadre d’une « neutrisation » effective, à savoir indiquée explicitement par l’emploi du terme qui reste à faire advenir dans les dictionnaires, mais surtout par un usage concret dans notre quotidien. Le néologisme « neutriser » étant encore inconnu de la langue, reste à savoir comment employer les termes de Neutre et de Neutralité en prenant en compte de telles nuances dont le sens est pourtant proche, sinon fort semblable, pour l’entendement commun. Lila Braunschweig n’apporte toutefois pas de réponses quant aux moyens de soulever ce débat linguistique pour en faire un débat politique, et non pas seulement de théorie, mais bien de praxis.

Ainsi, entre la Neutralité qui neutralise les expressions et puissances de chacun au contraire du Neutre qui les libéreraient, le renversement du paradigme ne s’effectuerait-il pas davantage – au-delà de la finesse linguistique et de l’habileté verbale – par une sorte de « tournant ontologique » [5] produit à travers un changement radical de politiques sociales, notamment à travers une autre éducation (que compétitive et individualiste) et par la promotion d’autres valeurs (que matérielles et disruptives) ? Dans ce cas, l’auteure sera sans doute d’accord avec nous pour dire que le « vivre ensemble » ne devrait plus uniquement reposer sur des jugements moraux définis par les seuls intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir d’imposer leurs propres valeurs, mais bien plutôt – et enfin ! – sur de grands principes immanents d’un droit constitué à partir d’une « éthique politique » (spinoziste). Car sans éthique comme fondement de la politique, à savoir sans ce rapport à observer et à ajuster entre des variables propres à la loi – dans le sens juridique (non religieux) du terme – nous pouvons toujours « neutriser », cela n’abolira jamais les violences qui ne fleurissent jamais autant, précisément, que dans une société dont le paradigme sociopolitique ne repose que sur un capitalisme alimenté par les prétentions identitaires et les arrogances individualistes contraires aux principes de la loi commune, prétentions et arrogances toujours promptes à servir ceux qui imposent – par les privilèges que leur octroient leurs dominations capitalistiques notamment – toutes sortes de discriminations sociales en favorisant finalement une sorte de jusnaturalisme de mauvais aloi, quel que soit, par ailleurs, le régime politique de cette société. Dès lors, on se demande de quelle manière « neutriser » pourrait-il faire enfin surgir une éthique politique faisant fi des privilèges et des intérêts dominants admis par la société comme « naturels ». Sinon, peut-être en établissant des liens clairs entre le Neutre et l’éthique, et en déterminant comment cette dernière pourrait se saisir pleinement du Neutre comme l’un de ses principes fondamentaux en rompant, une fois pour toutes, avec ces sempiternels jugements et opinions de type capitalistiques et religieux (qui n’ont rien à voir avec l’équité sociale et la spiritualité), mais aussi avec cet individualisme (qui, lui, n’a rien à voir avec l’individuation).

Mais revenons au « nerf de la guerre » concernant cette problématique que, dans la réflexion de Lila Braunschweig, pose le paradigme dominant désigné par « l’opposition dogmatique de deux termes », par exemple le « blanc » et le « noir » pour saisir ce qu’est le blanc, et qui représente l’un de ces nombreux binarismes « qui encadrent les sens, en premier lieu la vue, et les organisent, les structurent pour orienter et ordonner ce qui du monde se présente à eux ». En listant certains de ces binarismes, l’auteure en vient ainsi à ceux qui, au cœur des paradigmes de la domination, détermineraient « dans la culture occidentale » notre relation au monde. Pourtant, il nous semble que, des binarismes « culture/nature », « féminin/masculin », « autonomie/dépendance », etc., ceux-ci influencent également – et ô combien parfois – les autres cultures, et ne présentent d’ailleurs pas moins les mêmes paradigmes oppressifs au sein de leur société, à commencer par ce binarisme « blanc/non-blanc » que l’on peut décliner à toutes les couleurs, nationalités, origines ethniques, provenances géographiques, etc. Un exemple parmi d’autres : le terme farang utilisé pour désigner les Occidentaux dans certaines cultures asiatiques sert évidemment à distinguer un binarisme discriminatoire vis-à-vis de ceux-ci. Les exemples sont légion, tous les peuples du monde faisant toujours la différence entre leur propre population et les populations étrangères, du fait même que toute acculturation ou transculturation soulève précisément une vive compétition pour l’obtention de privilèges et de pouvoirs. En ce sens, les véritables privilèges et pouvoirs ne sont souvent ni de genre ni de couleur, mais bien capitalistiques…

Si l’Occident a oppressé ou oppresse encore, combien d’autres ont également oppressé, oppressent et oppresseront sans entrave dès qu’ils en auront l’occasion, parce que leurs pouvoirs économiques les leur permettront. C’est toute l’histoire de l’humanité qui se dessine alors sous nos yeux. L’examen, même rapide, des enjeux géostratégiques actuels nous l’enseigne encore chaque jour qui passe. Et cela entre nations, comme au sein de la société même (cf. « Chemises rouges » en Thaïlande ou « Gilets jaunes » en France), mais également au sein même des genres (la prétendue infériorité des femmes par rapport aux hommes pour la quasi-totalité des cultures dans le monde entier, sauf évidemment, pour les femmes qui détiennent des pouvoirs économiques, et peuvent ainsi dominer à leur tour…). Ces binarismes que l’auteure énumère ne sont donc par une exception culturelle « occidentale », mais bien unanimement humaine et de classes. Il nous apparaît ainsi dommageable de mentionner la « culture occidentale » en la mettant en défaut plus que les autres quand l’invitation au Neutre supposerait précisément de se situer au-dessus de cette mêlée inféconde d’un Occident forcément toujours coupable de tout. D’ailleurs, à notre connaissance, ces modes de vie et formes mineures qui existent en Occident, quand ils se nomment Martine Rothblatt ou Lana et Lilly Wachowski ne posent aucun problème de discriminations ni de rejets, ou d’injustices… Idem pour ceux qui, tout en appartenant à une minorité de genre ou d’identité, appartiennent également à une classe sociale qui les protège de ces violences ou rejets que subissent les minorités des autres classes, comme par exemple, en France, Rama Yade et Leïla Slimani, chacune issue de la classe bourgeoise supérieure, sénégalaise et marocaine. Sur ce point, nous avons donc beaucoup de mal à saisir ce qui dans la culture occidentale serait donc pire au niveau des paradigmes oppressifs que dans les autres cultures.

Ce débat sur les discriminations que l’auteure soulève semble ainsi d’abord relever d’un engagement politique motivé par un projet de société alternatif et solidaire, quels que soient les modes de vie, les formes mineures et les disparités sociales. En ce sens, ce débat relèverait lui-même, au-delà de la politique, du droit, c’est-à-dire de l’interprétation infinie, libre et contradictoire de la loi (que toute politique digne de ce nom se devrait de défendre bec et ongle) en dehors de critères et de jugements moraux et de bonne conscience, irrecevables dans le cadre même de ce qui est du ressort d’une justice garante de ce qu’on qualifie être une « société de droit ». Ainsi, l’auteure demeure assez confuse sur la manière dont le Neutre – en dehors du discours sur son application « neutrisante » qui permettrait de la « douceur », de la « compréhension », de la « tolérance » envers les modes de vie et les formes mineures écrasées par les binarismes oppressifs de la société – pourrait changer quoi que ce soit aux discriminations sans prendre en compte cette problématique des privilèges et des pouvoirs de classes. En quoi le Neutre, au-delà de la nuance linguistique, pourrait-il se transformer en une fonction éducative, émancipatrice et évolutive, c’est-à-dire en une véritable action, une vita activa, comme le suggère Hannah Arendt ? Il transparaît donc de la vision de Lila Braunschweig une réelle confusion, mais également une certaine candeur concernant ce que nous qualifierons de « scène discriminatoire », c’est-à-dire une confusion entre ce qu’elle relève et décrit des situations faites aux modes de vie et aux formes mineures – qui sont absolument exactes – et une candeur quant à ce qui les fabrique et les engendre réellement.

D’ailleurs, concernant ces binarismes qui alimentent ce paradigme antagoniste des contraires dans la société, paradigme pour lequel l’auteure propose d’appliquer le Neutre en vue de faciliter l’expression de tout ce qui existe, et non pas seulement ces contraires, se pose la question de l’emploi même du Neutre. Effectivement, le Neutre tel que Roland Barthes l’a théorisé est plutôt étranger, sinon réfractaire aux contraires déterminés par le paradigme, étant de nature précisément « neutre », à savoir que, si à l’origine, il excluait le « et-et » autant que le « ou-ou » pour déployer un « ni-ni » radical (ni homme-ni femme), il a ensuite glissé vers un « et-et » complexe et aléatoire[6] pour éviter de correspondre à tout ce qui rappellerait le sens commun, et même oserions-nous dire, pour éviter tout ce qui le ramènerait à un entendement « matérialiste » (non pas dans un sens philosophique, mais  bien consumériste, à savoir illimité), c’est-à-dire pour faire de ce « et-et » une sorte de « ni-ni », non pas de refus (comme « ni blanc-ni noir » ou « ni droite-ni gauche »), mais au contraire un « ni-ni » qui excède, déborde, surpasse le sens commun que produisent et véhiculent les stéréotypes des binarismes linguistiques (et homme, et femme), afin de faire surgir un « au-delà » de ce « et-et » (par exemple, l’androgyne), à savoir pour faire advenir un « sujet au neutre », et non pas un « sujet du neutre » [7].

Le Neutre, en évitant de souligner les particularismes et les différences des binarismes linguistiques, représente ainsi le seul concept qui les abolit tous, le seul concept qui parvient à se dessaisir des déterminismes produits par la prolifération verbale et le trop-plein de sens commun, le seul concept qui atteint ce « silence » (du genre, de l’ethnie, etc.) pour nous permettre de devenir simplement « soi », ce soi que personne ne peut saisir, étiqueter, définir, un soi non pas tant universel que infini, inépuisable et inattendu, comme l’est chaque être en ce monde, au-delà même de son genre, de sa couleur, etc.

Or, Lila Braunschweig envisage le Neutre à des fins, non plus d’effacement des différences, mais d’accentuation, d’augmentation, voire de prolifération de celles-ci par un « et-et » comme par un « ou-ou » purement matérialistes suscitant inévitablement un retour à la case départ, à savoir à la « norme ». Ainsi, outre les femmes et les hommes, il y a tous les « autres » formant un groupe, certes assez bigarré d’hommes et de femmes non identifiés comme tels, mais absolument déterminés par des étiquettes, à savoir des distinctions et des différences que l’auteure souhaite défendre, en surlignant leurs particularismes au lieu de chercher à les abolir. Comment, dès lors, tendre vers le Neutre pour renverser, comme elle le souhaite, ce paradigme antagoniste des contraires et du sens commun qui ramène à la réification de soi ? De même, comment le Neutre répondrait-il finalement au combat des personnes aux modes de vie et aux formes mineures qui demandent justement à ne pas être vues comme « autres », c’est-à-dire comme une entité excédant le sens commun d’homme et de femme, mais simplement comme homme ou femme à part entière ? En quoi le Neutre – réfractaire aux binarismes – pourrait-il donc devenir un projet de société quand la plus grande majorité des êtres cherchent à tout prix à correspondre à l’un des contraires du binarisme, et non aux deux, ni même à aucun des deux à la fois que représenterait le plus parfait androgyne ?

Ainsi, plus que de savoir si unetelle ou untel sont différents ou si leurs particularismes forment une minorité qui s’ajouterait à d’autres dont chacune serait le nom d’un groupe à part – extrait ou séparé de l’ensemble des êtres auxquels ils appartiennent pourtant – ne faudrait-il pas plutôt contrer par tous les moyens possibles ce qui engendre dans les représentations du discours, la nomenclature même de ces particularismes, à commencer par ce qui indique ce qu’est un homme, une femme, un noir, un blanc, un arabe, un juif, un transgenre, un homosexuel, un petit, un gros, etc. ? Un moineau, une tourterelle et un canard ont bien le droit d’être des oiseaux, pas besoin d’aller compter leurs pattes [8]. Quant à la chauve-souris, il n’est pas jugé contre-nature qu’elle ait des ailes même en tant que mammifère… Pourquoi souligner ces différences quand on peut les suspendre de leur sens commun pour qu’elles ne soient plus ni remarquées, ni remarquables en elles-mêmes, sinon dans leurs subtilités, c’est-à-dire dans les nuances même de la singularité qu’elles symbolisent, et non comme des modalités de leurs prérogatives arbitraires ? Si comme l’auteure l’affirme, « le neutre est indéterminé, il cultive l’illisibilité », ce sur quoi nous sommes d’accord – même si cela n’exprime pas tout à fait « infini » et « ouvert à toutes les lectures », puisque le propre du Neutre est effectivement de rendre « innommable » et « insaisissable » – il est étonnant de constater que l’auteure ne mesure aucunement que « neutriser », pour défendre de nouvelles normes, engendrera tôt ou tard de nouvelles discriminations, et nous assignera davantage encore aux normes actuelles dont nous avons déjà tant de difficultés à nous extraire. Ainsi, jamais l’auteure ne se demande comment faire pour :

    • se débarrasser de cette notion de multiplicité à laquelle on appartient malgré soi, et qui fait de chacun de nous une catégorie représentant un « segment de marché », mais jamais un être libre des catégorisations ;
    • arrêter d’être tracés, distingués, voire même plaints et soignés comme ces oiseaux à « trois pattes » qu’elle souhaite défendre ;
    • atteindre le degré zéro de notre différance ou obtenir le droit de rester transparent aux profilages, aux modélisations, aux pourcentages, aux appartenances, le droit d’être sans devoir y penser tout le temps, et sans que l’on nous désigne de par ces différences et ces complexités d’existence ou d’identité, à savoir – pour reprendre le « Sujet au Neutre » de Barthes – un « sujet au Rien » (et non pas un « sujet de Rien ») ;
    • cesser de s’occuper de notre situation ou vouloir régler nos problèmes de « trois pattes » qui n’existent, comme différence ou problème, que si on nous le répète sans cesse, et que l’on nous ségrègue en conséquence dans tous ces codes de catégorisation et d’aliénation ;
    • éviter que personne – individu, système, état – ne porte son attention sur notre signe distinctif afin « de n’être pas tellement gouverné » pour reprendre cette expression de Michel Foucault dont l’auteure s’inspire pour exprimer comment le Neutre pourrait être une « des voies à emprunter pour n’être pas tellement sexué-e », ce qui est paradoxal par rapport à son souhait de distinguer quand même tous ce qui seraient à « trois pattes » afin d’indiquer ce qui serait, précisément, leur différence de « genre »…

Cependant, l’auteur développe une proposition concernant les toilettes publiques à laquelle nous souscrivons totalement, du moins si celle-ci vise à en finir définitivement avec les toilettes sexués pour n’avoir plus que des toilettes qui portent vraiment leur nom de « publiques » – bébés compris, histoire effectivement que la table à langer ne soit pas seulement une « affaire » de femmes, reléguant ou rejetant les hommes de leur capacité, eux aussi, à accompagner, à soigner, à vouloir se rendre utiles, comme de remplir leur rôle et leur présence de père. Ainsi, peu importe notre genre dans un tel contexte, puisque ce n’est plus le sujet… ces toilettes étant neutres : elles seraient donc autant ouvertes aux femmes qu’aux hommes ainsi qu’à toute personne sans distinction de genre qui n’aurait donc plus à devoir choisir entre les toilettes pour homme ou pour femme, ou encore qui n’aurait pas à devoir aller dans des toilettes transgenres qui, de par leur normalisation discriminante, en viendrait à stigmatiser précisément celles et ceux qui les utiliseraient en les excluant d’office des hommes et femmes que ces personnes tentent, pour chacune, d’être ou bien de devenir, à part entière. Il nous apparaît donc que si « neutriser » pouvait faire émerger une « mentalité élargie » (Arendt) et parvenir à proposer une mixité « neutre » qui renverse ce joug, cette assignation, sinon cette violence d’individualismes et d’intérêts qu’engendre la séparation de classes, de genres et d’identités, il faudrait peut-être déjà rendre mixtes tous les lieux et espaces publics – et notamment ces espaces ségrégués qui, des « beaux quartiers » aux territoires périurbains, ne cessent de croître partout – en y appliquant les mêmes garanties de liberté, d’accueil ou de protection pour quiconque désire s’y rendre, bien évidemment dans le respect, la tolérance, la fraternité, la politesse et le savoir-vivre propres à l’esprit de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 promulguée par les représentants du peuple français constitués en Assemblée nationale, « afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés », et dont il nous plaît, présentement, d’en rappeler ces deux articles significatifs :

    • La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.
    • La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.

Car imaginons que nous en venions réellement à une ségrégation de genre, d’identité ou d’ethnie – comme malheureusement c’est le cas dans de nombreux pays et même parfois encore dans certains pays occidentaux – et que soudain, à l’université ou bien dans les entreprises, les femmes soient mises à l’écart des hommes. Imaginons donc, alors que c’est déjà assez compliqué pour les femmes de parvenir à être traitées comme n’importe quel homme, que l’on estime que les « trois pattes » ne fréquenteraient pas les mêmes salles de cours ou ne travailleraient pas dans les mêmes espaces d’une entreprise par crainte d’être agressés. Imaginons que ces « trois pattes » soient, par exemple, des femmes et des hommes d’origines étrangères. Non seulement, on ségréguerait les hommes des femmes, mais les hommes et les femmes d’une certaine couleur par rapport à ceux d’une autre couleur, et donc aussi les plus jeunes des plus âgés, les cisgenres des transgenres. Comme les juifs des musulmans, des hindouistes et des chrétiens. Cette ségrégation sociale – revendiquée aujourd’hui au nom de la sécurité et du respect des corps et des différences de modes de vie entretenus jusque-là en France par de continuels relents xénophobes et misogynes, mais également défendus dans d’autres pays comme des « traditions » – nous semble résulter directement de ces valeurs individualistes que l’on peut même considérer comme une sorte d’entre-soi généralisé, non seulement à toutes les classes de la société, mais à l’intérieur même de chaque classe, appliquant ainsi un contrôle et une autorégulation de chacun par lui-même au sein de son propre genre, à savoir ce que Gilles Châtelet estimait être une « guerre de tous contre tous », et qui nous amène à nous demander à quoi peut encore servir la Constitution quand la liberté et la protection qu’elle a promulguées s’avèrent finalement n’être qu’un échec cuisant pour une majorité de personnes, et en particulier pour les femmes par rapport à cette violence qui leur est faite à tout égard – comme le rappelle au demeurant parfaitement Lila Braunschweig – du fait, notamment, que loi ou pas, « nous sommes les seuls parmi les espèces où les mâles tuent les femelles » comme l’explique Françoise Héritier [9].

Lila Braunschweig a ainsi conscience qu’une telle ségrégation sociale, prétendument protectrice et libératrice pour les femmes aux yeux de certains, ne réglerait ni les violences dont elles font l’objet, ni ne conforterait leur droit à vivre librement comme les hommes, soulignant d’ailleurs que « sauver seulement les femmes, c’est sauver aussi le binarisme et les structures symboliques qui justifient et qui soutiennent la domination des femmes par les hommes ». Mais alors quoi ? « Neutriser » ne fonctionnerait-il pas mieux que les valeurs du « vivre ensemble » que sont, même mal appliqués, la liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité, la solidarité, l’esprit de justice, le respect et l’absence de toutes formes de discriminations ?

Venons-en, pour conclure, à l’épineuse question du pronom iel/s qui semblait être, à son apparition, une véritable trouvaille pouvant mettre tout le monde d’accord. Or, il se trouve que ce pronom n’est pas appelé à être utilisé, à la manière du « on », comme ce sujet neutre par excellence pour désigner les troisièmes personnes du singulier et du pluriel (il/s-elle/s), peu importe leur genre, mais bien pour nommer essentiellement des personnes transgenres qui, une fois encore, se retrouvent donc désignées, dans une situation d’apartheid linguistique peu explicable ni compréhensible quand on entrevoit les conséquences qu’un tel usage ne manquera pas de permettre aux multinationales, comme aux états, de par l’extension d’une cybernétique subreptice qui permet la traçabilité des identités, des modes de vie et des mœurs, et dont certains n’auraient jamais autant rêvé en un temps où leur zèle leur a déjà permis de ficher celles et ceux qui allaient être exterminés au nom de leurs seules origines, ou de convictions personnelles.

En effet, comment comprendre l’engouement pour ce pseudo pronom s’ajoutant à ceux existant déjà, et cet entrain avec lequel Lila Braunschweig l’applique elle-même dans son écriture au point de brouiller la force de sa proposition à « neutriser » cette dualité féminin/masculin. Le pronom « iel » apparaît ainsi, entre les pronoms « il » et « elle » qui s’affrontent tels deux blocs opposés, dans cette posture même de Neutralité que l’auteure condamne par ailleurs, et que la théoricienne Monique Wittig aurait réprouvé – sinon rejeté tel que l’explique la sociologue Natacha Chetcuti-Osorovitz [10] – elle qui appelait à une universalité des pronoms, notamment à travers ce fameux « on », mais également aussi, en appliquant à « elle/s » la même valeur que « il/s » de la façon dont, au Canada notamment, le pronom « ils » sert à désigner la « troisième personne du pluriel féminin quand on parle d’un groupe de femmes ou de choses grammaticalement féminines » (« J’ai retrouvé tes sœurs ; ils étaient dans la chambre ») [11].

Le pronom « iel » apparaît dès lors comme un pronom plutôt indéfini (et non infini), mais aussi bancal, puisqu’il n’incarne pas un universalisme à la manière du « on ». En outre, son emploi arbitraire selon les genres et les humeurs – sans parler des polémiques pathétiques qu’il suscite – ravive d’autant la concurrence et l’opposition dogmatiques des binarismes que représentent les sujets « il » et « elle ». De par sa présence neutralisante (et non neutrisante donc), « iel » semble même intensifier ces binarismes par des attaques et des règlements de compte offensifs, ajoutant une couche de détestation aussi problématique qu’attristante sur celles déjà bien épaisses exprimées par la Ligue du Lol, Papacito, Soral, ou Zemmour, mais aussi sur les clichés assez abjects de ce prétendu humour à la Blanche Gardin… En toute franchise, cela nous effraie assez, et nous montre à quel point, « s’opposer à quelque chose, c’est contribuer à son maintien » comme le remarquait si justement l’admirable Ursula Le Guin.

En ce sens, l’écriture inclusive nous apparaît contre-productive, non pas tant dans son application que dans l’acception historiale même de son récit dont il a été démontré que celui-ci reposait entièrement sur l’interprétation de sources tronquées et d’archives manipulées [12]. Ainsi, la suprématie grammaticale du masculin qui l’emporte sur le féminin n’aurait jamais été imposée par les autorités académiques et savantes (où prédominaient les hommes), ni même par le peuple qui « n’est maître que du mauvais usage » (Vaugelas), mais bien dans, et par ces salons littéraires animés et présidés exclusivement par des femmes. Car c’est bien à partir de ces salons que se diffusait la culture mondaine de ce fameux siècle éclairé qui voulait que, lorsque l’on savait « converser », on ne distinguait plus entre des personnes de l’un ou de l’autre sexe, mais on faisait justement disparaître les accords féminins qui ne devaient plus discriminer ces femmes auxquelles il fallait plaire si l’on voulait « en être » – entendons: des salons, les véritables réseaux sociaux et d’influence politique de l’époque – et cela, malgré les règles de « bon usage » de la langue qui prévalaient toujours dans les académies, dans les dictionnaires et parmi le peuple qui défendaient la féminisation des accords et des substantifs au motif que c’était la « tradition », et en s’opposant donc à tous ces salons d’avant-gardes qui l’abrogeaient au nom du progressisme… Au lieu de revendiquer tout et son contraire, nous devrions donc être plus discrets, faire preuve davantage de retenue sur la « réalité », comme par exemple, arrêter déjà de voir systématiquement la langue comme « sexiste » ou « fasciste » car, tel que l’a rappelé le linguiste Patrick Charaudeau, ces « propriétés » n’ont rien à voir avec la langue en général :

La langue n’est pas sexiste, pas plus que la langue n’est fasciste. Lorsque Roland Barthes déclara dans sa leçon inaugurale du Collège de France que « la langue est fasciste », il faisait alors allusion à la langue en tant que doxa. Ses mythologies dénonçaient, non pas la langue en général, mais le parler petit-bourgeois. C’est-à-dire un certain usage collectif de la langue qui construit une doxa, dans laquelle se logent les stéréotypes. La doxa à laquelle est soumis le sujet parlant. Mais le sujet parlant est aussi un être singulier qui essaye de s’individuer dans l’usage qu’il fait de la langue, ce qui le rend « à la fois, maître et esclave ». On peut  dire que cette déclaration a quelque chose de paradoxal, parce que l’écriture même de Barthes est une tentative constante pour échapper à cette servilité, comme le fait « la littérature », tout en respectant le système de la langue et ses règles grammaticales [13].

L’écriture inclusive nous semble exacerber ainsi davantage encore – sous couvert pourtant de l’atténuer – une identité/identification féminine, non plus libérée de son essentialisme, mais systématiquement ramenée à celui-ci par une graphie aussi confuse qu’aliénante réactivant inévitablement, sinon doublement, une pseudo « anato-psychologie » de la femme par rapport à l’homme. Il semble ainsi que, en abrogeant cette distinction jugée en son temps justement disqualifiante pour les femmes, la langue française a permis, par une propriété générique de ses accords, par cette qualité de commun – et non pas de masculin comme il est maladroitement colporté depuis trop longtemps – une vision au maximum neutre, faisant même de cette distinction de la femme, quand a lieu un accord au féminin, une propriété singulière de son genre, et non pas une caractéristique identitaire de sa gent.

Ainsi, se pose la question de savoir comment, en différenciant sans cesse les femmes par une inclusion systématique de la marque du féminin, l’écriture inclusive pourrait-elle mieux les protéger dans la société et les traiter, au regard de la loi, comme n’importe quel homme. Autrement dit, l’auteure de Neutriser. Émancipation(s) par le Neutre, ne nous explique jamais de quelle manière l’écriture inclusive pourrait être un moyen effectif d’augmenter les salaires des femmes, de réduire les inégalités dues à leur sexe, et de faire évoluer les consciences pour faire comprendre à la société que les féminicides ne sont pas seulement une sorte de règlement de compte entre hommes et femmes, mais bien un crime barbare commis entre des êtres, contre l’humanité elle-même.

Texte © Caroline Hoctan – Illustrations © DR (« Je vois le langage » est un texte extrait du Roland Barthes, par Roland Barthes)
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[1] D’abord dans son essai Le Degré zéro de l’écriture, puis dans son séminaire que l’on peut écouter, ou bien lire dans une nouvelle édition – Le Neutre, cours de 1978 au Collège de France, Le Seuil, 2023 – publiée sous la direction d’Éric Marty avec lequel nous nous sommes entretenus : « Le Neutre révélé : retour à la vie », D-Fiction, 15 septembre 2023. Pour approfondir le sujet, nous invitons les lecteurs à se reporter également à l’essai d’Éric Marty, Le Sexe des Modernes : Pensée du Neutre et théorie du genre (Le Seuil, 2020), qui retrace la généalogie de cette pensée, et notamment à « Introduction : L’invention du Neutre », p. 239-245 & « Chap. 1 : Neutre et perversion », p. 247-328 de la Troisième partie, « Le Sujet du Neutre ».

[2] Cf. Ernst Bloch, Le Principe espérance (1954-1959).

[3] Jiddu Krishnamurti, Se libérer du connu, trad. de l’anglais de Carlo Suarès, Stock, 1969.

[4] Dr Joe Dispenza, Rompre avec soi-même pour se créer à nouveau, Ariane, trad. de l’anglais de Louis Royer, 2013, rééd. Trédaniel, 2020.

[5] À la manière du Linguistic Turn popularisée en 1967 par le philosophe Richard Rorty, c’est-à-dire à un « tournant » pouvant faire surgir ce renversement paradigmatique.

[6] Cf. notre entretien avec Éric Marty, « Le Neutre révélé : retour à la vie », op. cit.

[7] Idem.

[8] Cf. Lila Braunschweig, Neutriser, op. cit., p. 108 : « Si l’ordre social, ses règles explicites et ses effets implicites séparent les oiseaux à trois pattes – à quatre, à cinq, à une – des oiseaux à deux pattes, si les oiseaux à deux pattes ne fréquentent jamais leurs comparses à trois pattes, si tout ce qui n’a pas deux pattes et ressemble à un oiseau est exclu de leur vie en commun, de leurs représentations, de leurs symboles, alors on comprend que trois pattes, à nouveau, c’est une patte de trop ».

[9] Cf. Françoise Héritier, Nous sommes les seuls parmi les espèces ou les mâles tuent les femelles, France Culture, 13 octobre 2017, mise à jour le 25 novembre 2020.

[10] Cf. Natacha Chetcuti-Osorovitz, Avoir raison avec Monique Wittig, épisode 4/5 : « Monique Wittig, politique : la pensée straight », France Culture, 27 juillet 2023. Notons que p. 144 de son essai, Le Chantier littéraire (PUL, 2010), Monique Wittig exprime à quel point la « féminisation du monde » est pour elle un « sujet d’horreur aussi bien que sa masculinisation ». Elle a donc « essayé de rendre les catégories de sexe obsolètes dans le langage » non pas en inventant un pronom, mais en se servant des pronoms existants (il/s, elle/s, on) pour les universaliser, à la manière dont l’illustrent ses romans auxquels on invite les lecteurs à se reporter, notamment à travers le passionnant essai de Catherine Écarnot, L’Écriture de Monique Wittig à la couleur de Sappho (2002, rééd. éd.iXe, 2023).

[11] Cf. article « Ils », Wiktionnaire.

[12] Cf. Gilles Magniont, Guerre civile des Français sur le genre, On verra bien, 2020. Pour lire notre entretien avec l’auteur – « Genre, Guerre, Grammaire : aux origines historiques de l’écriture inclusive », D-Fiction, 1er mai 2020 – c’est ici.

[13] Patrick Charaudeau, La Langue n’est pas sexiste : d’une intelligence du discours de féminisation, Le Bord de l’eau, 2021, p.5-6.